Le mauvais ambassadeur

Le Portugais fait preuve d’une telle agressivité que son comportement se retourne contre sa formation et divise l’équipe nationale d’Espagne.

Une ambiance festive règne dans la salle de communication du Real. Costumes chic, montres coûteuses, invités de marques. Entre les journalistes et les hommes politiques, on aperçoit d’anciennes stars du ballon rond, habituées à délivrer de brefs commentaires à la mi-temps des matches. Alberto Ruiz-Gallardon, le bourgmestre de Madrid, vient d’achever un discours truffé de louanges sur le football ibérique. Au premier rang, un homme élégant aux cheveux grisonnants n’a pas l’air de très bonne humeur. C’est évidemment José Mourinho, l’entraîneur du Real Madrid Club de Futbol.

Il s’agit d’une soirée de gala organisée par Marca, le premier quotidien sportif espagnol. Le journal remet une coupe d’argent au meilleur joueur de champ, au meilleur gardien, au meilleur entraîneur et au meilleur arbitre de la saison écoulée. Mourinho est récompensé mais il s’avance vers le podium avec un air de profond désintérêt. Contrairement à la plupart des autres hommes, il ne porte pas de cravate et alors que tout un chacun déborde d’enthousiasme, il ne peut dissimuler son ennui.  » Mesdames et messieurs, le prix du meilleur entraîneur de la saison 2010-2011 est décerné à José Mourinho « , annonce l’animateur de service.

Mourinho s’empare de la grande coupe et la regarde comme si ce n’était qu’une vulgaire carafe rouillée. L’animateur sourit au coach et lui pose une question :  » L’entraîneur a-t-il aussi le sentiment d’être le meilleur grâce à ce trophée ?  » Mourinho a déjà entendu cette question des centaines de fois. Elle le poursuit comme la main de Dieu reste associée à Diego Maradona. Mourinho a conquis six titres au Portugal, en Angleterre et en Italie. Il s’est adjugé la Ligue des Champions à deux reprises, a gagné quatre coupes nationales et une Coupe UEFA. En janvier, la FIFA l’a sacré meilleur entraîneur du monde 2010. Il gagne au moins dix millions d’euros nets par an et il paraît que le Real a déboursé encore plus d’argent pour le détacher de l’Inter que pour transférer l’international allemand, Mesut Özil. On murmure aussi que le prince héritier du Qatar lui a proposé d’entraîner le Paris Saint-Germain, aux mains des Qataris depuis l’été.

Mourinho, âgé de 48 ans, pourrait déterminer lui-même son salaire. Que doit donc répondre un homme pareil à cette question ? Il continue à fixer son trophée, sans regarder l’animateur. Puis il répond :  » Ce prix ne m’intéresse pas. Il est bien plus important d’avoir gagné les trois points hier.  » Le malheureux animateur en perd la parole. La soirée de gala est fichue…

 » Wenger est un voyeur « 

En été 2010, quand le Real et Mourinho ont conclu un pacte de collaboration, les supporters avaient l’impression d’assister à l’ouverture de portes magiques. Ils pensaient que le Real allait prendre un nouveau départ. L’arrivée de Mourinho était la promesse d’un avenir royal. Le président Florentino Perez, un homme extrêmement ambitieux à la voix sonore, avait promis de mettre fin aux  » humiliations  » qu’infligeait Barcelone au Real depuis quelque temps. Il n’y a pas d’autre terme pour qualifier ce que les Catalans font subir aux Merengues ces dernières années. Chaque but des blaugrana est une banderille plantée dans le dos des Madrilènes, chaque victoire catalane constitue une provocation.

Mourinho venait de réaliser le triplé avec l’Inter : le titre, la Coupe d’Italie et la Ligue des Champions. Mieux encore, sur la route de son triomphe, il avait éliminé le tout-puissant Barça en demi-finales, alors qu’il était en infériorité numérique ? C’est d’ailleurs ce qui a convaincu Perez d’enrôler le Portugais.

Naturellement, nul à Madrid n’ignorait le comportement de Mourinho. On se souvenait qu’à Chelsea, il avait traité Arsène Wenger, son collègue d’Arsenal, de voyeur, parce qu’il était entré en conflit public avec rien moins que Sir Alex Ferguson, l’entraîneur de Manchester United, qui jouit d’une aura inouïe en Angleterre. En onze ans de carrière, Mourinho a collectionné 800.000 euros d’amendes, généralement pour avoir insulté des arbitres et des adversaires, parfois aussi pour avoir émis le soupçon que le referee avait été acheté. En d’autres termes, embaucher Mourinho a son prix et pas seulement sur le plan financier. L’été dernier, le Real était disposé à verser ce prix. L’équipe de la capitale avait déjà investi 250 millions d’euros en l’espace d’un an, sans remporter le moindre trophée, son rival barcelonais restant toujours supérieur.

Un football de hold-up

Mourinho a grandi dans un milieu aisé à Setubal, non loin de Lisbonne. Sa famille n’était pas indisposée par la dictature fasciste de Salazar. Le père de José Mourinho était footballeur professionnel, son oncle possédait une usine performante. Mourinho a été habitué à jouir de l’attention générale dès l’enfance : le domaine familial employait de nombreux domestiques. Malgré les réticences de sa mère, qui aurait souhaité qu’il étudie l’économie, Mourinho a rapidement décidé qu’il deviendrait professeur de football. Il a fréquenté une école de sport, il a donné cours, assez brièvement, puis est devenu l’interprète de l’entraîneur anglais Bobby Robson au Sporting Lisbonne. A 28 ans, il effectuait son entrée dans le monde du foot pro.

Mourinho n’a pas introduit d’innovation en football, contrairement au Néerlandais Rinus Michels ou au Transalpin Arrigo Sacchi. Mourinho ne songe qu’à l’efficacité. A Madrid aussi, le résultat est sacro-saint et passe bien avant les aspirations du club à développer un beau jeu. Obsédé par les résultats, Mourinho veut même déterminer le régime et les habitudes de sommeil de ses joueurs. Il se tient au courant de la hauteur du gazon et reste fidèle à sa manie de se disputer avec les journalistes, de sorte que ceux-ci parlent de lui et non de ses joueurs. Pour Mourinho, seule la victoire compte, pas la beauté du football.

La saison dernière, The Special One n’a pas provoqué de révolution mais une véritable invasion. Comme à Porto, à Chelsea et à l’Inter, il s’est attelé à rallier l’équipe à sa cause. Il ne s’est pas uniquement focalisé sur les stars comme Cristiano Ronaldo. Il s’est aussi soucié des Réserves. Le Portugais provoque le monde extérieur et veut toujours avoir raison mais en interne, il est très amical et crée de véritables liens. Il ne tolère pas le moindre compromis dans le vestiaire et est impitoyable tout en étant très honnête. Grâce à la clarté de ses analyses, il rallie rapidement les joueurs à sa cause.

Deuxième étape de son invasion, l’adaptation du système de jeu. Mourinho maîtrise mieux que tout autre l’art d’adapter son équipe à chaque adversaire. Il n’a pas de dogmes, il ne prône pas la possession du ballon comme Louis van Gaal, qui a été son maître à Barcelone. Mourinho est un opportuniste. En championnat, le tacticien développe un jeu très offensif, dans le camp adverse des équipes moins fortes. Les joueurs en possession du ballon sont mis sous pression. Ce style est synonyme de nombreux buts. En Ligue des Champions, Mourinho se fait prudent, réagit plus qu’il n’agit, prend moins en compte la possession du ballon, misant sur une transition rapide vers l’avant. Un football de hold-up, donc.

Le Real est une institution. Il ne peut se contenter d’obtenir des résultats. Il doit y joindre la manière. Mourinho a réglé ce problème à sa façon et c’est la troisième étape de son invasion. Jorge Valdano, le directeur général, a eu l’audace de le critiquer. Il est un fervent partisan du style traditionnel du Real. En mai, il a été prié de s’en aller. Sur ces entrefaites, Perez a confié à son entraîneur toutes les compétences sportives du club. Or, en Espagne, il est très inhabituel que les postes de manager et d’entraîneur soient occupés par la même personne.

Excommunication

Répondre aux attentes d’un homme aussi fanatique est pourtant risqué. Le Real s’en est rendu compte en fin de saison, quand il a affronté le Barça, dans le match décisif. Mourinho a alors éveillé l’impression que la victoire justifiait tous les moyens. Il a mué chaque duel en véritable combat. C’était la quatrième étape de son invasion : exagérer encore la rivalité historique qui oppose les deux clubs et jouer sur le fil du rasoir. Cela n’a pas fourni les résultats escomptés en championnat ni en Ligue des Champions. Depuis, l’entraîneur, qui s’estime tout-puissant est sous le feu des critiques. Le commentaire le plus impitoyable est venu d’ Alfredo di Stefano, le fameux meneur de jeu du Real dans les années 50 et 60, qui est aussi à l’origine du mythe du Real. Après le match contre Barcelone, en avril, il a jugé que l’équipe de Mourinho avait joué  » comme des souris mortes de peur face à un lion « . Le jugement sonnait comme une excommunication.

Mourinho est désormais critiqué au sein même du club. Fin septembre, les socios ont profité de leur réunion pour faire part de leur irritation.  » Mourinho n’est pas le meilleur ambassadeur du Real « , s’est exclamé quelqu’un dans la salle, épinglant dans la foulée le manque d’autocritique de l’entraîneur. Un autre a déploré  » l’image qu’il donne du Real car il n’est pas un Madridista mais un Mourinhista « , quelqu’un qui se profile au lieu de se placer au service de l’équipe.

L’équipe commence aussi à présenter quelques fissures. Alors que jadis, ce qui se passait dans le complexe d’entraînement de Valdebebas était impénétrable, des détails croustillants ont fait surface, généralement dans les colonnes du quotidien El País, qui possède un informateur au sein de l’équipe. Fin septembre, le noyau s’est insurgé contre ce qu’il a reproché à Sami Khedira, son international allemand. Il l’a accusé de s’être comporté comme un enfant auprès de l’arbitre, après une carte jaune et une exclusion, lors du match perdu 0-1 contre Levante. Selon un des joueurs, c’était le contraire.  » Khedira a fait exactement ce que Mourinho nous avait recommandé avant le match : défendre auprès de l’arbitre un coéquipier qui a commis une faute.  »

La paix ? Une capitulation

Mourinho, qui fait toujours état de la profondeur de ses liens avec ses joueurs, n’est-il donc qu’un entraîneur banal, qui recherche des excuses quand les résultats sont mauvais et qu’il est sous pression ? Ceux qui ont entendu Pedro Leon, un ancien professionnel du Real, raconter ses expériences avec Mourinho sur la chaîne radio Cadena Ser, ne peut qu’en arriver à cette conclusion. Le joueur lui avait demandé quand il recevrait encore sa chance. L’entraîneur portugais aurait répondu :  » Tu ne joueras pas les prochains matches, même si l’avion du Real se crashe alors que tu n’es pas à son bord.  »

Cette réponse a complètement démotivé le joueur. Même le gardien Iker Casillas a découvert, cet été, les côtés mesquins de Mourinho. Lors d’un match amical, il a dû prendre place sur le banc parce que, quelques jours plus tôt, il avait téléphoné à Xavi, avec lequel il a noué une profonde amitié en équipe nationale. Xavi est le vice-capitaine de Barcelone et l’objectif de ce coup de fil aurait été d’apaiser les esprits. Or, conclure une trêve avec les Catalans est la dernière chose que souhaite Mourinho. Pour lui, la paix est synonyme de capitulation. Les deux matches de Supercoupe d’Espagne l’ont illustré, en août. Les joueurs de l’équipe nationale qui avaient été sacrés champions du monde ensemble un an plus tôt en Afrique du Sud se sont rentrés dedans sans pitié. Peu avant le coup de sifflet final du match retour, un tumulte a éclaté en bordure du terrain et Mourinho a planté un doigt dans l’£il de Tito Vilanova, l’entraîneur adjoint des Catalans. Pep Guardiola, son supérieur, a commenté l’incident, sans mentionner le nom de Mourinho :  » Nous en sommes arrivés au point où quelqu’un va finir par encourir des dommages irréparables. Nous sommes tous responsables de cette situation.  »

Deux joueurs du Barça se sont exprimés plus férocement. Selon Xavi,  » le Real montre une image pitoyable de lui-même, à cause du comportement de Mourinho « . Le défenseur Gerard Piqué a jugé que  » Mourinho précipite tout le football espagnol dans sa chute « .

Scandaleusement bon marché

L’impact de Mourinho sur la phalange championne du monde ressort d’un bref entretien avec l’affable sélectionneur Vicente Del Bosque. Cela se passe à la veille du match de qualification contre la Tchéquie, à l’issue de l’entraînement au stade de Prague. L’Espagne, championne d’Europe en titre, est déjà qualifiée. La soirée de gala de Marca s’est déroulée une semaine plus tôt. La veille, la Fédération espagnole a annoncé que Mourinho écopait d’une amende de 600 euros et d’une suspension de deux matches pour la prochaine Supercoupe, pour avoir attaqué l’entraîneur adjoint de Barcelone. Les journalistes espagnols, qui ont assisté à l’entraînement, ne parlent que de ça. Les journalistes catalans estiment que l’entraîneur du Real s’en tire à un tarif scandaleusement bas.

Del Bosque est sans doute celui qui souffre le plus de la toute-puissance de Mourinho. Ironie du sort, Del Bosque a travaillé 35 ans pour le Real, comme joueur puis trois ans comme entraîneur principal. Il a remporté sept prix, dont deux Ligues des Champions mais cela n’a pas empêché le Real de le limoger : Del Bosque n’avait pas le glamour que Perez exige de l’entraîneur de son entreprise. Del Bosque est un homme convivial, bon enfant, qui serait parfait dans des publicités pour des tracteurs ou des saucisses. En revanche, c’est Armani qui a financé l’écharpe sombre que porte Mourinho pendant les matches. Les femmes trouvent le Portugais séduisant. Il est donc l’opposé de Del Bosque, lequel n’a toujours pas digéré d’avoir été lâché par le club de son c£ur. Récemment, il n’a d’ailleurs pas assisté à une cérémonie d’hommage.

Discuter de Mourinho avec Del Bosque n’a aucun sens car le sélectionneur n’aime pas parler du Portugais. Des journalistes s’y essaient pourtant depuis ces fameux matches de Supercoupe et depuis que l’éditorialiste Javier Marias, pourtant un fervent supporter du Real, a écrit qu’il ne pouvait soutenir une équipe ayant un tel entraîneur. Aux yeux de nombreux supporters ibériques, durant l’EURO 2012, le pire danger ne viendra pas d’Allemagne ni des Pays-Bas mais du Portugal.

Señorío

Del Bosque est très apprécié en Espagne. Alvaro, un de ses fils, souffre du syndrome de Down (trisomie). Au retour triomphal de l’Espagne à Madrid, il a pu brandir le trophée. Vicente Del Bosque ne provoque pas, ni ne réagit aux provocations. Il est en tout le contraire de Mourinho. Le sélectionneur de l’Espagne répète qu’il dépend du talent de ses joueurs. Il parle beaucoup avec eux et il peut compter sur leur respect et leur ambition. Ils n’ont pas envie de le décevoir. Il fait appel à l’esprit d’équipe, leur rappelle leur objectif commun et se concentre sur l’aspect mental. En Espagne, on évoque souvent le señorío, le chevalier, en parlant de lui, une caractéristique qui fait totalement défaut à Mourinho. Ses détracteurs lui reprochent de galvauder les valeurs du Real et estiment qu’il gagnerait à se comporter avec dignité dans la défaite. C’est Placido Domingo, le célèbre baryton, qui interprète l’hymne du Real et le club ne peut se permettre d’avoir un entraîneur hooligan.

Del Bosque rit. Il ne prononcera pas le nom de Mourinho mais il déclare que selon lui,  » un entraîneur doit pouvoir maîtriser une situation et reconnaître le moment où ses émotions l’emportent. Que se passe-t-il si on court comme un fou le long de la ligne de touche, en râlant à propos d’un corner attribué à tort ? Aide-t-on son équipe en se comportant ainsi ? Nous, les entraîneurs, avons le devoir de défendre le produit football. Je suis peut-être romantique mais c’est important à mon sens, y compris pour le football. « 

Mourinho est-il le meilleur entraîneur du monde ?  » Il faut toujours respecter les succès d’un entraîneur. « 

Est-il le meilleur entraîneur de club ?  » Désolé, le bus m’attend et je dois m’en aller. Merci pour cet entretien. « 

La poignée de main est ferme, Del Bosque regarde son interlocuteur droit dans les yeux en prenant congé. Il se retourne et se dirige vers son équipe, essentiellement composée d’éléments du FC Barcelone et du Real, les deux clubs que Mourinho oppose constamment, dans l’espoir d’obtenir ainsi le succès.

PAR JUAN MORENO – PHOTOS: IMAGEGLOBE

Provocateur vis-à-vis de l’extérieur, le Portugais est très amical en interne.

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