Le grand déballage

Pour la première fois, un rapport de 70 pages montre comment la mafia des paris de Singapour s’est associée à des criminels européens pour falsifier des matches dans le monde entier.

En ce matin du 20 février 2011, un Asiatique pénètre dans le bureau de police de Rovaniemi. Il y dénonce un certain Wilson Raj Perumal, issu de Singapour, qui résiderait dans la cité sise au-delà du cercle polaire, en Finlande, sous une fausse identité. Avant que les agents soient remis de leur surprise, le mystérieux homme a disparu. Intrigués, ils décident de surveiller Perumal. Trois jours plus tard, ils le découvrent dans un restaurant proche du stade du club local, RoPS. Le match vient de s’achever sur le score de 1-1. En sa compagnie, trois joueurs de l’équipe locale. Ils tremblent sous les cris de Perumal. Le lendemain, les forces de l’ordre arrêtent celui-ci… au second coup car ils tirent d’abord le mauvais homme du lit. Perumal est finalement arrêté pendant son petit-déjeuner, avant qu’il ne prenne l’avion à Helsinki.

À ce moment-là, aucun policier finlandais ne réalise l’ampleur du coup réalisé. Puis, l’homme au faux passeport décide de parler de ses activités. Perumal se démasque, avoue arranger des matches de football, permettant une percée inouïe dans l’enquête sur la falsification de matches au niveau international. Comprenant qu’il a été trahi par ses partners in crime, il dénonce Dan Tan Seet Eng comme étant le leader du syndicat du crime singapourien dont il fait partie. La boîte de Pandore est ouverte. Début février 2013, quand Europol révèle, au terme d’une enquête d’un an et demi, que 380 matches ayant eu lieu dans quinze pays ont été achetés, y compris des matches de Ligue des Champions et des joutes de qualification pour l’EURO et le Mondial, il s’appuie sur les informations fournies par Perumal. Selon la police européenne, un syndicat du crime asiatique travaillant avec des réseaux criminels européens est à la tête de cet iceberg.

Eclairage éteint en Premier League

Le rapport World Match-Fixing : The problem and the solution décortique le syndicat du crime et ses branches européennes. Le rapport est l’oeuvre de Sportradar, une firme suisse qui fournit des statistiques sportives et possède une unité d’intégrité basée à Londres. Cette dernière collabore notamment avec l’UEFA. Sportradar contrôle pour celle-ci tous les matches des deux premières divisions des 53 fédérations membres, dont l’URBSFA. Il y en a plus de 31.000 par an. S’y ajoutent des matches d’Australie, des Etats-Unis, d’Asie et d’Amérique Centrale, plus des parties de tennis, de cricket, de rugby, de football en salle et de handball. Sportradar analyse ainsi quelque 55.000 matches par an.

Le parrain du réseau opérant depuis Singapour serait un certain Rajendran Kurusamy, un Singapourien de 54 ans surnommé The Kelong King, qui a constitué son empire de bookmaker au début des années 90. Il a rapidement acquis la réputation de rarement perdre un pari. Il n’a pas hésité à expliquer comment durant un procès en 1995 : il faussait des matches. Cela lui a valu plusieurs peines de prison. Plus tard, il a sponsorisé quelques clubs malaisiens de football et il a dirigé une société qui rachetait les droits sur les jeunes footballeurs pour les transférer ensuite avec un gros bénéfice. Il a rencontré Wilson Raj Perumal, un compatriote d’origine indienne, en 1993. Ensemble, ils ont falsifié leur premier match en 1994 pendant la Coupe de Malaisie. Leur relation s’est détériorée à cause d’un différend financier et ils ne se seraient plus parlé depuis 2009.

Wilson Raj Perumal s’est rendu en Europe, où il s’est associé avec des faussaires notoires comme Dan Tan Seet Eng et Eswaramoorthy Pillay. Perumal s’est mué en fixeur polyvalent et très actif au sein du syndicat de ces deux hommes, ne reculant devant aucune intimidation, n’hésitant pas à pénétrer dans les vestiaires à la mi-temps, pour menacer les joueurs. En plus, il n’a cessé de chercher de nouvelles méthodes de falsification de matches. Perumal était le cerveau derrière le fameux scandale des Floodlight Fixers. Son idée ? Saboter les spots de quelques stades anglais dès que le résultat visé était acquis. Eswaramoorthy Pillay a vendu le plan au syndicat malaisien du crime et l’a mis à exécution : en 1997, la lumière s’est effectivement éteinte pendant deux matches de PremierLeague, West Ham-Crystal Palace (2-2) et Wimbledon-Arsenal (0-0). Nul n’a jamais soupçonné quoi que ce soit. Les matches ont été interrompus et l’Asie a empoché d’énormes gains sur les paris : en ce temps-là, les bureaux payaient déjà quand les matches étaient arrêtés en deuxième mi-temps. Le duel entre Charlton Athletic et Liverpool, en 1999, a échappé à ce sort parce que les fixeurs, parmi lesquels le responsable de la sécurité de Charlton, avaient été confondus et arrêtés trois jours plus tôt.

Sept buts sur penalty

La créativité de Perumal ne connaissait pas de limites. Après avoir purgé en 2006 une peine de prison, il a emménagé dans un modeste appartement londonien proche de Wimbledon. Au lieu de viser les joueurs et les arbitres, il s’est intéressé aux fédérations nationales. Football4UInternational lui a servi de couverture pour corrompre les fédérations dans le besoin. C’est ainsi qu’en 2010, il a arrangé avec cet organisme un match entre Bahreïn et une équipe nationale de troisième rang du Togo, chargée de perdre sur un score-fleuve.

Nouvel exploit en 2011. Perumal soutient que ce n’est pas lui mais son partenaire d’affaires Anthony Santia Raj, qui en est responsable. Santia Raj a organisé avec Football4U, rebaptisé FootyMedia, deux matches amicaux à Antalya, en février : Bolivie-Lituanie (2-2) et Estonie-Bulgarie (2-1). Tous les buts tombent sur penalty – il faut même en rebotter un, qui a été raté. FootyMedia s’est chargé des arbitres. L’un d’eux est le Hongrois Kolos Lengyel, qui a déjà sifflé un penalty controversé durant un tournoi U20 organisé en Bolivie par Santia Raj, à la 13e minute des arrêts de jeu ! Lengyel et les autres juges impliqués ainsi que leurs adjoints seront suspendus à vie par la FIFA.

Deux hommes, Gaye Alassane et Jay Prakash S. Rajoo, travaillent pour Perumal, selon le rapport de Sportradar. Alassane, né au Mali, a émigré à Singapour. Il aurait tenté de manipuler deux matches amicaux avant le Mondial 2010 : Zimbabwe-Japon et Afrique du Sud-Zimbabwe. Il dirige maintenant une école de football à Singapour. Prakash, alias Danny, était surtout actif en Amérique du Sud et en Afrique. Il serait impliqué dans la falsification d’un match amical entre le Zimbabwe et la Thaïlande en 2009. Pendant ce match, Perumal était installé sur le banc du Zimbabwe, histoire de bien diriger la falsification. La Thaïlande s’est imposée sur le score de 3-0.

Perumal et Prakash se disputent ensuite. Le premier envoie son homme de main manipuler un match amical entre les USA et le Salvador, avec 75.000 dollars en poche. Les Etats-Unis s’imposent 2-1 grâce à un but tardif du médian anderlechtois Sacha Kljestan à la 92′. Prakash a corrompu sept internationaux salvadoriens mais il dit à Perumal qu’il n’a pas réussi. Perumal découvre alors que Prakash a conclu un accord avec un autre investisseur, dans son dos. Un an plus tard, un international salvadorien reconnaît que le match Mexique-Salvador (5-0) n’a pas été exempt de reproches non plus.

Dénoncé par ses prétendus amis

De 2008 à 2011, Perumal a également fait fausser une trentaine de matches du championnat finlandais. Il a manipulé RoPS via l’entraîneur adjoint zambien. Zeddy Saileti, un héros local pour avoir joué pendant des années pour le club, a recruté au pays des joueurs qui ont fait en sorte d’obtenir le résultat convenu. Saileti a échappé au coup de filet mais sept Zambiens et deux Géorgiens ont été démasqués et condamnés, après que la police finlandaise eut confondu Perumal. Le 19 juillet 2011, celui-ci a disparu derrière les barreaux, même si ça n’a pas duré longtemps (voir encadré).

Le 20 février 2011, c’est Dan Tan Seet Eng qui envoie un homme de main, Joseph Tan Xin, dénoncer Perumal en Finlande, quelques jours après la fameuse farce des penalties à Antalya. Il a sans doute délégué un homme de main de Santia Raj, pour se venger de quelques promesses non honorées. Perumal aurait gardé une partie de l’argent prévu pour reprendre RoPS, un acte motivé par le désespoir, le Singapourien ayant dépensé sa fortune dans des paris sur des matches non falsifiés. Car aussi brillant a-t-il été dans la manipulation de matches, Perumal a été un très mauvais parieur. Dan Tan lui a retiré sa confiance, l’a fait éliminer et a promu Santia Raj dans la hiérarchie de son organisation.

Dan Tan a effectué ses débuts comme bookmaker illégal en hippisme et en football dans les années 90. Kurusamy était son mentor. Dans le sillage de son autre modèle, Eswaramoorthy Pillay, il a été le premier à déplacer ses activités du Sud-Est asiatique à l’Europe. De nos jours, Dan Tan est le patron incontesté des Kelong Kings. Il entretient des liens étroits avec le crime organisé, sur l’ensemble de la planète.

Il se présente d’abord en Europe comme le comptable de Pillay. Celui-ci est réputé dans son pays, puisqu’il a défendu le but de l’équipe nationale de Singapour et qu’il a été footballeur professionnel au FC Barnet, en Angleterre. Avec Stanton Technologies, une société basée à Dubaï, il sponsorise le club suisse de Chiasso, ce qui lui permet de falsifier différents matches de Chiasso et du FC Sion durant la saison 2008-2009. Pillay a tourné le dos à l’Europe, depuis, ayant accumulé trop de dettes de paris et étant devenu persona non grata dans les casinos. La direction des Kelong Kings échoit donc à Dan Tan.

Calcioscommesse

Dan Tan cible l’Italie. Il est considéré comme le responsable d’un des plus grands scandales du football contemporain, le Calcioscommesse. Pendant deux saisons, le Singapourien parvient à faire manipuler un grand nombre de matches de Serie A et de Serie B. La Camorra napolitaine et d’autres organisations mafieuses auraient gagné 2 milliards d’euros grâce à cette manipulation à grande échelle. Le scandale éclate début juin 2011 avec l’arrestation d’une volée de joueurs, parmi lesquels les anciens internationaux italiens Giuseppe Signori et Cristiano Doni. D’autres arrestations suivent : le capitaine de la Lazio, Stefano Mauri, le coach de la Juventus Antonio Conte et l’arrière du Zenit, Domenico Criscito. Ce dernier est arrêté alors qu’il s’entraîne avec l’Italie, en prévision de l’EURO 2012. Le scandale lui coûte sa participation au tournoi. Le gardien belge Jean-François Gillet (ex-Bari) est ensuite suspendu pour avoir été au courant de la manipulation. Il rate le Mondial à venir.

Pendant des années, Dan Tan a soigneusement orchestré les manipulations. Il s’est appuyé sur une bande de criminels de Balkans, appelés les Tsiganes en Italie. C’est eux qui prenaient contact avec les joueurs, les corrompaient, les menaçaient et usaient de violence. Ils fournissaient ensuite à l’organisation de Dan Tan toutes les informations nécessaires pour des paris réussis en Extrême-Orient. Vinko Saka, l’ancien entraîneur-adjoint du Dinamo Zagreb, était en contact téléphonique étroit avec Dan Tan. Saka était le cerveau de maints matches faussés du championnat croate quand il entraînait le NK Medimurje. Il a été arrêté, comme des dizaines de joueurs, coaches et managers, et suspendu à vie.

À la tête des Tsiganes, le Macédonien Rade Trajkovski, le Serbo-Turc Almir Gegic et le Serbe Dragan Antic. Trajkovski a été arrêté à Athènes en décembre 2011 et extradé en Italie. Après sa libération, deux mois plus tard, il est retourné à Skopje, où il vit avec sa femme et son fils. On le soupçonne non seulement de falsification de matches mais aussi de vols, d’attaques à main armée et même de crimes.

Les premiers contacts entre l’ancien footballeur Almir Gegic et le syndicat singapourien datent de 2007 et de son transfert à Chiasso. Avant, il s’était produit pour des clubs de Serbie, de Slovaquie, d’Italie (Vicenza) et de Turquie (Antalyaspor et Istanbulspor). Il a fait la connaissance de Pillay en Suisse. Avant d’être impliqué dans le Calcioscommesse, Gregic a collaboré à la falsification de matches du championnat suisse. Il a été en fuite un an avant de se rendre aux autorités italiennes, en novembre 2012.

La D2 belge

Dragan Antic est un vieux renard. Il a déjà été condamné en 2006 pour sa participation à l’achat de matches, dans l’affaire Robert Hoyzer, le premier scandale à avoir fait trembler l’Europe du football. Après sa libération, il a commencé à travailler pour les Tsiganes. Antic entraînait le club macédonien FK Ohrid quand il a été condamné pour son implication en Italie et contraint à la démission.

D’Antic, on arrive vite à Ante Sapina, le master mind croate du scandale Hoyzer. En novembre 2005, il a été condamné à deux ans et onze mois de prison. Ça ne l’a pas incité à battre sa coulpe puisqu’il a repris ses activités dès sa libération. Cette fois pas en Allemagne mais à l’échelle internationale. Pendant son deuxième procès à Bochum, il a reconnu avoir notamment faussé le match de Ligue des Champions Debrecen-Fiorentina et le match de qualification pour le Mondial 2010 entre le Liechtenstein et la Finlande. Il a été condamné à cinq ans et demi de prison en mai 2011, pour ces faits. En appel, il a obtenu une réduction de peine de six mois, comme son comparse Marijo Cvrtak. Cvrtak est l’homme qui, en 2010-2011, a falsifié plusieurs matches de l’UR Namur en D2 belge. Sapina et Cvrtak n’ont encore jamais été associés directement à Dan Tan Seet Eng et à Wilson Raj Perumal, mais d’après Sportradar, il y a suffisamment de preuves pour affirmer qu’ils ont travaillé ensemble.

PAR JAN HAUSPIE

Sacha Kljestan a-t-il vraiment mesuré la portée de son acte quand il a marqué le but décisif des USA, lors des arrêts de jeu, face au Salvador, en 2010 ?

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