Le meilleur du monde

La trajectoire de l’attaquant brésilien devenu plus dominant que jamais.

Il y a une dizaine d’années, lorsque le Brésilien Gustavo Kuerten se mit à remporter de grands tournois de tennis, son pays commença à s’intéresser massivement à ce sport. Les journalistes en expliquèrent les règles, les chaînes de télévision retransmirent les matches et des milliers de gens se mirent à jouer, au point que, selon certains, le Brésil allait bientôt devenir un réservoir de vainqueurs potentiels du Grand Chelem.

Mais les pratiquants de ce sport savaient que pour devenir champion de tennis, un sport réservé à la classe moyenne, il faut non seulement du talent mais également beaucoup de travail. Et en comparaison avec ce que l’on voit en Europe ou en Amérique du Nord, les enfants issus de la classe moyenne brésilienne n’aiment pas trop se salir les mains. Comme le spécialiste du tennis local Sylvio Bastos l’expliquait en 2000 :  » Les gamins de la classe moyenne sont surprotégés et gâtés. J’ai entraîné à Long Island pendant deux ans et j’ai vu des gosses de riches Américains tondre la pelouse de leur voisin pour gagner quelques dollars d’argent de poche. Ici, le travail est considéré comme une punition. Les enfants demandent de l’argent à leurs parents afin de pouvoir le dépenser chaque jour à la plage « .

En se montrant prêt à prendre des risques et des responsabilités, sachant qu’il devrait gagner un jour pour payer sa note d’hôtel du lendemain, Kuerten faisait figure d’exception.

Kaka est du même acabit. La star de Milan, âgée de 24 ans, est le fil d’un ingénieur. Dans son milieu, on fabrique plus de playboys que de footballeurs mais il a su développer ses talents. Alors que beaucoup de ses copains pensaient qu’un filet servait avant tout à fabriquer des hamacs, il a vu cela comme un trampoline et a su allier les avantages de ses origines à un dur labeur, à de l’intelligence et à un talent naturel pour devenir un des joueurs les plus décisifs du monde.

De Heleno de Freitas à Leonardo, on a connu de nombreux joueurs brésiliens issus de milieux aisés mais il est difficile d’en trouver un qui soit aussi assidu que Kaka. Socrates, par exemple, était un philosophe mais son jeu n’était fait que de talonnades insolentes. Kaka, lui, est un piston, il ne complique pas son jeu.

Les adeptes du sociologue allemand Max Weber ne seront pas surpris d’apprendre que le jeune Brésilien et ses parents sont protestants. Weber affirmait que le protestantisme a contribué à produire une nouvelle mentalité, élevant le travail et l’industrie au rang de vertus. Au cours des dernières dizaines d’années, le protestantisme s’est beaucoup développé au Brésil, plus particulièrement dans les couches les plus pauvres de la population. Le virage à droite de l’église catholique et sa vision réduite des problèmes sociaux a créé un vide dans lequel les organisations protestantes se sont engouffrées.

L’église de Kaka ( Renascença, la Renaissance) est un peu différente. Elle s’adresse particulièrement à la classe moyenne et est plus proche du protestantisme de Weber. Selon l’historien économiste David Landes, elle vise à  » produire un nouveau genre humain : rationnel, ordonné, diligent, productif « . C’est la parfaite description de Kaka.

En mars 2002, dans l’une de ses premières grandes interviews, le milieu traça clairement les lignes entre sa foi et sa soif de succès.  » Lorsque je m’égare des pas de Dieu, je pleure « , dit-il, admettant en riant que sa fonction au sein de l’équipe de Sao Paulo était de commettre délibérément des fautes afin d’étouffer dans l’£uf les contre-attaques adverses. Il plaçait également le football dans un contexte d’affaires.  » Je me vois comme une entreprise « , racontait-il.  » Je preste des services à Sao Paulo. Je dois être performant. Si mon entreprise fonctionne bien, mon client, Sao Paulo, sera content de moi et je gagnerai de l’argent. Cela me permettra de me faire connaître auprès de clients plus puissants comme l’équipe nationale ou des clubs étrangers. Si Sao Paulo veut vendre mes services, il peut le faire « .

Talent précoce

La société Kaka n’a pas tardé à faire preuve de beaucoup de potentiel. Alors qu’il n’avait que sept ans, son professeur d’éducation physique conseilla à sa mère, Simone, de l’enrôler dans une école de football, non loin du stade du FC Sao Paulo. Kaka s’y débrouilla si bien qu’en 1997, à l’âge de 15 ans, il fut engagé au sein des équipes d’âge de ce club. Un dilemme pour lui car, contrairement à la majorité de ses pairs, il avait le choix. Que devait-il faire ? Ses parents allaient l’aider.

 » Ils m’ont montré les difficultés que j’allais rencontrer en devenant footballeur ou en étudiant pour devenir ingénieur comme mon père. Puis, ils m’ont laissé choisir. Je savais que les deux chemins me procureraient des joies et des peines mais aussi qu’ils soutiendraient mon choix « .

Il opta pour le football, ce qui lui permit de rencontrer des garçons de milieux très différents. Dans un environnement compétitif, les conflits étaient inévitables. Mais une fois de plus, ses parents vinrent à la rescousse.

A cause de la profession de Bosco Leite, la famille avait beaucoup voyagé. Son fils, Ricardo Izecson Santos Leite, était né à Brasilia mais, à l’âge de quatre ans, il s’était retrouvé à Curitiba. Et trois ans plus tard, il avait atterri à Sao Paulo.  » Nous avons de la chance mais nous savons combien il est difficile d’être éloigné de sa famille « , précise son père.  » C’est pourquoi nous invitions régulièrement les gamins qui logeaient au club à passer leurs journées de congé avec nous « .

Des années plus tard, Kaka reconnaît que :  » C’est peut-être grâce à cela que je n’ai jamais souffert du fait d’être issu d’une classe sociale différente de la leur « . Et puis, bien sûr, il y avait le fait qu’il était bon joueur.

Un accident dans un parc aquatique en octobre 2000 faillit pourtant faire capoter tout le projet. Il s’écrasa la colonne vertébrale au fond du bassin et on craignit qu’il n’en garde des séquelles. Ses blessures nécessitèrent en tout cas un traitement de deux mois.

Toujours très méthodique, Kaka dressa alors un plan de travail en dix points. Un plan très ambitieux pour un gamin qui, début 2001, n’était tout de même que réserviste en juniors au FC Sao Paulo. Mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, lorsqu’il affronta le Costa Rica en Coupe du Monde au début de l’année suivante, il avait atteint neuf de ses dix objectifs.

Tout commença lorsque Oswaldo Alvarez, le coach du FC Sao Paulo, le reprit dans le noyau professionnel. Il marqua alors à deux reprises face à Botafogo en finale du tournoi Rio-Sao Paulo.

Le phénomène était né. La presse l’appelait alors Caca (on l’avait surnommé ainsi parce que son plus jeune frère était incapable de dire Ricardo) mais le jeune héros affirma rapidement qu’il préférait qu’on l’écrive avec des K.

Au cours des mois suivants, le Brésil se découvrit une véritable idylle pour Kaka. Dès que le ballon lui parvenait, les gamines entraient en transe et les pontes se délectaient de son jeu. Tostao fut, dès le départ, un de ses plus grands fans. En mars 2002, l’ex-international écrivait :  » Les grands joueurs simplifient les choses, ils ne perdent pas leur temps et ne cherchent pas la discussion. C’est ce que j’apprécie le plus chez Kaka. Il donne le ballon, le reçoit et tire avec une excellente technique. Il est prêt pour la Coupe du Monde « .

Kaka se rendit avant tout au Japon et en Corée du Sud pour y gagner de l’expérience et il ne disputa que quelques minutes face au Costa Rica dans le dernier match du groupe, alors que le Brésil était déjà qualifié pour les huitièmes de finale. Et même s’il en revint avec une médaille, c’est là que ses problèmes débutèrent.

De plus en plus de pression

La victoire en finale du tournoi de Rio-Sao Paulo, c’était très bien mais en vérité, ce n’était jamais qu’une compétition d’avant saison. Le FC Sao Paulo n’avait plus été champion depuis 1991 et, malgré une victoire en Copa Libertadores en 1993, il ne s’était pas qualifié pour la compétition l’année suivante. La pression ne cessait d’augmenter mais, dans les grands matches, le club était aux abonnés absents.

Le FC Sao Paulo, club de l’élite de la ville, était surnommé Les Bambis. Kaka, issu d’un milieu aisé, était le Bambi en chef et c’est contre lui que les fans se retournaient lorsque le succès continuait à les bouder.

Nombreux étaient ceux qui craignaient que ces railleries aient un effet négatif sur sa carrière. Parmi ceux-ci, Regina Brandao, la psychologue du sport qui accompagna l’équipe nationale à la Coupe du Monde 2002.  » Lorsqu’un joueur éclot, on attend beaucoup de lui « , analyse-t-elle.  » Il doit pouvoir conserver son niveau et c’est beaucoup demander à un gamin de 20 ans comme Kaka « .

De plus, il se blessa, notamment parce qu’il avait pris du poids et de la masse musculaire (onze kilos en deux ans). Mais alors que certains l’avaient déjà enterré, Kaka revint.  » Ce que je préfère, ce sont les matches décisifs « , avoue-t-il, prêt à accepter les responsabilités. Si les gens attendaient de lui qu’il conduise leur équipe à la victoire, c’est qu’il était assez fort pour le faire. Il tira donc les leçons de ses mauvaises expériences. Peu après son départ pour Milan, en août 2003, il affirma :  » Les critiques que j’ai endurées au Brésil ont été très importantes car elles m’ont appris qu’en football, rien n’est jamais acquis « .

Au Brésil, tout le monde pensait qu’il allait échouer en Italie. Son prestige au pays n’était pas très élevé et, en équipe nationale, il était dans l’ombre de Rivaldo. Si celui-ci ne parvenait pas à s’imposer à Milan, comment Kaka aurait-il pu prétendre à une place de titulaire. D’autant qu’il y avait encore Rui Costa.

Il parvint cependant à nouveau à confondre les critiques. Le coach, Carlo Ancelotti, ne savait pratiquement rien de lui mais il trouva rapidement sa meilleure place. A Sao Paulo, Kaka avait parfois joué dans le rôle d’attaquant. Mais souvent, il se repliait exagérément parce qu’il voulait en faire trop. On le retrouvait ainsi aux abords de son propre rectangle, sonnant la charge dans son style direct. Cela rendait l’équipe vulnérable en perte de balle. Ancelotti lui demanda donc de jouer plus près des attaquants et plaça trois ou quatre médians derrière lui, ce qui lui permettait de récupérer le ballon à 40 mètres du but. Et Kaka progressa tellement qu’on aurait dit qu’il était taillé sur mesure pour le football européen.

Une nouvelle fois, cette réussite était, en grande partie, due à son approche du football. Au terme de sa deuxième saison en Italie, il déclarait :  » Je pense que la différence entre moi et les Brésiliens qui n’ont pas réussi ici, c’est que je veux vraiment jouer en Europe. J’ai décidé de saisir ma chance non seulement sur un plan professionnel mais aussi pour grandir en tant qu’être humain. J’ai choisi de m’impliquer dans la vie ici, d’apprendre des choses. Lorsque je suis arrivé ici, je pensais que le degré de difficulté serait de 10 mais j’ai découvert qu’il n’était que de cinq. J’aime tout ce que je rencontre ici. J’aime la nourriture et j’ai appris la langue. Bien sûr, cela m’aide dans mes relations avec mes équipiers « .

Il bâtit une solide amitié avec Andriy Shevchenko et cela se ressentit sur le terrain.  » Kaka est plus jeune que moi « , disait l’Ukrainien.  » Mais lorsque nous parlons, il me semble bien plus âgé. Il est intelligent, généreux et curieux « .

Shevchenko est parti, Paolo Maldini et Alessandro Costacurta approchent tout doucement de la fin de leur carrière, Kaka devient donc de plus en plus important à Milan.

Son poids à Milan et pour le Brésil

 » Il est devenu l’une des références de l’équipe « , explique Ancelotti.  » Il est talentueux, il a du caractère et c’est un grand professionnel qui force le respect de tout le monde « . Il est sous contrat jusqu’en 2011 mais le Real Madrid ne cesse de clamer son admiration pour lui.

Les qualités qui ont fait de lui un personnage très influent à Milan (l’application rationnelle de son écolage) l’ont aussi aidé à conserver sa place en équipe nationale brésilienne.  » Sa personnalité fait de lui un leader naturel « , précise Emerson.  » Les gens voient qu’il s’exprime, qu’il est bien éduqué. Lorsqu’il donne un avis, tout le monde l’écoute. Il est différent des joueurs qui critiquent directement ou qui pratiquent la langue de bois. Il analyse et peut défendre sa position sans susciter la controverse « .

En septembre 2003, lors du premier tour de qualification pour la Coupe du Monde 2006, il surgit du banc pour inscrire le but de la victoire en Colombie. Le Brésil était ainsi placé sur une voie royale, ce qui n’avait pas été le cas quatre ans plus tôt, lorsqu’il avait souffert pour gagner son ticket pour la Corée et le Japon. Ce but permit aussi à Kaka de s’assurer définitivement une place de titulaire en sélection.

Le Brésil restait pourtant essentiellement l’équipe de Ronaldo. Kaka comprit rapidement que, pour que le carré magique – Ronaldo, Adriano, Ronaldinho et lui-même – fonctionne, il fallait que Ronaldinho et lui travaillent davantage.  » A Milan, je ne dois pas me soucier de défendre « , déclara-t-il peu avant le début de la Coupe du Monde.  » Pareil pour Ronaldinho à Barcelone. Mais si le Brésil n’aligne que deux médians, il nous faudra les aider, ce qui va nous obliger à changer notre style de jeu « .

L’histoire a démontré que cela n’a pas fonctionné, ni pour le Brésil, ni pour Kaka. Après la prestation qui lui permit d’offrir la victoire au Brésil face à la Croatie au premier tour, il fut de plus en plus mauvais et croula sous le poids des responsabilités. Il n’était pas à 100 % pour le quart de finale face à la France et fut remplacé après 78 minutes au cours desquels on ne le vit pratiquement pas.

Heureusement pour lui, l’élimination du Brésil entraîna l’abandon de l’idée du carré d’as. Dunga, le nouveau coach, comprit que l’entrejeu brésilien en Allemagne était non seulement pauvre défensivement mais qu’il ne permettait pas non plus à l’équipe de poser son jeu. Elano est désormais chargé d’assurer l’équilibre. Il semble que c’est Ronaldinho qui devra se battre pour fournir des ballons au buteur tandis que Kaka a la chance de faire ce qu’il fait le mieux : évoluer derrière les deux attaquants, avec trois médians derrière lui.

Cette chance, on ne la lui a pourtant pas offerte sur un plateau. Désireux de faire passer l’équipe avant les stars, Dunga songea d’abord à se passer de tous les grands noms. Pour son deuxième match, face à l’Argentine à Londres en septembre dernier, il reprit Kaka mais le laissa sur le banc.

 » Ce n’est pas un problème, à condition qu’on applique les mêmes critères à tous les joueurs « , dit-il sans perdre de temps à montrer sa classe. Entré au jeu juste avant l’heure, il offrit un but avant de conclure un merveilleux solo pour faire 3-0. Il joua ensuite face à l’Equateur et à la Suisse, match au cours duquel il fut même élevé au rang de capitaine. Kaka peut être considéré comme le joueur le plus méritant du Brésil.

par tim vickery (esm) – photos: reuters/reporters

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire