Le Livre noir du football Belge

Les interpellations qui ont lieu mercredi dernier ont fait l’effet d’une onde de choc dans tout le football belge. Et pourtant, le pire semblait à prévoir. Décryptage d’un système sans foi ni loi dont de nombreux acteurs ont largement profité.

Westerlo, ses 25.000 âmes, son Kuipje, ses cubes de fromage à la buvette, la Tongerlo servie au bar, et 18 saisons parmi l’élite entre 1996 et 2016. Une performance quasi héroïque pour ce petit club de village, logé quelque part entre Louvain, Anvers et Hasselt.

Le 12 mars 2017, Westerlo bascule pourtant une seconde fois dans l’antichambre (rebaptisée D1B). Mouscron, mal embarqué et que l’on a longtemps cru condamné, se maintient lors de la dernière journée grâce à une victoire 0-2 sur la pelouse de Courtrai. Un sauvetage peu vertueux selon la direction du club campinois. En mars 2017, Westerlo introduit d’ailleurs une plainte pour fraude à la compétition après que plusieurs observateurs, convoqués par la direction du club afin d’épier attentivement ce Courtrai-Mouscron, s’étonnent du déroulement de la rencontre.

L’homme fort des Campinois, Herman Wijnants, sait mieux que quiconque qu’une seconde relégation et les sanctions financières qui en découlent risquent de plomber l’avenir du club. À l’heure où les investisseurs étrangers se jettent sur nos clubs professionnels pour des raisons souvent obscures, la petite formation campinoise n’est pas en reste puisque des hommes d’affaires kazakhs frappent à la porte, amenés par un agent belge qui s’est spécialisé dans la recherche d’investisseurs de tous bords. Mauvaise surprise, par contre, quand les dirigeants s’aperçoivent que ces fonds étrangers sont liés à la vente d’armes. Westerlo n’est pas au bord du gouffre mais presque. Mais il ne semble pas prêt à tout pour autant. Les irréductibles Campinois continuent plus que jamais à ne pas tendre les bras à Mogi Bayat, l’agent pourtant incontournable d’un football belge qui semble avoir été pris, avec consentement, en otage. L’histoire remonte à 2011, quand l’élégant technicien Christian Brüls se révèle aux yeux du grand public. Mogi Bayat n’est qu’un jeune agent, mis à la porte du Sporting Charleroi par son oncle Abbas en 2010, qui avance à pas de géants dans ce nouveau biotope où il se porte à merveille. Genk, désireux de s’offrir les services de Brüls, mandate Bayat qui est également mandaté à son tour par le joueur, pratique interdite par la FIFA. La direction de Westerlo ne cède pas, malgré le refus du joueur de s’entraîner, sur ordre de son agent.

Un directeur sportif de notre championnat nous a montré la proposition d’un agent venu de l’Est de lui rétrocéder 50 % de la commission d’un futur transfert.

Finalement, le Germanophone signera quelques mois plus tard pour Gand, par l’entremise de… Mogi Bayat, pour qui la porte n’a plus jamais été entrouverte en terre campinoise. Mais cet acte de résistance, Westerlo va le payer très cher. Habitué de se voir dérouler le tapis rouge dans la plupart des clubs de Belgique, Mogi Bayat menace à plusieurs reprises Herman Wijnants d’envoyer son club hors de l’élite. Quand la descente est finalement actée suite au succès de Mouscron à Courtrai, deux clubs avec qui Bayat a fait de nombreuses affaires, ce dernier fanfaronne comme il en a pris l’habitude auprès des différentes acteurs du foot belge, joueurs, dirigeants, journalistes. Près d’un an et demi plus tard, la chute est brutale. À 70 km à l’est de Westerlo, le juge d’instruction de Tongres place sous mandat d’arrêt celui qui s’est longtemps cru incontournable et intouchable.

Le Livre noir du football Belge
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Van Holsbeeck vs Coucke

20 décembre 2017. Le conseil d’administration du RSCA se réunit au numéro 65 de l’avenue Louise, dans le cabinet d’avocats Clifford Chance, pour procéder à l’ouverture des enveloppes qui doit désigner le nouveau propriétaire du club bruxellois. Herman Van Holsbeeck est le seul à faire la gueule quand le nom de Marc Coucke apparaît en toutes lettres. L’ex-directeur général d’Anderlecht avait misé sur un tout autre cheval, ou plutôt un cheval à deux têtes : celles du duo Paul GheysensChristophe Henrotay. L’agent de joueurs était depuis plusieurs mois particulièrement actif sur le dossier (son réseau lui avait permis de glisser le nom du milliardaire russe Alisher Usmanov comme potentiel repreneur), et on le serait à moins puisqu’en cas de rachat via son entregent, Henrotay aurait empoché 10 % de la vente d’un club alors valorisé à 100 millions d’euros. Joli pactole.

La commission du transfert de Youri Tielemans vers Monaco (25Ma) s’élevait à plus de 5 millions d’euros.

Deux jours plus tard, lors de la présentation officielle de Marc Coucke à la tête du RSCA, Herman Van Holsbeeck se lâche devant un parterre de journalistes avec en ligne de mire le mercato qui arrive :  » Je ne décide plus rien. Je ne peux même plus signer des transferts. D’autres personnes devront décider à ma place. Je ne veux pas être la tête de Turc.  » La guerre est officiellement déclarée entre Van Holsbeeck et Coucke. Le futur ex-patron sportif des Mauves ne quitte cependant pas le navire sans sauter sur quelques coups fumants avec son partenaire de route, Mogi Bayat. Ryota Morioka, Kenny Saief, et la vente de Sofiane Hanni (ce qui va entraîner une plainte de Classico Sport Management, l’agence qui gérait jusqu’à la fin janvier les intérêts de l’international algérien) portent la griffe d’un duo qui a, pendant plusieurs années, décidé de la politique sportive du club.

Herman Van Holsbeeck collaborait avec Mogi les yeux fermés.
Herman Van Holsbeeck collaborait avec Mogi les yeux fermés.© belgaimage

La commission de la discorde

De son côté, Marc Coucke doit attendre le 28 mars pour officiellement prendre les rênes du club et observe à distance le dernier round de Van Holsbeeck qui sait ses jours comptés du côté d’Anderlecht. Un mois plus tard, la sanction tombe : le directeur général des Mauves durant 14 ans est licencié pour faute grave. Mis en garde par le fils de Mister Michel, Michael Verschueren, opposant déclaré de longue date à HVH, principalement suite aux largesses accordées aux agents au niveau des commissions, Coucke découvre quelques jolis cadavres dans les placards lors de sa véritable prise de fonction. Le plus encombrant d’entre eux, cette commission qui reste à payer à l’agent, Christophe Henrotay, suite au transfert de Youri Tielemans vers l’AS Monaco rendu officiel le 24 mai 2017 pour 25 millions d’euros.

Après un premier versement de l’ordre de 750.000 euros payé sur le compte de l’une des deux sociétés d’Henrotay basées aux Pays-Bas, un deuxième versement bien plus important cette fois, de plus de 5.000.000, aurait dû être versé en juillet dernier sur le compte de cette même société. Une commission totale qui correspond à 20 % de la vente et dont l’accord, entre Henrotay et Van Holsbeeck, avait été entériné en 2014 avant que la FIFA n’interdise aux agents de bénéficier d’un pourcentage sur une vente future (ce que les intermédiaires vont facilement contourner par des success fee ou paliers de rémunération, voir cadre). Cette deuxième tranche de la commission n’a toujours pas été payée par l’actuelle direction du RSCA, qui la conteste plus que jamais.

À Mouscron, un dirigeant confie  » qu’on devait quelque chose à Bayat « , pour expliquer la succession de Mircea Rednic par Frank Defays.

La toile Bayat

Si Mogi Bayat n’a jamais facturé de telles sommes au RSCA, il est loin d’être à plaindre vu le volume enregistré (preuve parmi tant d’autres, cette prime de 315.000 euros + 25.000 lors de la levée d’option pour le passage de Saief depuis Gand). Dans son costume de manager général des Zèbres, Mogi a tissé pendant sept ans sa toile au sein du football belge, le temps de réseauter, de décrypter le business en place et de fraterniser avec les décisionnaires, ceux qu’il faut arriver à contenter pour parvenir à ses fins.

Ce landerneau belgo-belge, il le connaît mieux que quiconque. Parmi ses interlocuteurs privilégiés, on a longtemps noté Dirk Degraen, ancien directeur général de Genk, qui fut poussé vers la sortie en avril 2014 à cause de sa proximité avec Bayat. Même cas de figure pour Patrick Turcq, ex-responsable sportif de Courtrai, que Mogi a su recaser chez un autre club partenaire, Gand, et ce malgré la présence de décideurs sportifs comme Michel Louwagie ou Gunther Schepens. À cette liste, il faut ajouter Charleroi, Mouscron, Eupen, Zulte Waregem, etc.

Le Livre noir du football Belge
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À Anderlecht, depuis plusieurs années, il est de tous les combats ou presque. Quand il faut acheter Idrissa Sylla, en janvier 2015, c’est Mogi Bayat qu’Herman Van Holsbeeck envoie en Afrique pour décrocher la signature de l’attaquant guinéen qui travaille pourtant avec l’agent Patrick De Koster, qui s’occupe notamment de la destinée de Kevin De Bruyne. À Mouscron, un dirigeant confie  » qu’on devait quelque chose à Bayat « , pour expliquer la succession de Mircea Rednic par Frank Defays. Cet été, un agent nous explique qu’il touche une commission quatre fois plus importante si c’est Mogi qui négocie pour lui avec l’Excel.

Lucien D’Onofrio est aujourd’hui directeur sportif de l’Antwerp, tout en gardant sa casquette d’agent. Ce qui est formellement interdit.

Mission de consulting et rétro-commission

Difficile aussi pour une nouvelle direction de s’en défaire quand celle-ci est plus ou moins liée contractuellement. Une pratique répétée de Mogi Bayat est d’avoir plusieurs contrats de commissionnements différents pour un même joueur. Exemple, l’un est rédigé à l’attention de Monsieur Arnaud (Mogi) Bayat avec des commissions forfaitaires pour l’entrée du joueur. Un autre contrat est à l’attention de Creative Management (société appartenant à Mogi Bayat) et concerne une convention de service, également avec une commission forfaitaire pour le suivi du joueur sur la durée du contrat. Et un troisième contrat fixe une commission équivalant à un pourcentage sur le transfert futur.

Même la fête du titre ne se faisait pas sans
Même la fête du titre ne se faisait pas sans  » l’agent-maison  » à Anderlecht.© belgaimage

Quand les nouveaux dirigeants décident de s’opposer à ces montants, et de ne plus verser les commissions existantes, Mogi Bayat trouve la parade et propose de récupérer ce qu’il estime être son dû en amenant un nouveau joueur de son écurie. Ces conventions de service ou mission de consulting ne sont pas l’apanage du seul Mogi Bayat. Elles sont même monnaie courante. C’est une façon pour les agents de faire grimper leur commission quand celle-ci ne serait  » que  » de 7 à 10 %.

Se pose alors la question de la rétro-commission dont bénéficieraient directeurs sportifs ou joueurs. Un des directeurs sportifs de notre championnat nous a montré il y a quelques semaines sur son smartphone la proposition d’un agent venu de l’Est de lui rétrocéder 50 % de la commission du futur transfert. On ne se cache plus, ou presque, tant cette pratique apparaît comme régulière.  » Cette quasi absence de réglementation autour des pratiques du foot est évidemment une aubaine pour le crime organisé « , analyse un avocat dans le droit du Sport.

L’exemple D’Onofrio

Il y a un an environ, une enquête de l’ISI (Inspection Spéciale des Impôts), a quelque peu ébranlé les plus importants agents résidant en Belgique (ce qui n’est pas le cas de Didier Frenay ou Christophe Henrotay) mais était davantage basée sur une étude de secteur et la possible fuite des capitaux vers l’étranger. Mais cette alerte n’a en rien modifié les pratiques d’un business florissant.

Mogi Bayat, que l’on disait hors-circuit du côté d’Anderlecht, est réapparu lors du transfert sortant de Lukasz Teodorczyk qui a signé à l’Udinese de son ami Giampaolo Pozzo, propriétaire du club du Frioul et de Watford. Tout comme il fut partie prenante dans la prolongation de contrat d’ Adrien Trebel, qui touche, avec plus de trois millions d’euros de salaire brut, le plus gros salaire de l’histoire offert par un club belge, et qui a rapporté en parallèle un million d’euros de commission.

Agent depuis plusieurs années d’ Hein Vanhaezebrouck, Mogi a joué les entremetteurs lors du passage de Michel Preud’homme au Standard, remettant alors bien plus qu’un pied en bord de Meuse. Pour preuve : l’arrivée, avec l’appui de MPH, d’ Obbi Oulare, pourtant blessé, à Sclessin. À Bruges, aussi, Mogi était aux premières loges cet été, puisqu’il a permis de transférer Anthony Limbombe vers Nantes tout en bouclant la venue de Kaveh Rezaei chez les Blauw en Zwart pour un montant bien moindre que les sept millions annoncés dans les médias.

Marc Coucke et Luc Devroe sont les nouveaux patrons du mercato mauve. Avec d'autres réseaux.
Marc Coucke et Luc Devroe sont les nouveaux patrons du mercato mauve. Avec d’autres réseaux.© belgaimage

Si aujourd’hui, Mogi Bayat a été rattrapé par la justice, rien ne semble rédhibitoire. Lucien D’Onofrio, qui fut condamné pour blanchiment d’argent dans le cadre du dossier  » Standard de Liège « , avait payé, en juin 2015, une transaction pénale de plus de 1,5 million d’euros pour échapper à un procès en correctionnelle. Aujourd’hui, LD est le directeur sportif et vice-président de l’Antwerp, tout en gardant sa casquette d’agent (ou d’intermédiaire) lors des passages de Chancel Mbemba à Porto (après avoir essayé de s’immiscer dans le deal de Junior Edmilson) ou celui d’ Axel Witsel vers Dortmund. Ce qui est formellement interdit.

Quoique, dans le foot…

Didier Frenay
Didier Frenay© belgaimage

Grosses commissions et suspicions

À combien s’élève une commission  » moyenne  » pour un agent de joueur ? Si la FIFA recommande une commission de 3 % du salaire brut par an, cette recommandation n’est quasiment jamais respectée. Sur base des chiffres donnés par plusieurs agents, la norme se situe autour de commissions allant de 5-7 % à 10 %. Mais l’absence quasi totale de réglementation (et donc de limitation) sur le sol belge permet à certains agents de se payer gracieusement sur le dos de la bête.

Exemple : le passage de Landry Dimata de Ostende à Wolfsburg pour 11,5 millions d’euros en juin 2017 a rapporté très gros à la société Star Factory détenue par Didier Frenay. Si les montants qui suivent sont même fortement à la baisse par rapport à ceux que l’on a pu obtenir, l’agent justifie ces chiffres :  » Ostende a payé 500.000 euros au Standard pour un jeune joueur qui n’avait jamais joué avec l’équipe première. Dix mois plus tard, le club côtier a revendu Landry pour 11.500.000 euros. Ostende a touché 70 % de ce montant, soit 8.175.000, ce que le club n’avait jamais touché jusque-là, et Star Factory a obtenu la différence, soit environ 3.325.000 euros « , précise Frenay. Ostende a dû par la suite rétribuer le Standard, qui avait inséré un pourcentage à la revente, lui permettant de toucher environ 1 million d’euros.

Un montage qui n’est pas à proprement parler choquant si tout le monde s’y retrouve, comme le souligne l’un des dirigeants d’un club de l’élite :  » Je ne regarde pas ce que ça me coûte, c’est ce que cela me rapporte qui m’intéresse.  » Un agent qui amène un joueur pour zéro franc-zéro centime risque donc de toucher un commission alignée sur la plus-value à la sortie.

D’autres cas sont plus étonnants par contre, comme les commissions attribuées à Star Factory lors des transferts cet été d’ Elias Cobbaut, Antonio Milic, et Thomas Didillon vers Anderlecht. Lors de chacun des trois transferts, la société de Didier Frenay a perçu 500.000 euros, sans compter les bonus, et les success fee (primes de succès) à la revente. Autrement dit, une perte sèche de 1.500.000 euros pour le RSCA en commissions d’agents sur trois dossiers.

L’ex-directeur sportif d’Ostende, aujourd’hui à Anderlecht, Luc Devroe explique  » que cela correspond à une commission de 10 %, un pourcentage en vigueur à Anderlecht.  » Sauf que sur cette base de 10 %, on arrive difficilement à 500.000 euros de commission pour un joueur comme Cobbaut qui perçoit 12.500 euros brut par mois + 200.000 de prime à la signature par saison. Réponse sèche du directeur sportif d’Anderlecht :  » C’est un contrat de 5 ans et vous n’avez pas inclus l’assurance groupe.  »

Ne jonglant pas avec cette fameuse assurance groupe, nous avons contacté deux agents habitués à négocier des commissions. Nous leur avons demandé de calculer sur base des chiffres de Cobbaut une com’ de 10 %. La réponse est sensiblement la même dans les deux cas :  » 59.088 d’assurance groupe + 174.000 de salaire + 200.000 de prime = 433.088 euros/an. Donc 43.000 de commission à 10 %. Ce qui correspond à un versement de 215.000 euros pour la totalité du contrat. On est donc très loin des 500.000 euros de commission cités plus haut.

Didier Frenay, justifie, lui, ces chiffres :  » C’est une question de négociation, mais aussi de réputation. Star Factory est reconnu depuis 17 ans. Je connais Luc (Devroe) depuis 30 ans. Il y a une confiance qui s’est installée par rapport aux différents transferts.  » S’il n’est pas le seul agent à avoir placé un joueur à Anderlecht cet été lors d’un mercato particulièrement mouvementé, Frenay est désormais le partenaire privilégié de la maison mauve. À Ostende, le nouveau boss sportif depuis l’été, Hugo Broos a récupéré d’anciens contrats qui liaient l’ex-direction ostendaise à Star Factory :  » Je reconnais qu’il y a des cas exagérés mais c’est de la cuisine interne. C’est un système qui est à revoir. Pourquoi est-ce au club de payer la commission de l’agent ? Alors qu’il est dans le camp d’en face. Pourquoi ce n’est pas au joueur de payer ?  » Les montants risqueraient d’être très différents.

Laurent Denis et Mogi Bayat,  tous deux inculpés dans le scandale.
Laurent Denis et Mogi Bayat, tous deux inculpés dans le scandale.© belgaimage

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