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Le plan G devenu plan A

Geraint Thomasn’a jamais pensé qu’il pourrait offrir un sixième Tour de France au Team Sky, empêchant ainsi son ami et équipier Chris Froome de s’imposer pour la cinquième fois. L’histoire du nouveau Prince de Galles.

« Enfant, je rêvais de jouer au rugby au Millennium Stadium ou d’inscrire le but de la victoire à Wembley mais la plupart du temps, je roulais sur des routes désertes en m’imaginant que je grimpais l’Alpe d’Huez.  »

Cette phrase est tirée de la biographie de Geraint Thomas, The World of Cycling According to G. Ce n’est donc pas pour rien que le Gallois est resté sans voix après sa victoire dans la montagne des Hollandais.  » L’Alpe d’Huez man ! Can’t believe it !  » D’autant qu’il était le premier à s’y imposer en jaune, un autre rêve d’enfant. C’est pour cela que, quand on lui avait demandé de choisir entre une victoire à Paris-Roubaix et un podium au Tour – même si ce n’était que la deuxième ou la troisième place – il avait renoncé aux pavés. Cela en dit long sur son amour pour la Grande Boucle, la course qui le fascinait lorsqu’il était enfant, au point d’insister lourdement auprès de son père Howell, un ancien coureur à pied, pour qu’il s’abonne à Eurosport.

Entre le rêve d’une victoire au Tour et la réalité, il y avait cependant un pas, même quand on a toujours été considéré comme un coureur talentueux et polyvalent. Geraint Thomas a été trois fois champion du monde et deux fois champion olympique de poursuite par équipes. À l’époque déjà, Rod Ellingworth, l’homme qui a collaboré à la fondation de la fameuse British Cycling Academy, estimait que Thomas pouvait gagner le Tour de France.

Et lorsque celui-ci s’est consacré aux courses sur routes (surtout les classiques), Shane Sutton, alors performance director de British Cycling, avait affirmé que le Team Sky serait un jour l’équipe de Geraint.

C’était en juin 2014, un an après la première victoire au Tour de Chris Froome. À l’époque, Thomas n’avait pas encore remporté sa première course par étapes d’une semaine (il allait devoir attendre Paris-Nice en 2016).

Un vainqueur en puissance

 » G est bon grimpeur, bon descendeur, bon contre-la-montre et bon sprinteur : il a tout ce qu’il faut pour gagner un grand tour. Il faudra encore attendre deux ou trois ans qu’il soit prêt physiquement et qu’il apprenne à se comporter comme un leader, d’autant que Froomey ne va pas disparaître du jour au lendemain « , avait ajouté Sutton.

S’il a finalement fallu attendre quatre ans pour voir Thomas remporter son premier Tour à l’âge de 32 ans et à l’occasion de sa neuvième participation, c’est parce qu’il est souvent tombé et qu’il s’est longtemps complu dans son rôle d’équipier. Car chez Sky, on n’a jamais douté de ses capacités physiques.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si on ne le surnomme pas seulement G mais aussi GT, en référence aux puissantes voitures de course dont il a à la fois la carrosserie et le moteur. Au fil des années, celui-ci est devenu moins explosif (774 watts vs. 834 watts sur 30 secondes) mais plus puissant dans la durée (304 watts vs. 282 watts sur 4 heures).

Grâce à un régime précis, Thomas parvient désormais à contrôler son poids (68 à 69 kg), ce qui lui permet de grimper plus rapidement. Un moteur loin d’être usé, aussi, car il a passé beaucoup de temps sur la piste.

 » Comme coureur, je n’ai que 29 ans « , dit-il. Il faudra donc à nouveau compter sur lui en 2019 au Tour, ou peut-être au Giro. Et toujours en duo avec Froome.

Co-leader

Pendant trois semaines, le GT gallois n’a pas connu le moindre raté sur les routes de France. Même si, au début, il s’est un peu caché derrière Chris Froome. Même après ses deux victoires impressionnantes à La Rosière et à l’Alpe d’Huez, il a continué à affirmer que Froomey restait le leader du Team Sky.

 » A legend, probably the best ever.  » Ce qui ne l’a pas empêché de laisser échapper un  » Can we just go to Paris now ?  » qui trahissait ses ambitions. Dès la deuxième semaine, Debbie Wharton, son ex-coach chez les jeunes, lui a d’ailleurs envoyé un SMS :  » Ne laisse pas Froome gagner.  » Il a répondu :  » Je vais essayer !  »

Battre Froome en étant co-leader et en bénéficiant d’un rôle protégé était possible pour deux raisons : 1) l’affaire du salbutamol ; 2) le fait que Froome participe à la fois au Giro et au Tour. Ce rôle, Thomas l’avait également exigé avant le Tour, lors des négociations portant sur la prolongation pour trois ans de son contrat. Il ne manque plus que la signature mais la victoire au Tour va tout de même changer quelque chose puisque son salaire va passer de 2,5 à 4 millions d’euros.

On aurait pu croire que le fait que Thomas soit en fin de contrat allait le rendre moins fidèle à Froome/au Team Sky ou inversement mais il n’en a rien été. C’est même Dave Brailsford, le manager, qui a imaginé le Plan G, à savoir faire de Thomas le co-leader de l’équipe, aux côtés de Froome, qui restait le Plan A.

Deux princes, une couronne

Chez Sky, on avait vu la puissance développée par le Gallois au Dauphiné, qu’il avait remporté de façon convaincante.  » G n’avait jamais été aussi fort avant le départ du Tour « , disait Brailsford. Il faut dire que c’était la première fois qu’il se concentrait uniquement sur la Grande Boucle.

Et si Froome a été mis en avant au cours des deux premières semaines, c’est parce que Brailsford voulait éviter que toute l’attention de la presse et des équipes rivales soit concentrée sur Thomas. En 2016, lorsqu’un journaliste l’avait confronté à la rivalité entre Nico Rosberg et Lewis Hamilton en F1, le manager de Sky avait déjà répondu :  » Deux princes pour une seule couronne, c’est bénéfique. I love it !  »

Au début du Tour, Bradley Wiggins avait dit la même chose :  » Brailsford va constamment répéter à Chris et à G qu’ils peuvent gagner le Tour. Pour lui, ce n’est pas le nom du vainqueur qui compte, il veut juste que l’équipe gagne. Mais si Thomas prend le maillot jaune, il aura un problème.  »

Mais il n’y a pas eu de problème car Brailsford savait très bien qu’en matières de relations publiques, une victoire de Thomas, un coureur immaculé et sympa, serait mieux accueillie qu’un succès de Froome. De plus, il suit ce coureur depuis l’âge de 13 ans.

Thomas est l’un des porte-drapeaux de la British Cycling Academy à Manchester (à la base de laquelle on retrouve Brailsford) mais aussi du Team Sky, qu’il représente depuis ses débuts, en 2010, tout comme Froome.  » G est exactement l’homme qu’il nous faut « , disait le manager de Sky à Paris. L’émotion des deux hommes, qui sont tombés en larmes dans les bras l’un de l’autre, n’était donc pas feinte.

Good mates

Même si on a longtemps spéculé pour savoir qui était le vrai leader, allant jusqu’à comparer les places de leurs vélos sur les voitures de l’équipe et leur position dans le train, G et Froomey ne se sont jamais tiré dans les pattes.

On n’a d’ailleurs jamais trouvé de preuve d’une quelconque rivalité, même lorsque, à l’occasion de la journée de repos, Thomas s’est mis un peu plus en évidence et a déclaré qu’ils ne pouvaient pas rouler l’un contre l’autre. Ce qui voulait dire :  » Froome ne m’attaquera pas.  »

Celui-ci ajoutait qu’il serait  » fantastique  » que le Team Sky remporte le Tour. En interne, ces deux good mates – comme ils se décrivent – avaient juré de ne pas faire passer leur intérêt personnel avant celui de l’équipe.  » Il était très important que nous communiquions de façon directe et honnête à ce sujet, que nous mettions immédiatement les choses au point « , dit Brailsford.

Une leçon apprise au Tour 2012, lorsque Froome et Bradley Wiggins ne s’adressaient pas la parole. Ce dernier avait même menacé de quitter le Tour alors qu’il portait le maillot jaune parce que son équipier l’avait attaqué/ridiculisé en montagne. Brailsford avait paniqué, ne sachant pas comment expliquer cela à la presse.

Cette fois, pas de souci, d’autant que Froome n’a jamais atteint le niveau de Thomas, à qui il a concédé cinq secondes dès la sixième étape, dans le Mur de Bretagne. Et lorsqu’il a tenté de s’échapper dans l’Alpe d’Huez, il a calé. Le Kényan blanc avait compris que Thomas était le nouveau patron.

Contre le reste du monde

L’homogénéité de l’équipe Sky a également été renforcée par l’animosité dont les Français ont fait preuve à son égard. Une antipathie que Brailsford a suscitée (volontairement selon certains) en traitant les Français de chauvins.  » Plus on parle de nous, plus nous sommes déterminés « , disait le manager, approuvé par Froome :  » C’est nous contre le reste du monde. Amazing !  » Et Thomas abondait dans le même sens :  » Je préfère être sifflé en jaune qu’applaudi dans mon maillot normal « . Chez Sky, la victoire, ça se cultive.

À en juger par certaines vidéos publiées sur Twitter, cela ne nuit pas à l’esprit de camaraderie, y compris entre les deux princes héritiers. Cela s’est notamment vu deux jours après la journée de repos, lors de la mini-étape menant au Col de Portet. À 3,5 km de l’arrivée, Froome a fait savoir dans l’oreillette qu’il était sur les rotules.  » Go for it, G !  » Cela a boosté le Gallois qui, dans le col précédent, avait douté. Froome l’a alors encouragé :  » Everybody feels the same, keep strong !  »

 » G est bon grimpeur, bon descendeur, bon contre-la-montre et bon sprinteur : il a tout ce qu’il faut pour gagner un grand tour. « © BELGAIMAGE

Thomas définit cet instant comme un moment-clef de sa victoire. Et même par la suite, il n’y a jamais eu de trace de friction entre les deux coureurs. Les compliments et les accolades de Froome semblaient sincères. Samedi soir, lors de la conférence de presse, Froome a même attendu patiemment son tour sur une chaise pliante, tapotant sur son GSM. Et lorsqu’il a pris la parole, ce fut pour encenser une nouvelle fois G avant de dire qu’il se réjouissait de retrouver son épouse, Michelle, sur le point d’accoucher. On l’a peu dit mais cela a certainement aidé Froome à relativiser.

Le plus fort

Avant cette conférence de presse, Thomas avait perdu sa première bataille du Tour : il a fondu en larmes.  » La première fois que ça m’arrive depuis mon mariage « , rigolait-il, paralysé par l’émotion. Il a répondu sur le vélo à toutes les questions qu’on se posait avant son véritable premier examen au Tour, en tant que co-leader. Cela lui a valu la plus grande distinction. Il a certes eu un peu de chance mais il l’a forcée et a chassé les démons des années précédentes.

Même Tom Dumoulin l’a reconnu : Thomas était le plus fort. Il s’est imposé sans panache, en contrôlant la course, augmentant à sept reprises – notamment grâce aux bonifications – son avance sur le Néerlandais. Il a aussi bénéficié d’une meilleure équipe, dirigée par le tacticien français Nicolas Portal.

Pendant trois semaines, Thomas est resté dans sa bulle. Une bulle dans laquelle il est enfermé depuis des mois. En janvier, déjà, il est parti s’entraîner à Los Angeles, loin du tumulte provoqué par Froome et l’affaire du salbutamol.

 » Je ne me suis jamais occupé de cela « , dit le Gallois, qui a cessé de lire les journaux et les sites internet parlant de cyclisme. Avant le Tour, il a minutieusement reconnu les étapes et est parti trois fois deux semaines à Tenerife, où il a soigné les détails.

Il reconnaît qu’il a eu des moments difficiles.  » C’est parfois très dur et il m’arrive de me perdre à l’entraînement « , disait-il début mai, après le Tour de Romandie dont il n’a terminé que 33e, loin derrière Primoz Roglic et Egan Bernal.  » C’est peut-être le coup de fouet dont j’ai besoin avant le Tour.  » En effet car en France, G ne s’est jamais déconcentré. Même après la dernière étape des Pyrénées, il disait :  » Je vis au jour le jour, c’est le déroulement des choses qui m’intéresse, pas le résultat.  »

La part des choses

C’est cette capacité à faire la part des choses qui lui a permis de rester dans sa bulle malgré toutes les obligations incombant au maillot jaune. Un maillot qu’il a porté pendant 11 jours. C’est aussi grâce à cela qu’il n’a pas sombré dans le contre-la-montre final, tout comme il avait supporté la pression lors de ses deux finales olympiques de poursuite par équipes. À Pékin, il n’avait pourtant que 22 ans. Et à Londres, il évoluait devant son public.  » Ça, c’était le stress.  »

À ses débuts, Thomas prenait tout très au sérieux, même les promenades en tandem avec sa copine. Au fil du temps, il a appris à relativiser.  » Je ne suis qu’un coureur, je ne dois pas aller en Afghanistan. Ça, c’est la vraie vie « , dit-il. Son épouse, Sara, l’a aidé à trouver l’équilibre. Il divise aussi désormais l’année en blocs pendant lesquels il suit un régime et un programme d’entraînements strict ou lâche un peu du lest.

En 2015, après les classiques et une victoire au GP de l’E3, il a dit à un journaliste qu’il allait  » boire un verre.  » Lorsque celui-ci lui a demandé ce qu’il allait boire, il a répondu :  » Je vais me bourrer la gueule « . Au cidre gallois ou à la bière belge.  » G sait s’amuser mais, une fois sur le vélo, il est super-concentré « , dit son équipier, Wout Poels.

C’était déjà le cas lorsque, petit, il escaladait Caerphilly Mountain, au Pays de Galles, en rêvant de l’Alpe d’Huez et du Tour de France. Ce n’est pas pour rien que, sur le podium à Paris, il a appelé les jeunes de son son club, Maindy Flyers, à oser rêver des victoires les plus folles.  » Il va me falloir du temps pour me rendre compte que j’ai gagné. Ce sera peut-être le cas lorsque j’aurai 80 ans et que, dans un pub, je dirais qui j’étais à un gamin de 18 ans.  »

Un vainqueur émérite du Tour de France, n’en déplaise aux Français.

Geraint le gentil

Son discours à la Barack Obama sur le podium à Paris, lancer de micro inclus, illustre parfaitement Geraint Thomas. Un type plein d’humour, parfois un peu fou mais avant tout très normal, modeste, sociable et toujours gentil. C’est ce qui ressort d’une anecdote racontée sur Twitter par l’écrivain Michael Hutchinson.  » Au soir de l’étape pavée du Tour 2014, lors de laquelle Chris Froome avait été contraint à l’abandon à la suite d’une chute, l’hôtel de l’équipe Sky, était envahi par les journalistes. Lorsque Geraint est arrivé avec le reste de l’équipe, il a endossé le rôle de porte-parole. Un journaliste lui a demandé :  » Qui êtes-vous ? Un mécanicien ?  » Avec beaucoup de patience, le double champion olympique a répondu qu’il était un équipier de Chris Froome. Les autres journalistes étaient très surpris :  » Si on avait posé cette question à MarkCavendish, il aurait mangé le type. « 

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