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 » Le football peut changer des millions de vies « 

L’international espagnol de Manchester United a lancé en août un projet incitant les acteurs du monde du foot à reverser 1 % de leur salaire à un fonds commun destiné à changer le monde. Son but : initier un mouvement global.

Juan Mata, 29 ans, n’est pas seulement différent parce qu’il joue à Manchester United, compte 42 sélections avec l’Espagne et a remporté avec ses clubs (Chelsea, MU, après des débuts pro à Valence) ou son pays tous les grands titres internationaux : une Coupe du monde (2010), un Championnat d’Europe (2012), une Ligue des champions (2012) et deux Ligues Europa (2013 et 2017). Il est aussi différent parce qu’il arrive seul à l’entretien, sans agent ou attaché de presse, s’excuse trois fois pour ses deux minutes de retard, et qu’il le fera à nouveau juste avant de repartir alors que la discussion a duré dix minutes de plus que prévu.

Surtout, le milieu de terrain des Red Devils a surpris cet été par une initiative qui a marqué dans l’univers souvent autocentré du foot professionnel : dans une lettre publiée sur le site theplayerstribune, l’international espagnol a promis de reverser 1 % de ses gains – soit 80 000 euros par an, sur la base d’un salaire brut d’environ 8 millions annuels – au projet Common Goal, une fondation qui regroupe des oeuvres de charité, le plus souvent destinées à favoriser l’ascension sociale de jeunes défavorisés.

 » C’est un petit geste qui, s’il est partagé par tous, peut changer le monde « , précisait-il. Dans un hôtel du Grand Manchester, Juan Mata revient sur ses sources d’inspiration, ses motivations profondes et ses objectifs.

Étiez-vous au mariage de Lionel Messi cet été ?

JUAN MATA : Non.

Les médias argentins ont expliqué que les 260 convives avaient été invités à faire un don pour une fondation, mais n’avaient versé que 9 500 ?, soit moins de 40 ? par tête. Même si la somme réelle aurait dépassé les 24 500 ? après qu’une autre association a annoncé avoir reçu 15 000 ?, l’image des footballeurs avait encore été écornée. Qu’en aviez-vous pensé ?

MATA : J’en avais entendu parler, oui. Mais je ne suis personne pour commenter ce que les autres donnent ou ne donnent pas. Je ne sais même pas si tout cela est vrai, donc je ne me permettrais pas de parler de ce sujet.

Les footballeurs n’ont pas la réputation d’être des personnes généreuses. Est-ce quelque chose que vous observez dans la réalité ?

MATA : Pour certains, nous avons cette image négative, en effet. Mais beaucoup de joueurs font des choses sans le dire publiquement, et personne n’est au courant. Dans le cas spécifique du projet Common Goal, c’était important de rendre l’initiative publique et de faire sa publicité pour que le plus de gens possible puissent le rejoindre. C’est l’objectif.

 » Le projet consiste à verser 1 % de son salaire à un fonds commun  »

Comment ce projet est-il né ?

MATA : De ma collaboration avec Street Football World, une ONG qui travaille avec beaucoup d’associations relatives au football. Avec son fondateur, Jürgen Griesbeck – un Allemand qui est à moitié Colombien -, on a eu une conversation et on est vite tombés d’accord sur l’idée qu’on avait du football, pas seulement comme sport, mais comme force capable d’unir les gens. On voulait faire quelque chose de beau, d’efficace et qui aidait à une échelle globale. Lui avec son expérience, sa manière de comprendre le football comme outil pour le développement social, et moi avec ma capacité d’être au sein du football professionnel.

Common Goal consiste à reverser 1 % de son salaire…

MATA : 1 %, ça ne semble pas beaucoup, pour moi comme pour vous. Mais mis bout à bout, tous nos 1 % peuvent signifier une grande aide. J’ai fait un voyage en Inde, en juin, pour visiter l’une des organisations avec laquelle Street Football World travaille, à Mumbai. Ça a été un choc. Vraiment. D’abord, de voir des situations économiques aussi extrêmes, si proches géographiquement : tu peux trouver à quelques mètres de distance un hôtel de luxe et des bidonvilles. J’ai aussi rencontré des gens qui avaient à peine de quoi vivre, mais étaient très riches spirituellement et mentalement, avec une capacité incroyable pour profiter de ce qu’ils ont sans se concentrer sur les choses matérielles. Si j’ai vu des gens qui vivaient dans des conditions très précaires, j’ai aussi constaté qu’il existe des personnes qui aident, dont l’action a un véritable impact. C’est entre la conversation avec Jürgen Griesbeck et ce voyage qu’a surgi l’idée de mettre Common Goal en marche.

Concrètement, comment fonctionne ce projet ?

MATA : Le projet part des joueurs, de moi et de ceux et celles qui m’ont déjà rejoint. Tous ceux qui viennent donnent 1 % de leur salaire à un fonds commun. Chacun alloue ses dons spécifiquement à l’une des oeuvres associées au projet, à celle dans laquelle il se reconnaît le plus. Mon idée, et mon intérêt évidemment, est que ce soit transparent, efficace et que ça ait un impact réel. C’est ça le plus important. L’objectif, ce serait qu’il n’y ait pas que des joueurs qui collaborent, mais aussi n’importe quelle personne qui aime le football ou qui fait partie du football professionnel, comme les entraîneurs, les clubs, les ligues, les fédérations. L’idée, c’est que ça devienne une aide globale et que 1 % des revenus de l’ensemble du football professionnel puissent être concernés. Ça ferait du football un outil de développement social. On a aussi discuté du projet avec des instances qui ont un pouvoir de décision dans le foot. L’idée est qu’à terme, ce ne soit plus volontaire mais routinier, que les gens connaissent Common Goal et sachent que 1 % des bénéfices de chaque club, ou de chaque activité liée au football, lui sont destinés. On veut que tout le monde en fasse partie.

 » Chaque joueur doit être un ambassadeur pour son pays ou ses coéquipiers  »

Au lancement du projet, vous avez dit vouloir débuter par  » une équipe de onze joueurs « . Où en est-elle ?

MATA : En fait, on est déjà plus de vingt. Pour l’instant, on a seulement annoncé Mats Hummels (Allemagne), les Américaines Megan Rapinoe et Alex Morgan et maintenant Giorgio Chiellini (Italie). On va en annoncer d’autres dans les prochaines semaines (depuis l’entretien, les Allemands Serge Gnabry et Dennis Aogo, l’Australien Alex Brosque, l’entraîneur d’Hoffenheim Julian Nagelsmannet l’international turc Hasan Ali Kaldirim ont annoncé s’être associésà Common Goal). On ne veut pas seulement avoir de grands noms, mais aussi montrer que c’est un projet global, qui va concerner tous les continents. Le but est que chaque joueur soit une sorte d’ambassadeur dans son pays ou auprès de ses coéquipiers pour toucher le plus de monde possible.

Vous êtes une vingtaine au bout de deux mois. Pensiez-vous que le projet prendrait plus rapidement ?

MATA : Non, j’ai confiance. Je crois qu’au fil des conversations et des annonces, beaucoup d’autres vont nous rejoindre. Dans ce premier groupe, on pense aux joueurs dont on imagine qu’ils ont la personnalité pour s’accorder au projet, s’y investir et le faire connaître. Mais certains sont venus directement vers nous. Mi-août, on a reçu un mail tout simple. Il venait de Giorgio Chiellini (défenseur international italien). Il nous disait qu’il aimerait faire partie du projet. On a eu une conversation Skype avec lui, et ça s’est conclu comme ça. Dans le cas de Mats Hummels, c’est aussi lui qui est venu vers nous.

Que faites-vous pour convaincre de nouveaux joueurs ?

MATA : Je n’essaie pas de convaincre, j’essaie d’expliquer, de faire en sorte qu’ils se sentent personnellement impliqués. Je leur expose ce que l’on fait en leur disant que c’est 100 % efficace et 100 % transparent. Je passe des coups de fil, j’envoie des mails, des messages WhatsApp. Ça me prend un peu de temps, mais c’est quelque chose qui me plaît.

On imagine que vous en avez parlé au sein du vestiaire de Manchester …

MATA : En fait, j’ai parlé en amont du vestiaire, avec plusieurs joueurs avec qui j’étais plus en confiance. Tout le monde voit la capacité qu’a le football pour changer des millions de vies. Mais comprendre le projet est une chose, en faire partie en est une autre. Nous, les joueurs, nous vivons parfois dans une routine frénétique avec un match le dimanche, un autre le mercredi, puis le samedi, le vendredi, la sélection. On pense aux rencontres, aux entraînements, à ce que l’on doit faire… Ce n’est pas facile d’arrêter un peu le temps pour se poser et prendre du recul, pour réfléchir à ce genre de décision. Je ne veux obliger personne à s’unir à nous, à faire quelque chose qu’il ne sent pas. Et, bien sûr, je ne vais pas donner les noms des joueurs avec qui j’ai parlé et qui ne veulent pas participer.

 » Ma soeur, qui parcourt le monde pour des ONG, est ma grande motivation  »

Vous n’avez pas reçu de réactions négatives ? Des remarques du type :  » Laisse-moi tranquille avec tes histoires…  » ?

MATA : Oui, mais pas négatives comme ça. Plutôt du genre  » Bon, O.K., je verrai « , des trucs comme ça. Et là, je comprends…

Depuis quand vous investissez-vous auprès d’organisations caritatives ?

MATA : Je ne sais pas. J’ai fait pas mal de choses sans les rendre publiques. Le fait d’être solidaire, cela vient de ma famille : mes parents, mes grands-parents, et surtout ma soeur. Ils ont une manière de comprendre la vie à partir de la coopération et la solidarité. C’est une notion avec laquelle j’ai été éduqué : le fait de se sentir membre d’une société, d’une génération, développe un sentiment d’empathie vis-à-vis de l’autre et te fait sentir privilégié d’être né là où tu es né.

Vous parlez souvent de votre soeur…

MATA : Cela fait plusieurs années qu’elle voyage à travers le monde pour collaborer au sein d’ONG dans différents domaines : l’égalité hommes-femmes, améliorer la qualité de vie des enfants dans les pays en voie de développement… Ce qu’elle fait, c’est essayer de faire de sa vie une vocation pour aider, collaborer et se montrer solidaire. Pour donner une signification plus profonde à ce que l’on fait. Elle est peut-être ma grande motivation à faire ce que je fais : je vois sa capacité à aider beaucoup de gens… Grâce à une série de facteurs, je vis dans une position privilégiée. Quand on est joueur de foot, on est capable d’avoir une opinion, on a une voix qui porte. Quand tu parles, les gens t’écoutent.

Retrouvez-vous cette capacité à s’engager chez la plupart des autres joueurs ? On vous décrit généralement comme coupés du monde extérieur.

MATA : Oui et non. Le football a une capacité fantastique à donner leur chance aux gens. Moi, j’ai eu la chance de naître en Espagne, de jouer dans de grands clubs, d’être formé dans un bon centre de formation, au Real Madrid. Mais certains de mes partenaires viennent d’Afrique et ont appris à jouer dans la rue. Le football équilibre les chances. Peu importe d’où tu viens : si tu es bon et que tu as de la chance, tu peux arriver à un très bon niveau. Si bien que beaucoup de joueurs ont cette capacité à se mettre à la place des autres et à voir au-delà de ce qu’ils vivent. Il y a des joueurs qui, effectivement, ont été toute leur vie dans le cocon du foot sans voir au-delà. Mais il y en a aussi qui savent ce que c’est de ne pas avoir beaucoup de ressources. Et qui mesurent combien le football peut changer une vie.

 » Je ne critique pas les 222 millions pour Neymar  »

Quand vous dites que vous êtes footballeur à des personnes que vous rencontrez, quelle est leur réaction ?

MATA : Elles sont de deux types. La plus courante est l’incrédulité :  » Sérieux ? Tu joues où ? À Manchester United ? Naaan ! Incroyable ! La chance que t’as !  » L’autre, que je considère comme injuste, est une réaction de réticence :  » Ah, vous êtes footballeur…  » Ces personnes estiment que tu n’es pas capable de faire autre chose parce que tu joues au foot…

Vous sentez de la jalousie chez ces personnes ?

MATA : La réaction peut être négative par rapport aux sommes d’argent dont on parle, les transferts, toutes les choses négatives qui peuvent être liées au football. Mais je suis convaincu que les valeurs du football et sa capacité économique peuvent être un motif de changement social énorme, comme on n’en a jamais vu. On peut utiliser cette capacité de manière vraiment positive.

Quand vous voyez que Neymar est transféré pour 222 millions d’euros, que vous dites-vous ?

MATA : Que c’est évidemment beaucoup d’argent. Mais je ne critique pas cette somme. Le football génère une quantité d’argent gigantesque, beaucoup d’emplois, directs et indirects. Bien sûr que la première chose qui vient à l’esprit est que c’est trop d’argent. C’est pour ça que la FIFA et l’UEFA essaient de réguler cela. S’il y avait derrière tout cet argent quelque chose de bénéfique, comme ce que l’on veut faire avec Common Goal, ce serait mieux pour tout le monde : pour l’image du football – qu’on ne verrait plus de la même manière – et pour tous les gens qui seraient bénéficiaires d’un peu de cet argent. On peut transformer cette jalousie, cette distance qu’il y a entre le supporter et le football professionnel.

Vous dites-vous parfois que vous ne vivez pas dans le monde réel ?

MATA : Quand tu es joueur professionnel et que tu as la chance de jouer à un niveau élevé, beaucoup de choses qui arrivent dans ta vie n’arriveront plus une fois que ta carrière de joueur sera terminée. Je considère que notre parenthèse de footballeur professionnel, qui dure dix ou quinze ans – vingt si tu t’appelles Ryan Giggs -, n’est pas… je ne sais pas si  » réel  » est le bon mot, mais ce n’est pas  » commun « , ce n’est pas  » normal « . C’est une situation qu’on ne connaissait pas avant d’être joueur et qui ne se prolongera pas après. On a la chance de vivre avec certains privilèges. C’est important d’en être conscient pour pouvoir apprécier la vie une fois qu’on ne les aura plus.

En vue de son après-carrière, un joueur doit donc faire attention à ne pas se déconnecter de la société ?

MATA : J’imagine que cela aide une fois qu’on a raccroché. Quand tu mènes un certain train de vie, que ça se termine et que tu n’es pas préparé au changement, le choc peut être extrêmement brutal.

Comme celui que vous avez vécu en Inde ?

MATA : Plus grand encore.

par l’equipe magazine – photos belgaimage

 » Giorgio Chiellini et Mats Hummels se sont adressés spontanément à nous.  » Juan Mata

 » Beaucoup de joueurs se montrent généreux, sans le dire publiquement.  » Juan Mata

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