« Le Kuipke, c’est l’anneau mythique « 

À l’occasion des 90 ans des Six-Jours de Gand, nous avons réuni le plus grand routier et le meilleur pistard de tous les temps.

Une pléiade de grands coureurs ont animé les 89 éditions précédentes des Six-Jours de Gand. L’équipe la plus légendaire, la plus forte aussi, avec quatre victoires en autant de participations, était formée par le meilleur spécialiste des Six-Jours et le plus grand coureur sur route de l’histoire.

35 ans après leur ultime victoire de concert au Kuipke de Gand, Patrick Sercu et Eddy Merckx sont toujours passionnés par leur sport. Si Sercu (68 ans) enfourche moins souvent son vélo de course, Merckx (67 ans) continue à avaler les kilomètres.  » J’aimerais encore rouler une fois sur piste mais je ne sais pas si c’est raisonnable et, en plus, je n’ai plus d’engin approprié « , reconnaît-il.

 » J’ai offert mon dernier au musée du cyclisme de Roulers « , déclare Sercu.  » Il y a quelques années, des étudiants en photographie m’ont demandé de faire quelques tours. Au début, je n’allais pas assez vite et j’étais gêné mais un mécanicien de la fédération est parvenu à me placer un 17 à la place du 16, à l’arrière, ce qui m’a bien aidé. Après, j’ai souffert plusieurs jours du dos.  » Il éclate de rire. Son ami et invité du jour soupire :  » Ne me parle pas de maux de dos… « 

Le dur labeur auquel ils se sont astreints durant leurs années de gloire a requis son tribut mais leur mémoire, elle, est intacte, comme on peut s’en rendre compte quand ils plongent dans leurs souvenirs.

Vous avez lié connaissance, jadis, durant un meeting sur piste à Bruxelles. Dans quelles conditions exactement ?

Patrick Sercu : C’était le prix des jeunes en 1963.

Eddy Merckx : C’était l’antichambre des grands. Nous devions rouler trois ou quatre séries de qualification avant la finale, dans la course aux points finale. Nous roulions l’un contre l’autre, mais Patrick ne m’a pas laissé l’ombre d’une chance, tant il était rapide.

Sercu : Sur cinq kilomètres. Quelques semaines plus tard, c’était le championnat de Belgique. Nous n’avions pas de coéquipier. Mon père connaissait bien Félicien Vervaecke, le soigneur d’Eddy, et il lui a demandé si nous ne pourrions pas participer ensemble au championnat pour amateurs. Nous avons gagné.

Premiers Six-Jours en commun à Berlin

Le courant est-il aussi bien passé en dehors de la piste ?

Merckx et Sercu en ch£ur : Absolument.

Sercu : Nous étions tous deux animés par la même rage de vaincre. Nous travaillions sérieusement, nous nous soignions. Cela a créé des liens.

Merckx : En stage, les autres sortaient mais nous, nous restions à l’hôtel.

Devenus pros, vous avez roulé vos premiers Six-Jours de concert à Berlin, en octobre 1965…

Sercu : J’avais roulé mes premiers la saison précédente à Anvers. Eddy n’est passé pro qu’en mai alors que j’avais franchi le pas en janvier.

Vous avez immédiatement découvert la dure réalité du circuit des Six-Jours car après deux soirées, vous étiez à dix tours. Pourquoi ?

Merckx : Nous roulions encore comme des amateurs, en multipliant les attaques. Les autres nous ont laissé prendre un demi-tour d’avance, en jetant toutes nos forces dans la bataille, avant de nous rattraper et de pédaler à fond. Nous avons calé car nous étions exténués.

Sercu : Otto Weckerling était le directeur des courses de Dortmund, Francfort et Brême aussi, mais nous ne nous sommes produits qu’à Berlin…

Merckx : Logique car, à notre âge, trois Six-Jours en une saison étaient amplement suffisants.

Sercu : Oui mais Weckerling voulait que les vainqueurs de Berlin prennent aussi le départ des autres Six-Jours allemands. Il a donc expliqué à nos concurrents qu’ils ne pouvaient pas nous laisser prendre la tête. Et encore moins nous laisser gagner.

Merckx : Les autres ne demandaient qu’à nous donner une leçon. Nous étions jeunes et ambitieux, nous avions déjà signé quelques performances et nous avions touché presque autant que des valeurs sûres, ce qui ne leur plaisait pas. (Il énumère les duos comme si c’était hier.) Altig-Kemper, Pfenninger-Post, Renz-Schulze, Baensch-Lelangue, Junkermann-Oldenburg : aucun ne voulait nous voir gagner.

Sercu : Plus tard, j’ai vécu ça avec le duo Risi-Betschart, qui a émergé aux Six-Jours de l’avenir à Dortmund et à Berlin. Ils ont fait comme nous dans leur première course pro, à Vienne. Ils ont attaqué d’emblée mais après vingt minutes, ils avaient un tour de retard. J’ai décelé le talent de ces Suisses et je leur ai offert un contrat pour Gand. Je les ai fait rouler pour les Laboratoires Van Vooren. Je me souviens que le patron, Eddy Van Vooren, m’a dit : – Patrick, que m’as-tu donné ? Deux amateurs ! Il a essayé en vain de les échanger. Après deux jours de course, il est venu me trouver : – Je reste sponsor l’année prochaine mais avec les mêmes coureurs. C’est toujours la même chose quand on n’a pas d’expérience : on ne roule pas comme il faut et on se fait surprendre au moment d’y aller à fond.

Gand, une ambiance à nulle autre pareille

Vous n’êtes pas restés verts très longtemps. A Berlin, vous êtes revenus à quatre tours. Lors de vos deuxièmes Six-Jours communs, à Bruxelles, vous avez terminé deuxièmes et vous avez gagné la troisième épreuve, à Gand. Quels souvenirs conservez-vous de cette première victoire ?

Sercu : La première fois est toujours spéciale, dans tous les domaines.

Merckx : Ce fut une victoire conquise à la force des mollets. Nous avions plus de points mais, dans la finale, nous n’avons jamais réussi à prendre un tour. Au contraire, Post et Simpson ont continué sur leur lancée et nous ont obligés à attaquer et à les poursuivre alors que nous étions vidés. Simpson était un peu gantois.

Sercu : Comme Clark puis Gilmore. Les Gantois vous adoptent rapidement.

Est-ce un des ingrédients qui rendent l’épreuve de Gand si spéciale ?

Merckx : Oui mais c’est aussi un public de connaisseurs, qui peut être très critique. Quand ça se passe bien, les gens sont debout sur leurs bancs et confèrent une ambiance fantastique à la course. Interrogez la plupart des pistards et ils vous diront que, le Kuipke, c’est l’anneau mythique.

Sercu : Le public répond à votre style de course. L’endroit est aussi aménagé spécifiquement pour les Six-Jours. Où qu’on soit, on a une vue imprenable sur la course. Les coureurs sont vraiment en contact avec les spectateurs, puisque ceux-ci sont très près de la piste.

Merckx : Gand a toujours été ma piste préférée. On a beau dire qu’un routier s’exprime mieux sur une grande piste…

Sercu : Eddy, tu étais bien plus qu’un routier. Tu as roulé sur piste dès les catégories d’âge.

Merckx : D’accord mais plus à Bruxelles qu’à Gand et pourtant, le Kuipke était idéal pour moi. Je pouvais rouler à bloc sans temps mort pour gagner un tour alors que les autres n’y parvenaient pas.

Vous avez gagné les Six-Jours de Gand à quatre reprises, ensemble. Quel est votre plus beau succès ?

Sercu : Le quatrième, non, Eddy ?

Merckx : Contre Clark et Maertens. Ils étaient convaincus qu’ils allaient gagner !

Sercu : Après les Six-Jours de Munich, que nous avons remportés avec trois tours d’avance, et le championnat d’Europe de course par équipes à Copenhague, nous sommes partis en vacances en Guadeloupe, avec nos épouses. À notre retour, les Six-Jours de Gand approchaient. Clark et Maertens ont cru qu’il leur serait facile de battre les vacanciers. Ils ne savaient pas que nous avions emmené nos vélos lors de ces congés et que nous nous étions entraînés tous les jours. Au début de l’épreuve, nous sommes délibérément restés dans l’anonymat, sans essayer de dominer la course, puis le week-end, nous y avons été à fond et nous avons réussi une doublette, soit deux tours d’affilée. Une doublette à Gand, il n’y a rien de plus beau.

Une paire des plus complémentaires.

Merckx : Pour moi, notre plus belle performance commune date du championnat de Belgique par équipes de 1967. Les autres avaient clamé qu’ils mettraient tout en £uvre pour nous écarter du titre. Il y avait certainement des combines. Ils ont tenté de démarrer dès le début mais cela n’avait aucun sens. Ce jour-là, nous étions invincibles, même pour des coureurs aussi renommés que Godefroot, Foré, Lelangue, Verschueren, Severeyns et De Loof. Nous avons terminé avec neuf tours d’avance sur les deuxièmes.

Sercu : Avec l’aide du public, qui nous a vraiment soutenus. Dès que nous avons gagné le troisième tour…

Merckx imite les cris du public pendant que Sercu poursuit : Quatre, cinq, six !

Sercu : Nous sentions que les 5.000 personnes présentes dans les tribunes étaient en plein délire…

Merckx : Sept ! Huit ! Neuf !

Sercu : C’était comme dans un match de football, quand les supporters appellent un but supplémentaire. Malheureusement, nous n’avons pu prendre un dixième tour car les 100 kilomètres étaient bouclés. Je n’ai jamais éprouvé autant de plaisir que pendant cette course.

Des 27 Six-Jours roulés ensemble, vous en avez gagné 15 et vous avez été deuxièmes à onze reprises. Qu’est-ce qui rendait votre association aussi forte ?

Sercu : Nous étions complémentaires. Eddy possédait de l’endurance, moi de la vitesse. Un coureur de fond et un sprinter, c’est la combinaison idéale car les Six-Jours sont comme un omnium. Il faut sprinter, rouler contre le chrono, effectuer une course par équipes assez longue. Il s’agit donc d’être complet. Notre amitié nous a rendus encore plus forts.

Merckx : Nous roulions pour nous-mêmes mais aussi pour l’autre. Nous ne voulions pas non plus être moins bons l’un que l’autre. Et puis nous étions très bien payés et nous voulions que les gens en aient pour leur argent.

Sercu : Nous étions des professionnels accomplis, conscients de nos devoirs envers l’organisateur et le public.

Merckx : Oui, mais ma motivation n’était pas aussi intense quand je roulais avec quelqu’un d’autre.

Vous n’avez pas souvent roulé l’un contre l’autre dans les Six-Jours mais quand c’est arrivé, était-ce difficile, Patrick, de battre Eddy Merckx ?

Sercu : C’était nettement plus difficile sur route !

Merckx : Pour moi, c’était juste le contraire ! Mais rouler avec lui n’était pas facile. Avec Patrick, on ne roulait pas un seul tour à son aise car il voulait constamment attaquer.

Sercu : Nous le voulions tous les deux, Eddy. Nous n’étions pas vraiment des partisans du contre. Nous voulions lâcher les autres, les balayer. Le public adore ça.

Des larmes, du sang et de la sueur

Quels efforts représentent les Six-Jours par rapport à une course sur route ?

Sercu : Tous ceux qui sont déjà montés à vélo savent à quel point il est dur de rouler en côte ou contre le vent…

Merckx : Mais la piste est très exigeante aussi.

Sercu : C’est un autre type d’effort. Il est ardu à cause de la vitesse et d’un pignon assez limité.

Merckx : Il y a aussi la pression sur le siège et les jambes dans les virages. La principale différence, c’est que quand on se contient sur route, on ne doit plus bouger les jambes tandis que sur piste, il faut continuer à pédaler. De notre temps, en plus, c’était très long. Durant nos premiers Six-Jours, à Berlin, nous avons roulé de minuit à cinq heures du matin et de sept heures à quatre ou cinq heures de l’après-midi. Nous nous sommes effondrés au lit à cinq heures et on nous a réveillés un peu avant sept heures. Nous nous sommes regardés : ce n’était pas possible !

Sercu : Je nous revois sur un banc à l’aéroport, le lendemain matin. Nous étions blancs de fatigue et j’avais des boutons de fièvre. Quand je suis rentré, j’ai dit à mon père que je ne pourrais jamais supporter un tel régime, c’était bien trop dur. À l’époque, les Six-Jours étaient des épreuves d’endurance pure. Nous dormions six heures et maintenant, ils roulent six heures.

Merckx : Nous n’allions pas à l’hôtel. En 1965, nous avons dormi sous le toit, en survêtement, avec un bonnet.

Sercu : Nous devions apporter notre sac de couchage. J’ai toujours le mien.

Merckx : Tu envisages un come-back ? (Il éclate de rire.) Pas moi car la piste, c’était vraiment un exercice ardu. Pense au championnat d’Europe de course par équipes de Copenhague, en 1977…

Sercu : Oui mais nous débarquions de Munich, où nous nous étions livrés à fond. Juste avant de rouler 100 kilomètres en championnat d’Europe…

Merckx : Pendant les dix dernières minutes, j’avais de tels élancements au siège que j’ai été tenté de renverser Patrick. Je n’en pouvais plus… (Rires.)

Sercu : Par rapport aux vrais spécialistes, Eddy avait un problème : il ne roulait jamais un hiver complet. Après Gand, il se reposait puis courait encore deux épreuves en février. Il fallait donc être très fort pour rivaliser avec les pistiers qui se concentraient sur l’hiver.

Merckx : Quand on parcourt mon palmarès, on ne pense pas aux Six-Jours mais moi, j’y attache beaucoup d’importance. Ils m’ont coûté des larmes, du sang et de la sueur.

La meilleure école

Si c’est aussi dur, on peut se demander pourquoi le meilleur routier participait aux Six-Jours ?

Merckx : D’abord parce que c’était un supplément bienvenu. Si j’étais pro maintenant, avec les sommes que les coureurs gagnent, je ne roulerais sans doute plus de Six-Jours.

Sercu : Je n’en roulerais pas non plus douze ou treize par hiver !

Merckx : Ensuite, c’était une bonne forme d’entraînement hivernal. Je n’aurais pas gagné Milan-Sanremo aussi souvent sans les Six-Jours. À l’époque, il y avait moins de courses au début de l’année et les Six-Jours me permettaient d’être en meilleure forme que mes concurrents.

Sercu : A l’époque, beaucoup plus de routiers participaient aux Six-Jours, Eddy. Ce n’est pas pour ça que tu as gagné Milan-Sanremo à sept reprises.

Peut-on encore combiner une carrière sur route avec des Six-Jours ?

Merckx : Pourquoi pas ? Erik Zabel l’a prouvé il n’y a pas si longtemps.

Sercu : C’est possible mais les coureurs ne s’y astreignent plus car ce n’est plus intéressant financièrement.

Merckx : Je n’avais pas encore roulé de course en 1961 quand je me suis entraîné sur piste tout l’hiver. Néophyte, j’ai ensuite pris part à des courses sur route et j’ai collectionné les victoires. Selon moi, la piste est la meilleure école qui soit pour les jeunes. Tous les coureurs devraient faire de la piste durant leur jeunesse.

PAR ROEL VAN DEN BROECK

 » Sans les Six-Jours, je n’aurais pas gagné Milan-Sanremo si souvent.  » Eddy Merckx

 » Nous voulions toujours balayer les autres. Le public adorait ça.  » Patrick Sercu

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