Le nouveau Tabarly

Il a battu le record du tour du monde en solitaire et est déjà mythique.

Mer d’Iroise. Au loin, l’île de Sein, la pointe du Raz. Dernière nuit de navigation pour un trimaran qui bientôt va entrer dans l’histoire maritime : Idec laisse le plateau des fillettes sur tribord et glisse à vive allure pour s’aligner sur la pointe du Petit Minou. Cette nuit, la lune peine à animer la rade de Brest. L’eau grise luit dans le bassin où sont amarrés plus d’une cinquantaine d’embarcations éclectiques. La pluie nous épargne et, dans le ciel, les nuages noirs et argentés s’enchevêtrent avec moins de vigueur. Une mer glauque, un plafond bas et une cascade de vagues libres, fumantes, tachées de tourbillons noirs. Plus que quelques milles à parcourir pour le grand trimaran rouge.

Sous trinquette, un ris dans la grand voile, il boucle un tour du monde exceptionnel. Il est 0 h 39 minutes 58 secondes exactement, le dimanche 20 janvier 2008, quand un feu d’artifice sorti de nulle part illumine la nuit brestoise. A bord des vedettes, les photographes s’approchent et jouent des coudes pour fixer cet instant. On se bouscule déjà. Sur Idec, imperturbable, un marin affale lentement la grand voile. En 57 jours, 13 heures 34 minutes et 6 secondes, Francis Joyon vient d’accomplir le tour du monde en solitaire le plus rapide de l’histoire de la voile. Plus fort tout seul que nombre de rudes équipages. Il pulvérise de plus de 14 jours le record détenu depuis 2003 par un petit bout de femme, Ellen Mc Arthur.

Un peu étonné par tant d’agitation sur l’eau, il doit déjà maudire tout ce barnum nautique. Car, à 51 ans, Joyon est un homme discret. Il n’échappe pourtant pas au cliché du marin endurci et endurant. Une haute stature, des yeux bleus dans lesquels on voit déjà la mer, des biceps impressionnants, le faciès buriné, taiseux, un peu brut de décoffrage, quelque chose en lui rappelle le plus grand des marins français : Eric Tabarly. Même douceur monocorde du timbre de voix, même tranquillité sereine, peut-être en décalage avec la rudesse des aventures vécues et des épreuves surmontées. Une certaine façon, sans doute, d’imaginer la vie, le bateau et la mer. Un certain regard sur la compétition, abordée avec juste ce qu’il faut de technologie et un minimum de mise en avant.

Pourtant rien ne laissait présager une vocation aussi précoce, dense et salée pour un homme né à Hanches, dans l’Eure-et-Loir, en pleine Beauce ! Ses débuts, il les effectue à… vélo, avec lequel il parcourt la France dès son adolescence. Après l’Ardèche et le Massif Central à la force des mollets, viendra forcément le tour de la Bretagne. Et, avec elle, l’envie de troquer la bicyclette pour une coque à voiles. Aller voir de ses yeux si la mer est aussi belle que la racontent certains écrivains.

 » Je n’avais jusqu’alors qu’une approche intellectuelle de la mer, à travers les grands récits de voyage de Moitessier, Conrad, ou de l’épopée des Damien « , confie Francis Joyon.  » A l’époque, j’avais la bougeotte. Doué de mes mains, j’ai fini par aboutir, toujours à bicyclette au centre nautique des Glénans où cherchant d’urgence un petit boulot, j’ai d’emblée été embauché comme matérialiste. Cela consistait tout simplement à s’occuper de l’entretien des bateaux et du matériel ; je ne savais même pas naviguer !  » Mais il apprend vite les rudiments. Ensuite, la passion l’emporte.

Sa première traversée sera la Manche

 » J’ai appris en une seule nuit à lire une carte marine et à utiliser une règle de Cras -NDLR, une règle rapporteur utilisée pour tracer des routes sur une carte de navigation. On est parti d’Angleterre à trois bateaux, des Muscadet. Le premier a talonné sur les rochers au nord de l’Aber Wrach. Sur le deuxième, le skipper s’est ébouillanté en faisant cuire des nouilles. Avec les copains, j’ai réussi à mener le troisième à bon port « .

Un voyage initiatique pour Joyon. Il a 18 ans et se lance à corps perdu dans l’aventure maritime. Nous sommes au début des années 70. Les stars de la voile se nomment Tabarly, Jean-Yves Terlain ou Alain Colas. Sa vie, ce sera les océans.  » J’y suis venu par l’envie de découvrir le monde, de voyager dans des pays différents. Pour moi, la voile, ce fut d’abord le voyage et la découverte en harmonie avec la nature « , explique-t-il.

Il devra donc apprendre la man£uvre sur les grands voiliers. Là aussi, l’homme va imprimer sa marque. Il suffit de le regarder naviguer au large de la Trinité sur Mer, jadis sanctuaire de la voile hauturière, aujourd’hui fief du citoyen de Locqmariaquer.

Sur un bateau lourd, chaque faute, même minime, peut s’avérer dramatique. Rien ne doit prendre du ballant, tout doit être sous contrôle en permanence. Il s’installe donc comme un chef d’orchestre sur le pont avant et son discours se mue en poésie. Pas besoin d’afficher une gueule de roman pour animer la féerie de voiles d’un multicoque. Les drisses lentement arrivées à poste, les écoutes sont bordées et les winches tournent avec une infinie précision. Une belle matinée de roulis s’annonce au large des cailloux du Morbihan. On aimerait se fondre dans le creuset de ces journées océaniques. Le trimaran croise quelques monuments de l’histoire maritime, le Belem, la Belle Poule, le Clémenceau aussi… Joyon savoure ces instants en connaisseur. Passionné par tout ce qui flotte, il préfère les voiliers très maniables capables de remonter au vent et d’étaler des vagues parfois capricieuses. Il ne reste cependant pas insensible aux vivants témoignages de la poésie des ports. Qui ne s’est jamais laissé emporter par la déclinaison toute alambiquée des voiles d’un trois-mâts ? Tabarly aussi avait cette passion-là.

Autodidacte, Joyon a construit de ses mains ses deux premiers bateaux en bois avec lesquels il découvrira l’Afrique et l’Amérique du Sud.  » Le bois, c’est la haute noblesse de l’architecture maritime « 

Un tour en mer avec lui

Douze ans de convoyages, de 18 à 30 ans, qui l’emmènent aux quatre coins du monde. Puis il rachète pour une bouchée de pain les coques du grand catamaran Elf Aquitaine et, en 1988, sans expérience de la navigation en multicoque, il s’attaque à la Route de la Découverte entre Cadix et San Salvador….

La suite est plus connue. Route du Rhum, Transat Jacques Vabre, Québec-St Malo. Une victoire dans la transat anglaise en 2000 où il descend le record de l’épreuve sous la barre des dix jours. Puis le Graal absolu, le Grand sud où plus rien n’arrête le vent et les vagues. En 2004, avec l’ancien trimaran de de Kersauson, il fixe le record du Tour du Monde en solitaire à un peu plus de 72 jours, amélioré un an plus tard par Ellen Mc Arthur. Un naufrage tragique sur les rochers de Penmarc’h, épilogue d’un record atlantique en solo en 2005. Rien ne l’arrête.

Plusieurs rencontres importantes : le regretté Paul Vatine, lui aussi pétri d’une philosophie d’artisan, Dominique Marsaudon, ancien skipper, Nigel Irens, architecte naval, Patrice Lafargue PDG d’Idec qui lui fera confiance pour ce tour du monde, Jean-Yves Bernot, le  » sorcier « , routeur météo.

Un résumé du parcours de ce record ? Tout en simplicité, encore :  » J’ai eu la chance de bénéficier d’un bateau qui permet de naviguer vite, longtemps et sur de grands trajets. Il faut imaginer un véliplanchiste qui ferait une glissade ininterrompue à travers les océans. L’indien a été très rapide. Dans le Pacifique, j’ai dû batailler un peu plus avec des phénomènes météo très complexes qui m’ont obligé à descendre très au sud. J’ai vu cinq icebergs dans la même journée et ça commençait à être un peu inquiétant. J’avais du mal à voir les différences entre les crêtes de vagues et les glaces. Je suis passé assez rapidement au cap Horn et après, dans la remontée de l’Atlantique, j’ai découvert ce que c’était de s’arrêter. Puis, j’ai eu beaucoup de vent debout, auquel les trimarans ne sont pas vraiment adaptés. Ensuite, malgré les soucis techniques, le bateau a réussi à rentrer. Ça n’a pas été facile tous les jours… Je pensais que la probabilité de battre le record était d’une chance sur trois ou quatre. Avant de parler de record, le simple fait de réussir à boucler un tour du monde en multicoque sans avarie et sans s’arrêter n’est pas gagné d’avance… C’est tout juste si je ne me suis pas fait tirer les oreilles par mes architectes qui m’ont dit que j’étais allé trop vite, que je n’avais pas respecté le programme du bateau. « , dit-il en riant.

Son avenir ?  » J’essaierai probablement Cadix-San Salvador, des records dans le Pacifique et aussi tenter de reprendre celui des 24 heures à Sodeb’O.  » Certains marins vous décrivent des mers improbables qui sans leurs mots n’existeraient pas.

Trente, quarante, cinquante degrés de gîte qu’ils semblent encore tentés de compenser. Un bateau à sec de toile, des bruits terrifiants, une mer énorme, abjecte, qui déferle par à-coups jusqu’en pied de mât. Sur les pontons de Brest ou de la Trinité, Joyon rêve de nouveaux exploits.

Une bouffée de vent tiède, presque fugace s’empare d’une voile d’avant. Un voilier qui s’incline très doucement sur l’eau, avec une élégance suave, timide, presque tendre. Un regard furtif du Trinitain qui se souvient d’être un jour resté le sourire aux lèvres des journées entières rien qu’en manoeuvrant, stimulé par l’adresse et le plaisir du contact avec le bateau.  » Oui, je vais repartir  » murmure-t-il.

par olivier stevens – photos: reporters

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