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Le grand Suárez

Sélectionné pour la première fois avec l’Argentine par Lionel Scaloni à 30 ans, au printemps dernier, Matias Suárez s’est offert dans la foulée une parenthèse enchantée lors de la dernière Copa América. Une seconde jeunesse pour un joueur qu’on a longtemps cru perdu pour le plus haut niveau.

Le dimanche 16 juin dernier, à la 77e minute, Matias Suárez supplée Sergio Agüero dans le onze de Lionel Scaloni pour venir épauler Lionel Messi en pointe du dispositif argentin dans une fin de match tendue contre la Colombie, en ouverture de la Copa América.

Mené 2-0, Scaloni, épaulé sur son petit banc par un trident d’anciennes gloires aux noms ronflants composé de Roberto Ayala, Pablo Aimar et Walter Samuel, décide de miser sur l’ancien Soulier d’Or 2011 pour mettre le feu à la défense des Cafeteros. Pari tenté. Pari perdu. Reste une image. Presque un rêve. Celui d’un joueur qu’on pensait abîmé à tout jamais pour le haut niveau tout d’un coup parachuté à la table de ses idoles.

Une absence de permis de travail aura bloqué, au printemps 2012, un possible transfert à Arsenal.

EL ARTISTA

Le problème avec les songes de Mati Suárez, c’est qu’ils ont rarement la couleur de l’exploit. Jugez plutôt. Pour son baptême du feu en Europe dans le Sporting d’Anderlecht d’ ArielJacobs en juillet 2008, El Artista, époque coupe mulet, doit faire avec une double confrontation aux airs de chemin de croix contre les Biélorusses du Bate Borisov. Bilan : deux apparitions discrètes, une élimination sans gloire, une légère blessure et trois mois de placard.

Sans son départ de Belgrano à destination de River Plate, cet hiver, il n’aurait jamais disputé la Copa América.  » Pablo Chavarria

Comme d’autres transfuges estivaux cette année-là (cf. Hernan Losada et RubenilsonKanu), l’attaquant d’1,82 m aux courbes élancées, mais au corps malingre doit faire avec une concurrence nouvelle et des exigences revues à la hausse.

Matias Suárez n’a encore que 20 ans, mais vient déjà de baliser une carrière aux destins capricieux. Parfois caricaturé en joueur de parc incapable de se montrer aussi performant sur des terrains gelés au coeur de l’hiver que sur des billards tondus à ras en plein cagnard, l’homme a pourtant marqué ses deux plus beaux buts époque anderlechtoise avec un ballon orange – le 16 décembre 2010 contre l’Hajduk Split en Europa League – et des gants – contre Genk en championnat un 5 février 2012.

Démonstration qu’on peut avoir une bonne tête de gendre idéal, la tchatche d’un étudiant Erasmus et apprécier la contradiction. Pas si surprenant pour un garçon rarement jugé à sa juste valeur, puisque longtemps ignoré des radars du football argentin.

Jusqu’au 22 mars dernier et cette sélection surprise dans le groupe de Lionel Scaloni pour un diptyque amical contre le Venezuela et le Maroc. La preuve désormais irréfutable que deux mois réussis avec River Plate valent bien plus dans la tête d’un sélectionneur argentin qu’une petite décennie à cisailler les défenses de Pro League.

LE TRAîTRE

Plus mature, sans doute, – il a eu 31 ans le 9 mai dernier -, Matias Suárez n’aurait pourtant pas tellement changé à en croire l’homme qui le connaît probablement le mieux dans le monde du football, Pablo Chavarria, ami et ancien coéquipier à Belgrano puis Anderlecht.

 » Footballistiquement, il a retrouvé son niveau de 2011. Celui qui aurait déjà dû lui permettre à l’époque d’être sélectionné avec l’Argentine. Mais, là-bas, personne ne regarde le championnat de Belgique. Et humainement, c’est pareil, je ne le trouve pas différent d’avant ses « problèmes ».

En fait, pour avoir passé un week-end avec lui à Cordoba avant son départ pour la Copa, je peux vous certifier que Mati n’a pas changé. Il reste ce jeune homme timide que j’ai connu dans les dortoirs de Belgrano. Avec Mati, c’est un asado ( les barbecues à la sauce argentine, ndlr), un maté ( boisson traditionnelle sud-américaine, ndlr) et au lit.

Ce week-end-là, nous étions en vacances, il aurait pu avoir envie de célébrer sa sélection, mais non. Mati, c’est un calme, il n’a jamais aimé sortir. » Pour une fois, le gamin de Cordoba a pourtant une bonne excuse. C’est que, depuis janvier, Matias Suárez n’est plus forcément le bienvenu en ville.

Enfant du CA Belgrano, le principal club de Cordoba, Suárez en était encore le capitaine jusqu’en janvier dernier. Juste avant de céder aux sirènes rutilantes de River Plate, l’un des deux géants de la capitale Buenos Aires.

Englué dans une lutte – finalement perdue – pour le maintien, les supporters de Belgrano vivront le transfert comme une trahison.

 » Pour une fois, dans sa carrière, Mati aura été égoïste, mais c’est sans doute le meilleur choix sportif qu’il aura fait « , juge encore Pablo Chavarria, tout juste transféré de Reims en Ligue 1 vers Majorque en Liga.

AU TOP

 » Il a enfin retrouvé son plein potentiel physique et il fallait qu’il en profite pour matérialiser ça avec un joli transfert  » poursuit son pote.  » C’était aussi le seul moyen pour lui de croire encore en une sélection avec l’Argentine. Et, ce qui est certain, c’est que sans son départ de Belgrano cet hiver, il n’aurait jamais disputé la Copa América.

Bien sûr, pour les supporters de Belgrano, auquel je m’associe, on a vécu ça comme une trahison, mais qui peut dire qu’à sa place, il n’aurait pas fait la même chose ? Pas moi en tout cas…Aujourd’hui, Mati joue quand-même pour le meilleur club d’Amérique du Sud. Il faut s’en rendre compte. »

Une désertion vivement critiquée dans son fief, mais qui se transformera quelques mois plus tard en un ticket pour le Brésil et la Copa América. Une sélection que les plus lucides attribuent plus au forfait de Mauro Icardi qu’à ses 5 buts et son statut de joker de luxe à River Plate.

Pas de quoi tempérer cette impression de come-back tonitruant pour celui que certains considèrent aujourd’hui comme le meilleur attaquant du championnat argentin depuis qu’il a rejoint River Plate l’hiver dernier.

 » Il a fait énormément de bien à River depuis son arrivée, ça c’est certain  » s’étonnerait presque Cédric Fernandez, supporter belgo-argentin de River Plate.  » J’ai revu chez lui certains mouvements de ses meilleures années en Belgique. De là à dire que c’est le meilleur attaquant du championnat, il y a de la marge.

Je pense qu’il reste un cran en dessous d’un Dario Benedetto à Boca, voire du Colombien Juanfer Quintero chez nous. Et puis, il y a encore le vieillissant, mais toujours performant Lisandro Lopez, champion et meilleur buteur avec le Racing. »

TROU NOIR

Toujours est-il qu’en pleine transition, l’Albiceleste a donc décidé de miser sur un novice de 31 ans pour boucher ses trous. Un profil qui ne s’inscrira pas dans le projet Qatar 2022, mais qui a le mérite d’incarner mieux qu’un autre ce joueur de complément. Un oiseau rare en Argentine et une aubaine pour Suárez dont la fin de carrière épousera finalement les courbes d’un climax tardif.

C’est qu’on en était encore loin il n’y a pas si longtemps. Rapatrié bon gré mal gré en juillet 2016 dans son club de coeur de l’Atlético Belgrano huit ans après l’avoir quitté, El Artista semblait d’abord devoir finir sa carrière là où tout avait commencé. Sans autre forme de décorum.

Un triste épilogue sous forme de retour à la case départ, sans les papelitos – cette pluie multicolore de papiers qui teinte le ciel des stades argentins – qui vont de pair. Un comble pour un joueur qui a longtemps incarné la réussite d’une politique managériale drivée depuis Neerpede par Herman Van Holsbeeck.

Arrivé en Europe contre 2,4 millions d’euros en juillet 2008 au plus fort du réseautage argentin à la base des arrivées successives des Nicolas Frutos, Nico Pareja, Lucas Biglia et Cristian Leiva, Suárez deviendra d’abord une locomotive pour ses compatriotes ( Pablo Chavarria et Pier Barrios, tous deux aussi issus de l’Atlético Belgrano qui rejoindront Anderlecht quelques mois après son arrivée, ndlr) avant d’incarner la faillite d’un système d’intégration.

J’ai revu chez lui certains mouvements de ses meilleures années en Belgique.  » Cédric Fernandez, fan de River Plate

Perdu entre Belgrano et Bruxelles, Suárez connaît une fin de parcours chahutée en Belgique. Fragile aussi bien physiquement que mentalement, on dit à l’époque l’Argentin en dépression. Le trou noir durera 18 mois. Le temps de comprendre, sans doute, comment le premier Sud-Américain, et par la force des choses le premier Argentin, à avoir inscrit son nom au palmarès du Soulier d’or, aura fini par tout faire capoter.

PROCÈS

Quadruple champion de Belgique (2010, 2012, 2013 et 2014), triple vainqueur de la Supercoupe (2010, 2013 et 2014), mais aussi footballeur Pro de l’année (2011-2012), Matias Suárez a pourtant longtemps eu tout en main pour s’offrir ce transfert juteux vers un grand d’Europe.

Tout sauf une une sélection avec l’Argentine qui lui aurait permis, à l’époque, d’obtenir ce permis de travail si cher aux yeux de ces extra-communautaires qui rêvent de Premier League. Une absence de permis de travail qui bloquera, par exemple, au printemps 2012, le transfert d’une vie vers Arsenal.

Ce même manquement à la règle qui finira par valider une transaction de la raison vers la Russie et le CSKA Moscou en juillet 2012 contre 15 millions d’euros. Sans une visite médicale qui se révéla à l’autopsie insatisfaisante, la faute à une blessure au genou, la carrière de Matias Suárez aurait donc pris un tout autre tournant.

Et lui aurait évité un solide burn-out. C’est au milieu de la pampa que l’Argentin choisit de soigner le mal qui le ronge et ce départ encore mystérieux par la petite porte du Sporting d’Anderlecht.

A la rue physiquement, mais surtout empêtré dans un procès à rallonge contre son ancien employeur bruxellois – où il plaidera avoir voulu casser son contrat avec Anderlecht en juillet 2016 parce qu’il ne se sentait plus en sécurité en Belgique – il sera finalement condamné en janvier 2019 par le Tribunal Arbitral du Sport à payer une amende de 1,4 million d’euros. Entre-temps, Suárez aura mis près de deux ans à retrouver un vrai niveau en Argentine.

GUEULE D’ANGE

L’avantage d’avoir raison, c’est qu’on ne vous reproche pas d’avoir tort. Une Copa América plus tard, il n’y a de fait plus personne pour venir faire la morale à l’enfant de La Falda. Pourtant, derrière ces rêves de gosses finalement réalisés à l’aube de la trentaine, il y a plus qu’ailleurs des années de sueur, de doutes, d’exploits, de rendez-vous manqués, d’interviews mal senties.

Parce que Matias Suárez, c’est une gueule d’ange engagée dans un film d’épouvante. Une faute de casting. Une erreur de trajectoire. Ultra réservé, unilingue assumé, El Artista a toujours préféré regarder ses pieds que d’assumer ses choix. En même temps, quand on porte une coupe mulet, il ne faut pas s’étonner…

Le grand Suárez
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L’albiceleste : une aventure pas forcément sans lendemain

Matias Suárez avait 5 ans en 1993. Il ne se souvient donc probablement pas du doublé de Gabriel Batistuta contre le Mexique et du dernier trophée soulevé par l’Argentine en finale de la Copa América 1993. Depuis, l’ Albiceleste a perdu. Beaucoup perdu. Quatre finales de Copa América (2004, 2007, 2015, 2016) et une finale de Coupe du Monde (2014).

Derrière cette série sans fin aux faux airs de malédiction se cacherait le fantôme de LionelMessi. Un joueur plus souvent critiqué qu’adulé quand il revêt le maillot de sa sélection. Preuve que le malaise est profond.

Matias Suárez s’en sera rendu compte de ses propres yeux au cours de son séjour brésilien. Vingt-trois minutes distillés sur trois rencontres (11 contre la Colombie en ouverture, 3 contre le Paraguay, 9 contre le Chili lors de la petite finale), c’est peu. Trop peu pour marquer les esprits, mais suffisant pour créer des souvenirs. Avoir joué avec Messi notamment. Mais pas que.

Derrière le marasme ambiant d’une équipe argentine souvent apathique, une lueur et quelques jeunes certitudes se sont malgré tout dégagées pour marquer les contours de ce que sera l’ Albiceleste de demain.

Éliminée en demi-finale par le pays hôte (0-2, le 3 juillet à Belo Horizonte), l’Argentine aura pourtant livré ce jour-là son meilleur match de la quinzaine. Mieux en tout cas que contre la Colombie (0-2, le 16 juin), le Paraguay (1-1, le 20 juin), le Qatar (2-0, le 23 juin) et le Venezuela (2-0, le 28 juin). En partie grâce à sa classe biberon.

Les Leandro Paredes (25 ans, PSG), Giovani Lo Celso (23 ans, Betis Séville), LautaroMartinez (21 ans, Inter Milan) et Juan Foyth (21 ans, Tottenham) doivent devenir pour le football argentin l’occasion de croire bientôt en des jours meilleurs.

Pour Matias Suárez, leur éclosion définitive aura confirmé que son séjour en équipe d’Argentine pourrait ne pas connaître de lendemain. A moins, qui sait, que le calendrier atypique de la CONMEBOL – on disputera en 2020, la quatrième Copa América en six ans – qui se mettra dès 2020 en conformité avec le calendrier international, ne réserve une divine surprise à l’ancien Bruxellois, dans un an, pour la Copa América 2020 organisée conjointement par l’Argentine et la Colombie. Géographiquement absurde, mais théoriquement jouable pour l’ancien Anderlechtois.

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