« Le Mondial sera un flop financier »

Spécialiste du marketing à Tokyo, ce Belge représente une vingtaine de fédérations.

Robert Maes est originaire de la région d’Anvers. Il a émigré au Japon en 1995. Il y travailla pour IMG McCormack avant de lancer sa propre société. Dessert Fish Corporation organise des événements et attire des sponsors. Elle a notamment lancé le FC Yokohama (J2-League), s’occupe du sponsoring d’une série d’entreprises et d’équipes japonaises, dont le FC Tokyo (J1-League), mais surtout de la Coupe du Monde 2002. Maes a déblayé le terrain pour l’Union Belge.

Nous avons visité le complexe d’entraînement de Kumamoto, dans le sud du pays, un centre dont il a négocié la location pour les Diables Rouges.

Robert Maes: C’est le meilleur site possible. Normalement, il devrait être dévolu à la France, à l’Argentine ou au Brésil. Waseige est venu et est tombé à la renverse. Il n’avait jamais vu ça.

Que se passera-t-il si la Belgique doit disputer le premier tour en Corée du Sud?

Selon moi, le règlement de la FIFA laisse place à l’interprétation. Toutes les équipes préfèrent rester au Japon car les installations y sont meilleures. A part la France, personne n’a encore effectué de réservation en Corée du Sud. La FIFA est donc soumise à une forte pression des pays participants mais aussi de la Corée du Sud. En fin de compte, en sa qualité de co-organisatrice, elle a droit à la moitié des gains et elle préférerait se jeter à l’eau ou sous un train plutôt que d’être inférieure au Japon. Pour ne rien laisser au hasard, nous avons réservé trois bons sites en Corée, pour les fédérations que nous représentons, mais les Belges ont la priorité absolue.

Pour quels autres pays travaillez-vous?

Pour dix-neuf autres, dont tous les scandinaves, le Portugal, le Pérou, la Colombie, le Maroc, la Côte-d’Ivoire, la Slovaquie, l’Ecosse, la Turquie, l’Equateur. J’ai également des contacts avec le Sénégal et la Tunisie, et même avec l’Italie et l’Allemagne. Vous avez ici 84 sites désireux d’accueillir une équipe alors que quinze seulement vont venir. Personne n’y connaît quoi que ce soit en football, donc avec qui doivent-ils travailler? Avec les grandes advertising companies, mais elles ne s’y connaissent pas davantage en football. Elles ne savent même pas que les joueurs doivent avoir un lit de 2,10 mètres.

La Coupe du Monde 2002 sera-t-elle un succès?

Aux yeux du monde extérieur, oui, mais financièrement, ce sera une catastrophe. Les organisateurs japonais (Jawoc) ont déjà admis que le déficit s’élèverait sans doute à 150 milliards. C’est logique, car il y a les frais de deux Coupes du Monde et les recettes d’une seule. Normalement, un pays peut accueillir 64 rencontres. Ici, chacun en a 32. Chaque pays n’a que la moitié des droits de retransmission, du sponsoring, de tout, alors que les frais sont identiques. La France avait dix stades; ici, il y en a deux fois plus. Les frais de transport ne sont pas deux fois mais quatre fois plus élevés. Vous ne pouvez pas trop demander à une entreprise. En France, un sponsor principal déboursait 30 millions de dollars; ici, 60 à 70. C’est colossal mais ça ne suffit pas encore.

Confier l’organisation d’une Coupe du Monde à la Corée et au Japon était un peu absurde, sans doute?

Si la Corée du Sud a posé sa candidature, c’est parce que le Japon l’avait fait et qu’il semblait bien parti pour l’emporter. La FIFA voulait en effet octroyer l’organisation à une nation asiatique. Cette démarche était logique, puisque l’Asie est en pleine expansion footballistique, sans perdre de vue l’aspect commercial. La FIFA n’a pas voulu trancher pour ne pas heurter la Corée du Sud. Les deux pays sont tombés à la renverse car une collaboration était bien la dernière chose dont ils avaient envie. Ils ne s’y attendaient d’ailleurs pas. L’océan qui sépare la Corée du sud du Japon reste très profond, comme une série d’incidents récents l’a encore prouvé.

Pourquoi dix stades dans chaque pays?

Une question de prestige. Le Japon en avait dix, donc la Corée du Sud a pensé qu’elle ne pouvait pas en présenter six. Elle sait qu’elle ne peut pas les payer mais elle verra bien après. La rivalité qui les oppose est terrible, parfois saine, parfois malsaine.

Est-ce pour cela qu’il n’y a pas un seul comité d’organisation commun, mais Jawoc au Japon et Kowoc en Corée du Sud?

Bien sûr. Ils ne veulent rien avoir en commun.

La FIFA se contente d’observer.

C’est de l’amateurisme. La FIFA devrait être représentée ici. Elle est irresponsable. D’ailleurs, pourquoi la FIFA ne dispose-t-elle pas depuis vingt ans d’un noyau fixe de professionnels qui évaluent chaque Coupe du Monde et soutiennent les différents organisateurs avec les informations nécessaires et leur expérience? La FIFA s’est appuyée sur ISL. Sepp Blatter est venu ici et il a dit: -Tirez votre plan pour autant que nous puissions gagner de l’argent. Le reste ne nous intéresse pas. Les gens vont donc perdre 150, voire 200 milliards parce que la FIFA est une bande d’amateurs uniquement occupée par son jeu de chaises musicales: qui sera le prochain président, combien vais-je gagner? C’est un scandale. Jawoc et Kowoc se sentent abandonnés par la FIFA, à juste titre. La FIFA portera une énorme responsabilité pour chaque yen perdu ici.

Le Japon et la Corée du Sud auraient préféré ne pas organiser la Coupe des Confédérations, en juin dernier, mais la FIFA les y a obligés.

Oui, et en plus, ils ont été contraints d’accepter des sponsors qui ne leur rapportaient pas un franc. ISL avait en effet vendu la Coupe du Monde et la Coupe des Confédérations ensemble. La Coupe des Confédérations a donc été une perte.

Qui va payer la note?

Oh, ils trouveront bien. Jawoc, confronté à un énorme déficit, a déjà prévenu toutes les villes qui accueillent des matches: chacune devra verser un million de dollars en plus endéans les trois mois, sous peine de se voir retirer ses matches. C’est du chantage.

Depuis lors, ISL est en faillite.

La FIFA porte également une énorme responsabilité dans cette affaire. Je ne voudrais pas avoir ça sur la conscience. Si j’étais responsable de la Coupe du Monde, je proposerais de l’organiser en 2003. Mieux vaut tout regrouper, réorganiser et revoir le sponsoring pour s’en tirer financièrement que de foncer tête baissée dans le mur.

Quelles seront les conséquences sociales?

Le Japon va souffrir. D’ici deux ou trois ans, je m’attends à une révolution dans les rues de Tokyo. Rien que dans la capitale, il y a des centaines de milliers de sans-abri. Ils ne veulent pas l’admettre, mais allez dans les parcs vers six ou sept heures du matin. Ils sont de plus en plus nombreux à y dormir. La couverture sociale? Nulle. Tout au plus neuf mois d’indemnités de chômage, en moyenne entre trois et six mois, puis plus rien. Les symptômes sont de plus en plus flagrants. Des gens qui pètent les plombs, un chômeur qui pénètre dans une école avec un couteau de cuisine et qui tue tout ce qui bouge… Ça n’existait pas il y a trois ans. Le jour où un demi-million de personnes se soulèveront, il sera impossible de leur faire face.

Le Japon reste quand même la troisième puissance économique du monde, après les Etats-Unis et l’Union Européenne. Pourquoi ne trouve-t-il pas de parade à la récession?

Le Japon n’a cessé d’augmenter son niveau de vie, il a commencé à vivre au-dessus de ses moyens et a sombré dans la décadence, comme tant d’autres sociétés au fil des siècles. Il a pensé que plus rien ne pouvait lui arriver. Il n’a fait que croître et prospérer jusqu’à la fin des années 70. Son principal problème, même maintenant, alors que le château de cartes s’effondre, c’est qu’il ne veut pas admettre qu’il est sur la mauvaise voie et qu’il doit se restructurer.

A combien s’élève la dette publique?

Près de 678 trillions de yens. Heureusement, il s’agit essentiellement d’une dette interne, comme la Belgique avant, mais le pays continue sur sa lancée. Les politiciens sont encore plus corrompus qu’ailleurs et le peuple avale tout. Not my problem, next generation. Tout est à l’avenant. Par exemple, toutes les entreprises de construction sont virtuellement en faillite, mais elles financent les campagnes électorales des partis, et en échange, le Liberal Democratic Party a créé une enveloppe spéciale de 8 trillions de yens pour des travaux inutiles: construire des barrages prestigieux, des ponts fantastiques sur lesquels personne ne roule. Voilà comment ça marche: je reste au pouvoir si je protège le travail des gens. Il faut briser ce cercle vicieux, comme la Belgique a fini par le faire. Mais non, on continue comme si de rien n’était.

Christian Vandenabeele, envoyé spécial au Japon

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