LE NOMADE

Pierre Bilic

L’ancien coach des Zèbres fend toutes les mers du football avec passion et curiosité.

Sa moustache et son look toujours jeune malgré ses 54 ans font penser à la dégaine d’ Omar Sharif. Comme l’acteur égyptien, Luka Peruzovic joue tous les ans dans un succès mais laisse la passion du bridge à celui qui incarnait le prince du désert Ali Ibn Kharish dans Lawrence d’Arabie. Peruzovic est plus proche de Vasco de Gama qui a découvert la route des Indes en franchissant le Cap de Bonne Espérance en 1502.

Ses voyages l’ont mené un peu partout dans le monde mais, quand le temps le lui permet, il adore jeter l’ancre dans ses deux ports préférés : Split, sa ville natale, et Waterloo, son lieu de résidence dans sa deuxième patrie, la Belgique.

 » J’ai quitté la Croatie en 1980, à 28 ans, et ce pas vers un autre pays, la Belgique, m’a marqué pour la vie « , dit-il.  » Je ne faisais pas que quitter un grand club, Hajduk Split, pour un autre qui était une référence européenne, Anderlecht. Je devais m’adapter à un autre rythme, à de nouvelles habitudes, à une vie différente. Le fait d’avoir vécu dans ce qui était encore la Yougoslavie était un avantage car ce pays présentait des différences dans ses composantes culturelles, religieuses, etc. En Belgique, j’ai regardé, observé, noté, et je suis toujours allé vers les autres afin de les comprendre. Je me suis toujours adapté et cela m’a beaucoup apporté, que ce soit en tant qu’homme ou que sportif. Entraîneur, je n’ai jamais cherché à imposer à tout prix mes certitudes. Si cela avait été le cas, je crois que je n’aurais jamais réussi un parcours intéressant dans le Golfe Persique. Ma première priorité a toujours été de comprendre les coutumes et le style de jeu propres à chaque pays. Quand on a compris cela, il est alors plus facile de développer et d’adapter ses méthodes de travail aux réalités d’un pays ou d’un club « .

De 1980 à 1986, Moustache de Dalmatie dispute 168 matches de D1 pour le compte des Mauves et marque 5 buts. Stopper intransigeant, doté d’une belle pointe de vitesse qui lui permet d’aller rechercher un attaquant adverse ayant échappé au piège du pressing et du hors-jeu, cher à Tomislav Ivic, Peruzovic forme avec Morten Olsen une des meilleures paires d’arrières centraux de l’histoire d’Anderlecht.

Plus tard, en 1991-1992, Peruzovic revient en Belgique, après avoir entraîné Hajduk Split, et prend les rennes d’un attelage de Zèbres lancés vers la D2 avec 4 points en 10 matches. Georges Heylens n’a pas résisté à une cascade de blessures et à la pression des résultats. Jean Pol Spaute a le regard perçant et, tuyauté par Ranko Stojic, il devine que Peruzovic s’identifiera totalement à la cause des siens qui ont été confiés provisoirement à Raymond Mertens.

Une phrase qui aurait été lancée par le nouveau coach carolo fait encore rire les vieux habitués du Mambourg :  » Ils pisseront du sang « … Peruzovic a toujours affirmé en riant que c’était une légende. En tout cas, en 1991, les Hennuyers se retrouvent le nez dans le guidon, s’accrochent jusqu’à la trêve hivernale. Puis, le chef réduit les réveillons de fin d’année à leur plus simple expression. Alors que les joueurs de D1 découpent la dinde de Noël et sabrent le champagne, Charleroi travaille, rode sa condition physique, perfectionne ses automatismes, étudie ses plans de jeu. A la reprise, plus personne ne reconnaît les Zèbres devenus conquérants. C’est plus que probablement un des faits les plus importants de leur histoire de ces 20 dernières années. Sans ce nouvel élan, ils auraient été rayés de la carte de l’élite.

 » C’est toujours avec beaucoup de plaisir que je retrouve Charleroi  »

Icône du Sporting de cette époque, Pär Zetterberg l’a déclaré à Pierre Danvoye, auteur en 2004 du magnifique ouvrage consacré au Centenaire du Royal Charleroi Sporting Club :  » Quand je pense à Luka Peruzovic, je me souviens d’une charge de travail incroyable. Nous en avons bavé mais c’était la méthode gagnante. Très vite, l’équipe a commencé à mieux jouer et à gagner des matches. En fin de championnat, Charleroi était le team qui détenait la meilleure condition physique de D1. Personnellement, j’avais explosé, j’étais comme un poisson dans l’eau « .

Quand Robert Waseige reprend cette équipe alors que Peruzovic a été recruté par Anderlecht, il faut terminer la toiture de la nouvelle maison des Zèbres et inviter les amis pour la crémaillère. Avec le Mage de Rocourt (Entraîneur du siècle des Zèbres), Charleroi accentue la courbe de ses progrès, dispute une finale de Coupe de Belgique en 1993 (défaite 2-0 contre le Standard), se qualifie pour l’Europe, etc. C’est la plus belle période de l’histoire de Charleroi en D1. Peruzovic fut un des grands artisans de cette moisson.

Plus tard, il aura des hauts et des bas en Belgique : défenestré à Anderlecht pour un prétendu manque de communication alors que son club fonce vers le titre en 1992-1993, retour au Mambourg de 1995 à 1997, dépannage au Standard en 1998, troisième séjour à Charleroi en 1999 écourté par une direction dépassée (affaire Milan Mandaric, départ de Marjan Mrmic, tiraillements internes entre dirigeants) et marqué par les problèmes de santé de son épouse, Katarina, victime d’une attaque cérébrale qu’elle a courageusement surmontée.

Le football a-t-il beaucoup changé par rapport à l’époque (1992) de ses premiers pas en tant que coach à Charleroi ? Quel est son sentiment après avoir assisté récemment à la visite du Lierse au Mambourg ?  » C’est toujours avec beaucoup de plaisir que je retrouve Charleroi, ce stade, cette ville et cette atmosphère « , avance-t-il.  » Même si le club a changé de fond en comble, j’ai retrouvé des amis, des gens qui étaient visiblement heureux de me voir en simple spectateur. Gaétan, un cafetier bien connu à Charleroi, est venu me voir à l’autre bout du monde. Un journaliste de La Gazette des Sports, Michel Matton, en a fait de même et je suppose qu’ils ne se seraient pas déplacés à Trinité-&-Tobago si je n’avais jamais coaché Charleroi. Contre le Lierse, j’ai découvert des Zèbres bien en place avec une excellente organisation de base et un évident désir de faire la différence via leur division offensive. Ils méritaient de gagner. Charleroi a finalement dû se contenter d’un nul blanc malgré de nombreuses occasions de but. Jacky Mathijssen est visiblement bien en phase avec son groupe. Le football a mué par rapport à 1992… mais pas tant que cela. En Belgique, les petites équipes sont bien organisées comme le veut la tradition. Les occupations de terrain que je vois un peu partout pour le moment sont finalement les mêmes qu’en 1969, quand j’avais 17 ans. A l’époque, en équipes de jeunes d’Hajduk Split, où la génération fut prise en mains par Ivic, on jouait déjà la ligne derrière tout en misant sur deux ou trois attaquants. On n’a rien inventé de neuf et personne n’a innové sur les terrains de la Coupe du Monde en Allemagne. Mais ce qui fait la différence, c’est la vitesse. Il y a 20 ou 30 ans, on relevait la présence de joueurs aussi rapides que de nos jours. En fait, c’est la balle qui circule désormais à une vitesse folle. On ne perd plus une seconde et l’exécution des phases de jeu est instantanée. Là, il y a une évolution effrénée, très intéressante et qui exige une technique de plus en plus parfaite, surtout en mouvement, là où se forgent désormais les différences gagnantes. Il faut penser et réagir de plus en plus vite. Mais il faut de tout dans une équipe. Ainsi, le retour de Milan Rapaic en équipe nationale croate est intéressant car le talent est toujours un plus. Zinédine Zidane n’avait plus ses jambes de 20 ans mais les Bleus ne pouvaient pas se passer de lui en Allemagne « .

Sur la carte de visite de Peruzovic, on peut aussi noter un séjour à Marseille en 1994-1995. Ce ne fut pas un défi facile à relever. Plongés dans les scandales jusqu’au cou, les minots, regroupés dans le sillage de Michel De Wolf et Toni Cascarino, devaient absolument être champions de L2 sous peine, suite à l’affaire VA-OM, de chuter un étage plus bas. Appelé à la rescousse après un début de championnat hésitant, Peruzovic redressa le tout et le Vieux Port célébra le titre et resta en L2 : la pêche avait été bonne. Le destin l’expédia plus tard en Arabie Saoudite (avec son adjoint Zeljko Mijac, ex-Standard), il décrocha de nombreux succès nationaux et internationaux avec Al Ahli et El Itihad, puis en fit de même au Qatar à la tête d’Al-Saad.

Il découvre un autre monde, des pays qui changent à une allure folle et construisent sans relâche, le football prestige qui exige que les stars et les coaches, payés rubis sur l’ongle, signent des résultats. Des inconnus s’y révèlent ( John Utaka, Abdul Kader Keita, etc) mais des monstres sacrés s’y plantent magistralement comme ce fut le cas de Romario, entre autres.

 » Je n’ai jamais connu une ambiance aussi chouette qu’à Port of Spain, la capitale de Trinité-&-Tobago  »

Mais la cerise sur le gâteau, c’est probablement l’aventure de l’équipe nationale du Bahreïn (cinquième de la zone asiatique) qui fut à deux doigts de se qualifier pour la phase finale de la dernière Coupe du Monde en test matches contre Trinité-&-Tobago (quatrième de la zone Amérique du nord, centrale et Caraïbes).

 » En tant que joueur, j’ai vécu pas mal de chouettes moments : une place dans la belle équipe de Hajduk Split des années 70 et 80, international à 22 ans, vainqueur en 1983 face à Benfica de la Coupe d’Europe de l’UEFA, dernier grand succès continental d’Anderlecht « , se souvient Peruzovic.  » Mais je n’ai jamais connu une ambiance aussi chouette, aussi musicale, reggae et salsa qu’à Port of Spain, la capitale de Trinité-&-Tobago. Absolument génial, indescriptible tant c’était beau. Pour Bahreïn, c’était formidable, on a rêvé mais je savais que ce serait difficile avec nos joueurs dépourvus de culture du succès à ce niveau par rapport à une pléiade de footballeurs évoluant en Europe. Malgré les fatigues du décalage horaire et d’un long voyage, on a tenu le coup (1-1) et, à 0-1, nous avons été privés d’un but valable. Au retour, l’expérience de nos adversaires a fait la différence (0-1) et nous ne sommes donc pas allés en Allemagne « .

Comme Sinbad-le-Marin, ce héros de légende perse, Peruzovic a quitté le Bahreïn et après une défaite contre la puissante Australie (1-3 en Coupe d’Asie). Il repartira tôt ou tard en nomade vers d’autres océans. En attendant, il a revu son fils Luka Junior à Split. Ce dernier est skipper à bord de yachts de luxe glissant sur toutes les mers. Il a offert un petit fils, Luka III, à Moustache de Velours dont la fille vit en Belgique : les Peruzovic sont des citoyens du monde.

PIERRE BILIC

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