Le paratonnerre

Pierre Bilic

L’enfer, c’est les autres… L’international congolais sait ce que cela veut dire.

Son prénom éclate avec la puissance d’un crochet de Muhammad Ali et, bonnet de laine enfoncé sur la tête, Lukunku a la dégaine ou même le flegme de ces champions du noble art s’entraînant dur dans les salles ou les parcs des quartiers pauvres de New York. La D1 a parfois exhalé des relents de Bronx à son égard : blessures, mésentente avec le public du chaudron de Sclessin, tension raciale à l’extérieur, définition de soi dans un univers uniquement animé de concurrence…

Son destin ressemble plus à celui de Hurricane, dont les malheurs furent chantés par Bob Dylan, qu’à celui du Greatest of the World. La vie peut être un terrible combat de boxe. « J’ai souvent pris de terribles coups sur la tête », lance-t-il. « Je me suis remis, la roue a tourné dans le bon sens mais le combat d’un sportif n’est jamais définitivement gagné ».

Ali Lukunku s’est parfois retrouvé dans les cordes avant d’imposer sa présence, son football, sa puissance de frappe et son ambition. Il se sent mieux dans sa peau. Est-ce dû à la nouvelle donne à la tête du staff technique liégeois? « Le changement vient d’abord de moi », rétorque-t-il. « J’avais déjà livré quelques bons matches cette saison avec Tomislav Ivic. Le courant passe très bien avec Michel Preud’homme, c’est évident, mais chaque joueur doit surtout être très tranquille avec soi. J’ai forcé le déclic parce que je me prends moins la tête. Je joue pour m’amuser et je ne pense plus au reste. La joie de jouer, passe avant l’obligation de m’imposer et cela a éliminé des pollutions psychologiques qui étaient dues à un stress important ».

Le célibataire qui débarqua dans la Cité Ardente a rencontré l’âme soeur. Avant, il déjeunait en ville, le frigo était souvent vide, etc. Quand il rentre à la maison maintenant, une bonne odeur de potage aux légumes l’attend. Ali mange plus régulièrement et plus sainement, ne traîne plus trop tard au resto avec les copains. Voilà qui peut mettre en lumière la fin de sa collection de blessures. « C’est sûrement un des éléments de l’explication mais il y a tout le reste », affirme-t-il. « Je l’ai souvent dit : je ne suis pas fragile. Mais quand je suis arrivé à Sclessin, je me remettais d’une fracture de la cheville gauche. Je n’ai pas eu le temps de me rétablir totalement. Il fallait évidemment jouer pour jusfifier mon transfert, obtenir ma place, m’imposer dans un autre pays. Or, mon corps n’avait pas eu temps de digérer l’opération. C’était nouveau pour moi, je n’avais jamais eu de pépins. Là, ce fut la cascade et bien sûr le fameux cercle vicieux : travail, retour, malchance, rechute, galère durant des mois et des mois. Je me demandais ce que je faisais là, je me tracassais car un nouveau a forcément besoin de jouer. Je n’en menais pas très large. J’avais le sentiment que ma tête allait exploser ».

Ali reconnaît qu’il était incapable de gérer cette situation. Or, au niveau des charges de travail, il avait pourtant supporté un régime plus dur à Valence et à Monaco.

« Maintenant, je n’en ai plus rien à cirer des critiques. Je voulais trop bien faire et, quand cela ne tournait pas, j’étais assez fragilisé. Daniel Boccar m’a fait réfléchir en Réserve. Il m’a beaucoup parlé. Cela m’a fait du bien sur le plan mental. Je sais ce que je vais faire sur un terrain, c’est clair dans ma tête : attaquer, défendre, occuper ma zone, j’ai sans cesse des solutions. Je ne suis pas Jean Gabin mais, pour le paraphraser, je sais, je sais qu’il y a des solutions. Avant, j’étais le plus souvent dans des impasses. Tout est désormais plus clair dans ma tête, j’ai simplifié mes exigences et j’en profite ».

Ali Lukunku est devenu l’égal d’ Ivica Mornar, de Michaël Goossens ou d’ Ole-Martin Aarst alors qu’il n’avait encore que le statut de joker il y a quelques mois. « Il y a un changement de statut dans le groupe mais il n’en reste pas moins que je suis d’abord là pour le collectif », commente-t-il. « Il y a eu des recherches et je me suis souvent retrouvé dans des rôles trop défensifs pour moi. Je ne nie pas du tout l’importance du travail de récupération. A Bruges, Michel Preud’homme m’a installé dans l’axe en me demandant de contrôler Timmy Simons. C’est défensif mais offensif aussi car en m’imposant dans sa zone, je l’obligeais à rester devant sa défense, tout en coupant les fils le reliant à Gaëtan Englebert et à Sven Vermant.

Pour le reste, quand je joue devant, je tourne très aisément avec Ivica, Mika ou Ole. En cours de match, je peux débuter à droite mais me retrouver, selon les événements, en pointe tout à fait à gauche ou en décrochage. Cette mobilité, c’est nouveau. Michel Preud’homme dit et redit qu’il faut bien surveiller l’échiquier et combler une zone libre ou aider un équipier en difficulté. Tomislav Ivic préférait que chaque joueur reste dans son secteur. Quand on quittait son domaine, il n’appréciait pas tellement. Au départ, son groupe n’avait évidemment pas le métier de l’équipe actuelle : ceci explique peut-être cela ».

Il y a trois ans qu’Ali Lukunku entretient un dialogue assez corsé avec une frange des supporters du Standard. Le vent tourne en sa faveur. « Dommage d’en arriver là », souligne-t-il. « Ils ont vu que je vais au charbon. C’est parfois bon et de temps en temps franchement moyen mais je me donne toujours de la même façon pour la cause commune : la nôtre mais aussi la leur s’ils sont de vrais supporters du Standard. J’ai souvent été hué lors d’un premier contrôle, même lors de mes débuts en D1, mais également engueulé comme un pestiféré quand je m’échauffais le long de la ligne de touche lors d’un match contre Lokeren. Pour quelqu’un qui prend son rôle à coeur, c’est très dur à vivre. Je ne comprenais rien face à cette haine qui était personnelle, pas raciale. Mon style ne leur plaisait-il pas? J’espère que c’est bel et bien fini. A l’entraînement, je n’avais pas de problèmes de déchets techniques. A Sclessin bien. C’est clair et la confiance ne s’obtient pas en un jour. Mes censeurs me tuaient avec ma première balle. Exécuté… J’étais la tête de Turc. Qui aurait pu tenir dans cette tourmente? Je ne voulais plus monter au jeu à Slessin et Tomislav Ivic m’a obligé à le faire cette saison contre Genk ».

Ivic eut une phrase célébre : « Je suis dans la merde, toi aussi. Alors, tu y vas, tu marques et on en sort tous les deux »… Ce soir-là, le vieil entraîneur dalmate a donné un nouvel élan à la carrière de Lukunku. Il l’a même peut-être sauvé du naufrage. Ali a renversé le cours de la rencontre. Il a compris ce jour-là que l’enfer, c’est les autres. Il ne faut pas avoir lu Jean-Paul Sartre pour le savoir, il suffit parfois de jouer au football.

« N’empêche, il y avait un gros malaise », reconnaît-il. « On ne me pardonnait rien alors que ce n’était jamais le cas pour d’autres. Mon ami Daniel Kimoni m’affirma qu’ André Cruz avait été laminé à Sclessin avant de s’imposer et d’y devenir un dieu. Cela n’avait aucun rapport avec la couleur de ma peau. A Sclessin, on n’entend jamais de cris idiots quand un joueur noir a la balle, qu’il soit Standardman ou adversaire. Ailleurs, par contre, et dans des clubs comptant beaucoup d’Africains, j’ai été hué par le public. C’était nul. J’aurais voulu participer à l’action de l’Union Belge contre le racisme. Si on me le demande la prochaine fois, je me rendrai à Bruxelles. J’ai lu dans la presse que l’Union Belge avait pensé à moi. Je n’étais pas du tout au courant : dommage. J’ai pris part un jour à l’ Ecran Témoin de la RTBF sur ce thème délicat et le regard des gens a un peu changé. Beaucoup me firent part de tout leur intérêt et de leur compréhension ».

Les artistes ont parfois besoin de bouger afin de trouver le lieu qui cadre avec leur esprit de création. Le grand-père paternel de Ludwig Van Beethoven était originaire de la région de Malines. Maître de Chapelle, il se fixa à Bonn où naquit le grand compositeur. Ali n’a évidemment pas les mêmes partitions mais il a vu du pays entre son Congo natal, la France, la Belgique, Liège…

« A un moment, j’ai voulu quitter Sclessin car il n’y avait pas de solutions. J’ai craqué. Le coup de coude que j’ai décoché à Toni Herremans au GBA le prouve. Sur le moment-même, je me suis demandé ce que j’avais fait. Ce n’était pas moi, ce n’était pas le vrai Ali Lukunku. Il convenait que je m’exorcise en quelque sorte et ça passait, selon moi, par un transfert dans les plus brefs délais. J’en avais marre, carrément ras-le-bol, les plombs chauffaient depuis longtemps, ils ont pété ce soir-là. J’étais malade en rentrant à la maison. J’ai eu des contacts avec d’autres clubs et il y en a toujours. Cela s’éloigne un peu car je participe à ce qui se passe actuellement au Standard mais cela ne suffit pas. Je compte maintenant mais je pensais que cet avènement viendrait tout de même un peu plus tôt. Je veux lire autre chose dans le regard des gens, c’est important pour moi. Je ne désire pas être le paratonnerre de toutes les angoisses ou des frustrations d’autrui.

Manchester City, Bordeaux, Sedan et surtout Strasbourg étaient sur les rangs. Les Alsaciens étaient prêts à mettre le paquet mais ils ont reculé car le public de Strasbourg n’apprécie pas trop les Noirs. En cas de problème, et la situation du club de la Meinau est alarmante, toute la direction craignait d’essuyer des reproches pour le transfert d’un joueur de couleur ».

La direction du Standard plaça la barre très haut et un prix fou fut cité pour son transfert : trois cent millions de francs. Un façon comme une autre de dire au conseiller suisse d’Ali Lukunku que le Standard refusait de le céder : « Cela m’a fait plaisir car c’était une forme de reconnaissance ».

Le Standard est engagé dans le sprint pour la troisième place. « L’Europe est mon objectif numéro un », répète-t-il. « Elle est à notre portée, on ne peut pas laisser filer. Ce groupe a du coffre et de la volonté. Je suis là depuis près de trois ans et la plus belle période fut celle de janvier 2000 jusqu’au départ de Henri Depireux. Il nous est arrivé de pratiquer le plus beau jeu de D1 et je me suis éclaté mais la défaite évitable à Lommel a tout cassé. Le groupe manquait de maturité. Nous n’avions pas géré la griserie du succès et la peine de la défaite. L’équipe s’est fragilisée et a cassé un peu comme du cristal. Par rapport à cette époque-là, le groupe actuel a plus de mental. A Bruges, le Standard a longtemps joué à dix contre onze, a été mené mais est revenu à la marque. Au complet, nous aurions gagné, j’en suis sûr. Nous n’avons pas été bons à Alost mais nous nous sommes arrachés pour aller chercher un point dans le final du match. Il y a de la volonté, du talent, de la force mais aussi de la matière grise grâce entre autres à Robert Prosinecki. Quand cela chauffe, il sait calmer ou requinquer notre jeu. Nous savons désormais réagir. Ce n’était pas le cas avant. Anderlecht a été secoué à Westerlo mais je savais que les Mauves ne seraient pas battus. Ils n’ont pas cédé malgré le fait d’avoir raté beaucoup d’occasions de but. Il faut avancer dans ce registre-là ».

Si le Standard n’est pas confiant, il ne le sera jamais. Il a un acquis mais il faut le rentabiliser dès aujourd’hui.

« Michel Preud’homme insiste beaucoup sur le point car il dit et répète que nous n’aurons rien sans rien. Il veut que ça passe par un jeu bien posé et offensif. Il est exigeant jusque dans les petits détails mais des amis qui jouent dans de grands clubs m’assurent qu’il en va aussi ainsi chez eux. Ce n’est plus un jeu à géométrie variable selon le potientiel adverse. Son langage est forcément plus proche du nôtre que celui de Tomislav Ivic. Je me souviens de Michel Preud’homme lors de la Coupe du Monde 94 aux Etats-Unis. Par contre, j’ignore si Ivic, qui est un grand coach, a joué au football. Je ne crois pas. Il y a plus d’unité de pensée avec Preud’homme qui fait, plus ou moins, partie de la même génération que nous. Tomislav Ivic, que j’apprécie, nous prenait beaucoup trop pour des enfants. Il fallait que nous jouions comme Ivic réfléchissait. La donne a changé car Michel Preud’homme nous a bien conscientisés à propos de ce qui se passe sur le terrain. Avant, on en avait parfois un peu peur, car la tension était paralysante, maintenant plus. Nous sommes plus compétiteurs qu’avant parce qu’il y a eu une libération d’un potentiel évident ».

Lukunku a encore un an et demi de contrat : « Je ne sais de quoi demain sera fait mais j’aimerais laisser une trace de mon passage dans ce club à la recherche de gloire, conclut-il. « Il y a eu deux bonnes années de galère, cela va mieux mais je ne peux pas être bon tout le temps. C’est impossible. Or, j’ai parfois le sentiment, très difficile à supporter, que c’est une obligation pour moi ».

Dia 1

Pierre Bilic

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire