LE MAGNIFIQUE

Pierre Bilic

Disparu dans un accident de la route il y a 40 ans, le plus grand arrière central belge de tous les temps était anderlechtois et précurseur.

Qu’y a-t-il de commun entre un Prix Nobel et une des étoiles les plus brillantes du football belge ? Le temps qui passe efface petit à petit le souvenir de leurs découvertes comme les vagues de la mer du nord emportent les châteaux de sable de nos chérubins à marée haute.

Il y a 100 ans, le 19 avril 1906, Pierre Curie, un des plus grands scientifiques de tous les temps (Prix Nobel de physique en 1903 avec sa femme, Marie Sklodowska, pour leurs études sur la radioactivité), est fauché par une voiture rue Dauphine à Paris. Les médias ont oublié de rendre un hommage à ce pionnier. On peut en dire de même pour un autre être talentueux qui, lui aussi, aurait remporté tôt ou tard l’une ou l’autre grande distinction internationale : Laurent Verbiest.

40 saisons se sont écoulées depuis ce sinistre 2 février 1966 quand l’artiste de la défense mauve regagnait son Ostende natal à bord de sa voiture avec son épouse. La suite est terrible : un pneu qui éclate, perte de contrôle du véhicule qui percute le rail de protection près du rond-point Kennedy à la fin de l’autoroute de la mer, tonneaux et le conducteur éjecté. Il est 21 h 30. Laurent Verbiest ne verra jamais les images de Manchester United-Benfica qui se dispute ce soir-là. Un peu plus tard, Eugène Steppé, le secrétaire général d’Anderlecht, téléphone à l’hôpital qui confirme la nouvelle tant redoutée : Laurent Verbiest est décédé à l’âge de 26 ans.

Le football belge est en deuil.  » Il ne faut pas hésiter à dire que ce soir-là, c’est sans doute le meilleur défenseur belge de tous les temps qui s’en est allé « , écrit le journaliste Roger De Somer dans un de ses livres ( Anderlecht, le grand espoir) en 1971. Verbiest ne jurait que par le football. L’heure était encore à l’amateurisme mais il avait fait figurer la mention  » footballeur professionnel  » sur sa carte d’identité. A l’époque, ce métier n’existait pas officiellement et les gendarmes de Bruxelles-National fronçaient chaque fois les sourcils en découvrant ce document. Quelle importance après tout ? Laurent Verbiest était d’abord un colossal artiste hors pair d’1m82 doué d’une technique à faire baver tous les attaquants. Ce virtuose était comparé aux plus grands arrières de son époque, Cesare Maldini et Franz Beckenbauer, tant ses sorties de mêlée en dribble et la qualité de sa relance épataient. A l’époque, le Lierrois Fons Van Brandt et Yves Baré, du FC Liégeois, prenaient aussi des risques dans leur rectangle mais personne n’était aussi audacieux que Laurent Verbiest. Ce showman n’hésitait pas à inventer de beaux gestes en dribblant vers son gardien de but alors que tout le monde hurlait au fou. C’était splendide et ses détracteurs auront certainement eu des regrets quand on lui décerna le Soulier d’Or à titre posthume en 1966. Une injustice était réparée. Trop tard, hélas.

Des débuts à Anderlecht face à Pelé

 » Un second Verbiest, il n’y en aura jamais. Son caractère n’était pas des plus faciles… et sa mentalité était assez particulière. Mais tout le monde le lui pardonnait, car personne ne pouvait résister à son charme. Sur le terrain, c’était le meilleur arrière central que j’ai connu. Laurent a laissé à Anderlecht un vide qui ne sera jamais comblé  » : ces propos ont été tenus par Paul Van Himst dans un bouquin ( Monsieur Football, Paul Van Himst) réalisé en 1971 par Camille Fichefet, Charles Baete et Vic Vermeir. Tout était panache et fantaisie chez lui. Le risque, il s’en moquait car, mis à part quelques gaffes, cela rapportait gros à son équipe. Les journalistes l’avaient surnommé LorenzoleMagnifique, d’après Laurent de Médicis, prince florentin du 15e siècle et protecteur d’artistes et penseurs comme Michel-Ange, Botticelli, Savonarole,…

Il se confia souvent à Henry Guldemont (un ancien de Sport/Foot Magazine) qui rappela quelques-uns de ses propos dans deux de ses ouvrages ( Les arrières et les demis, 1973, et Les stars d’Anderlecht, 1995).  » Ce ballon, je ne le conserve pas pour mon plaisir personnel. J’attends simplement qu’un partenaire soit démarqué pour le lui céder. Je suis le point de départ de l’offensive, je dois donc essayer de la préparer le mieux possible « , affirmait Laurent Verbiest. C’était un marin des terrains de football. Il partait à la conquête des mers comme son père le faisait en quittant Ostende, même par mauvais temps, pour revenir avec les cales bourrées de poissons. Le bateau de la petite entreprise familiale s’appelait Vier Gebroeders ( » Les quatre frères « ) et nourrissait bien les familles de l’équipage. Le père de Laurent Verbiest se demanda si le football pouvait lui offrir un aussi beau métier mais le gamin avait pris sa décision. Il vogua rapidement vers le football. Son premier port d’attache ne fut autre que Mariakerke, la baie de l’AS Ostende où il fut l’équipier d’un autre futur Anderlechtois trop tôt emmené au large de la vie par un mal incurable : Wilfried Puis. Le moussaillon colla très vite de belles sardines sur ses équipements.

En 1958, la direction de son club engagea un arrière central anglais, un certain Starke, afin de remplacer Legon et cela ne plut pas à Laurent Verbist qui remarqua :  » Je suis d’une classe supérieure à ces deux garçons-là. Pourquoi ne m’essayez-vous pas ?  » Petit à petit, il s’installa en équipe fanion mais l’AS Ostende ne garda pas son rang en D2. Cette descente aux enfers eut tout de même un effet bénéfique pour Laurent Verbiest. Quatre grands clubs s’intéressèrent à lui : Anderlecht, le Club Bruges, le Daring et le Beerschot. Ostende repoussa toutes les offres mais lui promit la liberté si le club retrouvait la D2 un an plus tard. Au c£ur du mois de mai 1960, l’Ostendais mettait enfin le cap sur Anderlecht. Là, il pouvait monter à bord du Mercator du football belge et ne tarda pas à sortir la grand voile. Laurent Verbiest étrenna ses nouvelles couleurs en tant que back droit en match de gala contre le FC Santos de Pelé, Coutinho et Zito. Il fut crédité d’une bonne performance et n’osa pas répéter un gag qu’il avait signé contre le Crossing de Molenbeek en D3. Ce jour-là, en guise de cadeau d’adieu aux supporters ostendais le sifflant à cause de son départ imminent vers la capitale, il s’était assis sur le ballon dans son rectangle en attendant qu’un adversaire se mette en tête de le lui reprendre. Cela lui valut une réprimande de l’arbitre.

Très vite un beau Diable

Le public anderlechtois ignorait alors que Laurent Verbiest avait d’autres tours de magie dans son sac. Après quatre matches de D1 à son compteur, il fêta déjà ses débuts chez les Diables Rouges face à la Hollande, le 2 octobre 1960 à Deurne : 1-4. Le sélectionneur national n’était autre que Constant Vanden Stock. Laurent Verbiest devait s’occuper d’une terreur du football hollandais, Coen Moulijn. Malgré cette défaite, un vent nouveau soufflait sur le football belge. A Anderlecht, le célèbre entraîneur français Pierre Sinibaldi imposait la défense en ligne. Devant Jean Trappeniers (ou Arpad Fazekas), on allait retrouver de plus en plus souvent quatre garçons dans le vent : Georges Heylens, Laurent Verbiest, Jean Plaskie et Jean Cornélis. A cette époque, on parlait des  » enfants de Paris « , c’est-à-dire des Mauves qui dominaient régulièrement le célèbre Tournoi de la Ville Lumière.

Le 26 septembre 1962, Anderlecht prend la mesure du grand Real Madrid au Heysel (1-0, but de Jef Jurion, après le 3-3 du match aller) et se qualifie pour les huitièmes de finale de la Coupe d’Europe des Clubs champions. C’est un exploit historique mais Laurent Verbiest avait pris un risque fou en fin de match en refilant le ballon à son gardien de but. La sphère passa à quelques millimètres du pied d’ AlfredoDi Stefano.  » C’était inutile « , fulmina Sinibaldi. La réponse de Verbiest fut laconique :  » Mais le ballon est tout de même arrivé à bon port !  »

Il passe sa main dans les cheveux d’un arbitre : suspendu 6 mois !

L’Ostendais écrivait sa légende, découragea quelques vedettes du football européen. Georges Heylens se souvient de ces belles années :  » Il détenait vraiment la très grande classe internationale. Même si ce n’était vraiment pas à la mode à cette époque, il aurait certainement réussi dans un club italien ou espagnol. Laurent osait tout balle au pied. Il se sortait des situations les plus délicates avec élégance. Ce précurseur a réinventé le rôle d’arrière central en sortant de sa défense pour créer le surnombre dans la ligne médiane. C’était impressionnant. Il n’était pas évident de jouer avec lui car personne ne savait s’il allait lâcher la balle ou pas. A un moment, les observateurs ont comparé Nicolas Dewalque à Verbiest. Le Limbourgeois du Standard était un grand footballeur très élégant. Dewalque ressemblait un peu à Verbiest, c’est tout. A part cela, il n’y avait pas photo : Laurent Verbiest était unique et le restera. Avec lui, la génération des années 60 aurait peut-être remporté une Coupe d’Europe. C’était aussi un homme attachant qui adorait la vie, s’amuser et faire rire les autres « .

Le 24 avril 1963, il est de la partie amicale où la Belgique atomise le Brésil (5-1) au Stade du Heysel. Même si Pelé ne jouait pas, cet exploit restera à jamais dans les annales du football belge. Un an plus tard, il fait partie du 11 anderlechtois qui bat la Hollande 1-0 à Deurne. Sur cette lancée, le 21 octobre 1964, Verbiest participe au brillant match nul (2-2) que la Belgique réalise à Wembley. C’est toute la défense d’Anderlecht qui évolue devant Jean Nicolay : Heylens-Verbiest-Plaskie- Cornélis. Les buts des Diables Rouges sont à mettre à l’actif de Cornélis et de l’Unioniste Paul Vandenberg. Alan Hinton de Nottingham Forest fera 2-2 via… le pied de Verbiest.

Jean Plaskie était son compère tant à Anderlecht qu’en équipe nationale :  » Moi, j’étais le réaliste du centre de la défense. Alors, quand Laurent prenait trop de risques, je faisais tout de suite le ménage. Balle au pied, il ne craignait personne. Laurent n’était jamais en panne de confiance et cela ne le mettait pas à l’abri d’une floche de temps à autre. J’apportais ma taille, mon poids et mon jeu de tête. C’était quand même souvent nécessaire avec un artiste comme Laurent. Lui, les directives d’avant match, il les oubliait. Il jouait comme bon lui semblait. C’était à nous de compenser, de deviner ce qu’il allait faire avec le cuir. Anderlecht avait une grande équipe mais il ne faut pas oublier non plus que nous étions encore des amateurs. C’était d’autant plus beau mais avec plus de rigueur, nos résultats européens auraient été plus brillants. Vincent Kompany me fait un peu penser à Laurent Verbiest. Mais il devra encore manger beaucoup de tartines avant de l’égaler et il doit songer avant tout à son job de défenseur « .

Le 29 décembre 1965, Lorenzo Verbiest prend part à sa dernière représentation avec les Diables Rouges. Ce sera un match dramatique. A Florence, en match de barrage face à la Bulgarie, pour une présence en phase finale de la Coupe du Monde 66, la Belgique est battue : 2-1. Les Bulgares avaient la bave aux lèvres en fin de match. S’étaient-ils dopés ? Verbiest avait été largement dominé par le redoutable avant-centre Asparoukhov (qui devait aussi disparaître jeune dans un accident de la circulation) et avoua au coup de sifflet final :  » Je n’ai jamais aussi mal joué « .

Le vent tournait depuis un petit temps pour lui. Il n’avait pas sa langue en poche et avait déjà eu de gros ennuis la saison précédente, au Lierse, quand il passa sa main dans la tignasse de l’arbitre Lepomme :  » Il ne doit pas y avoir grand-chose là-dessous « . L’homme en noir n’avait pas d’humour et se fendit d’un rapport très dur à l’égard de l’Anderlechtois. Ce dernier écopa d’une suspension qui devrait inciter Sergio Conceiçao à la réflexion : six mois ! En principe, cela devait empêcher Verbiest de prendre part au début de la campagne européenne en 1965-1966. Emile Carlier (qui fut également journaliste chez nous) potassa les règlements européens et constata que la peine infligée à l’arrière mauve ne s’appliquait pas à l’échelle de tout le continent. Laurent Verbiest prit donc part aux duels contre Fenerbahçe. Le 23 novembre 1965, il participa au 9-0 acquis face à Derry City (l’aller en Irlande fut gagné par forfait car le terrain présentait une trop grande déclivité). A la mi-janvier 1966, il se fractura l’orteil gauche au FC Brugeois, cinq semaines avant le premier des deux duels européens contre le Real Madrid en quarts de finale de la Coupe d’Europe des Clubs Champions.

Le 2 février, il constata avant de monter dans sa voiture que les files de supporters s’allongeaient devant le stade du Sporting : tout le monde voulait des places pour la visite des Madrilènes à Bruxelles le 23 février. Quelques heures plus tard, Laurent Verbiest quittait la vie à Ostende. Sa femme ne fut heureusement pas grièvement blessée. Le lundi 7 février 1966, les Anderlechtois accompagnaient Verbiest vers sa dernière demeure, au cimetière de Bredene. Quinze jours plus tard, Julien Kialunda était aligné au centre de la défense anderlechtoise et Van Himst marqua le seul but de la rencontre après deux minutes de jeu. Laurent Verbiest aurait apprécié l’exploit du Pelé blanc. Un an plus tard, avant le match du souvenir, contre l’Ajax d’Amsterdam (4-1), toutes les lumières du stade s’éteignirent durant une émouvante minute de silence dédiée à la mémoire de l’inoubliable Lorenzo le Magnifique.

PIERRE BILIC

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