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Lorenzo Staelens: « Le football est un monde de béni-oui-oui »

Dimanche, Anderlecht reçoit le Club. Lorenzo Staelens s’est produit neuf ans pour le Club, trois pour les Mauves. Il a désormais un emploi classique, en dehors du football. Pourquoi n’est-il pas devenu le grand entraîneur qu’on voyait en lui?

« Viens à mon travail », propose Lorenzo Staelens (56 ans). Il est représentant chez Carro-Bel, une firme de bétonnage et de plâtrage de Ternat. C’est là qu’il se rend, entre les tournées et le télétravail. Il occupe donc un emploi classique. Il a rencontré le directeur commercial de Carro-Bel à la réception de Nouvel An d’Anderlecht, en 2020. « Il m’a demandé ce que je faisais. Après l’affaire Lokeren, j’étais cloué à la maison depuis le mois de novembre. Il m’a proposé un emploi. Vital Borkelmans avait été RP chez eux. La société organise beaucoup d’événements en sport, essentiellement en cyclisme et en football. Nous avons discuté en février, juste avant la pandémie et j’ai débuté fin mai. Je n’y connaissais rien en bétonnage ni en pavés, je ne savais même pas ce qu’était une chape. Je m’y suis mis. Je ne m’appuie pas sur la renommée acquise en football. »

À Mouscron, je voulais faire monter Selim Amallah dans le noyau A. La direction n’a pas voulu. Aujourd’hui, il éclate au Standard. »

Lorenzo Staelens

Tu comptes septante sélections nationales, tu as joué trois Coupes du monde, tu as collectionné les titres et joué à l’étranger. Dois-tu encore travailler ou le veux-tu?

LORENZO STAELENS: Les deux. Je comprends que les jeunes se posent la question en voyant les salaires actuels des footballeurs. Eden Hazard gagne en une semaine la somme que j’ai touchée en une saison, durant mes meilleures années. Environ 225.000 euros. Je ne peux pas me permettre de rester à la maison. Je n’aime pas ça non plus. J’ai déjà occupé un emploi normal entre deux jobs d’entraîneur, il y a trois ans, chez TNT-Design, une autre firme de Ternat. J’ai aussi été professeur d’éducation physique à Zwevegem et à Meulebeke. J’ai remarqué que les mentalités avaient changé: moins on en fait, mieux on se porte. On m’avait conseillé de laisser les gosses jouer au football. J’ai organisé un match, après deux tours de course, en guise d’échauffement. Un gamin est resté assis: « Je n’aime pas courir. Ça m’énerve et je risque de faire des trucs qui ne vous plairont pas. » Un autre avait oublié ses affaires de sport. Je me suis dit que je n’allais pas supporter cet état d’esprit.

As-tu sciemment cherché un emploi en dehors du football?

STAELENS: Non. J’ai toujours pensé entraîner, mais je n’ai jamais pu travailler dans de bonnes conditions. Après mes débuts de DT à Courtrai en D2, j’ai toujours lutté contre la relégation. Je n’avais pas de budget à Courtrai. J’ai déniché Hein Vanhaezebrouck, qui entraînait Lauwe, en Promotion. Le club voulait monter, mais en avril, il ne savait pas encore quel serait son budget. Ça ne m’a pas plu. Adjoint à Roulers, j’ai vu débarquer des joueurs qui n’avaient pas le niveau de la D1.

J’ai connu quelques belles années au Cercle, avec Glen De Boeck, puis Bob Peeters. Nous avons joué les PO3 avec Foeke Booij. Le Cercle m’a demandé si je voulais passer T1 en D2. Après le limogeage de Foeke, on m’a dit de m’y mettre, pour trouver mes marques. Nous avons assuré le maintien. La saison suivante aussi. J’ai proposé de tester six jeunes en PO2. La direction trouvait le plan génial, jusqu’à ce que nous perdions deux matches. Je n’ai pas voulu renoncer à mon projet. La saison suivante a débuté dans une ambiance lugubre. La collaboration avec le Sporting Portugal a pris fin, alors que nous lui louions de très bons joueurs pour 60.000 euros par saison. Après quelques matches, nous nous sommes séparés. J’estime avoir bien travaillé avec des équipes modestes. On s’attendait à ce qu’on joue les PO1 avec une équipe affaiblie?

Lorenzo Staelens:
Lorenzo Staelens: « Quand Hein Vanhaezebrouck cherchait un adjoint à Anderlecht, je lui ai téléphoné plusieurs fois. Jusqu’à ce que Mogi Bayat m’appelle: je devais cesser de harceler Hein. »© KOEN BAUTERS

« Vanhaezebrouck n’a jamais décroché »

Pourquoi n’es-tu pas devenu le grand entraîneur que certains voyaient en toi? Hugo Broos, ton ancien coach, a un jour dit: « Lorenzo va entraîner au plus haut niveau. Mais il a aussi un caractère tranché. C’est blanc ou noir avec lui, alors qu’un entraîneur doit parfois être gris. » C’est exact?

STAELENS: Oui, j’ai une opinion et je la donne. Le football est un milieu de béni-oui-oui, mais il faut avancer. C’est pour ça que j’aimais travailler avec Glen De Boeck. Je pouvais lui dire le fond de ma pensée. J’ai vécu des situations étranges. À Mouscron, j’ai repéré un talent durant un match des Espoirs. J’ai dit à Glen, qui était entraîneur principal, qu’il fallait l’intégrer immédiatement au noyau A. Il a donné son accord, mais le responsable sportif, dont le fils occupait la même position, a refusé. Il a voulu prêter Selim Amallah, qui a été frustré. Maintenant, il fait la différence au Standard, alors que le responsable mouscronnois se demandait sans arrêt pourquoi son fils ne jouait pas.

Il y a aussi eu le président d’Alost. Un vendredi, il me téléphone: il veut que le fils d’un ami joue à l’arrière gauche, alors que le gamin était déjà à la peine en Espoirs. J’ai refusé. J’ai reçu une lettre recommandée stipulant que j’avais commis une faute grave. J’ai donc aligné le garçon une fois. Une catastrophe. Les supporters étaient furieux: « Staelens n’y connaît rien! » Quelques semaines plus tard, le président ne se présentant pas à notre rendez-vous hebdomadaire, je suis parti au bout d’une demi-heure. Nouveau recommandé. Je lui ai dit: « J’arrête. Je ne veux plus un euro. »

Bref, tu es difficile, Lorenzo?

STAELENS: Pour la direction, peut-être, car je dis les choses telles qu’elles sont. Pour placer mes accents et progresser. Quand je regarde un match, j’observe la structure. Certaines équipes en sont dépourvues. J’ai toujours essayé d’instaurer une structure dans mes équipes, de même que j’ai toujours demandé aux joueurs de faire preuve d’autodiscipline. Plus tard, j’ai appris que je devais la leur inculquer, car tout le monde n’en a pas.

Prenez Courtrai, où Glen a de nouveau fait appel à moi. J’y ai débuté à des conditions modestes. On m’a promis qu’elles seraient revues à la hausse un an plus tard. Le club redoutait d’être relégué. Certains disaient qu’avec Kristof D’Haene à l’arrière gauche, nous étions voués à la D2 alors qu’il était le premier que nous couchions sur la feuille de match.

Finalement, nous avons loupé de peu les PO1 et avons disputé les demi-finales de la Coupe, mais on m’a proposé les mêmes conditions qu’en début de saison. J’ai refusé: « Désolé, ce n’est pas ce qui était convenu ». Glen a continué, mais n’a pas tenu longtemps. Je ne suis pas surpris par ce qui est arrivé ensuite à Yves Vanderhaeghe.

Aucun grand club, comme Anderlecht ou Bruges, ne t’a approché?

STAELENS: Quand Hein Vanhaezebrouck, que j’avais engagé à Courtrai, a signé à Anderlecht, il cherchait un adjoint. Je lui ai téléphoné à plusieurs reprises, mais il n’a jamais décroché. Puis Mogi Bayat m’a appelé. Je devais cesser de harceler Hein. « C’est moi qui décide qui sera adjoint et ce ne sera certainement pas toi. » Dommage que Hein n’ait pas osé me le dire en personne.

« Mon départ pour Anderlecht a fait l’effet d’une bombe »

Tu as été très stable durant ta carrière de joueur: neuf ans au Club, trois à Anderlecht. Tu aurais même pu disputer toute ta carrière au Club. En parlant de ta trahison, Gert Verheyen a dit: « Bruges aurait dû offrir autant ou même plus à ses piliers qu’à Nordin Jbari. »

STAELENS: Je voulais un contrat de trois ans aux mêmes conditions. Antoine Vanhove ne pouvait pas prendre la décision lui-même: il devait se tourner vers le conseil d’administration et ça traînait. Nous avons enfin convenu que la décision serait prise le mercredi en huit. Le jour venu, il m’a annoncé que le conseil d’administration de la veille avait été reporté. J’ai répondu qu’il ne devait plus compter sur moi. J’ai téléphoné à mon manager, Louis de Vries. Il pensait à Lille ou à un club anglais moyen, mais deux jours plus tard, il m’a demandé si je souhaitais rester en Belgique: Anderlecht était intéressé. Nous nous sommes rendus au bureau de Michel Verschueren. En une heure et demie, tout était réglé avec lui et avec Roger Van den Stock: deux ans avec option pour une saison de plus.

Après deux ans, Verschueren m’a demandé de passer à son bureau pour lever l’option: le contrat pour la troisième saison était prêt. En le lisant, j’ai dit que les chiffres ne correspondaient pas. J’allais gagner 10% de plus que ce qui était convenu. Verschueren a répondu: « Quand nous apprécions quelqu’un, nous le lui manifestons ». Initialement, Anderlecht voulait taire mon transfert jusqu’en fin de saison, mais je ne trouvais pas ça correct envers le Club. La nouvelle a fait l’effet d’une bombe. Dès l’entraînement suivant, il y avait une banderole:  » Lorre, lâche ». Cinq skinheads étaient présents. À la fin de la séance, ils étaient cinquante. Le vestiaire a paniqué après le match suivant, à Beveren: « Tu ne peux pas reprendre le car avec nous. » J’ai fait le trajet dans la voiture du médecin.

Je ne savais même pas ce qu’était une chape de béton. »

Lorenzo Staelens

Tu as connu une belle fin de carrière à Anderlecht.

STAELENS: Deux titres et la fameuse campagne en Champions League. Mais cette période a commencé par une blessure, ma première. Anderlecht a complètement raté son début de saison et nous avons été contraints de gagner les quatre derniers matches pour nous qualifier. Le premier match? 0-6 au Standard. Puis nous avons battu Genk, qui pouvait être champion sur ses terres, et la dernière journée, Courtrai, qui aurait été sauvé avec un point. Si la saison avait duré trois semaines de plus, nous étions champions.

Tu l’as été, sous les ordres d’Aimé Anthuenis.

STAELENS: Aimé a expliqué en néerlandais ce que nous allions faire. Il ne parlait pas français. Les joueurs non-néerlandophones n’ont rien compris et ont fomenté une réunion pour se débarrasser de lui avant même le début de la saison. Glen et moi avons dit: « S’il vole et que nous loupons notre départ, qui en sera responsable? Accordons-lui un mois avant de nous retrouver. » La seconde réunion n’a jamais eu lieu: nous étions lancés.

« Vormer est le Staelens du Club actuel »

Gert Verheyen a parlé de la force du Club à l’époque: « Quand on était dans le tunnel menant au terrain, à côté de Lorre et de Franky, on avait déjà gagné ».

STAELENS: Tout commençait à l’entraînement. Personne ne voulait perdre le moindre petit match. Les entraîneurs étaient importants, mais nous avons tout arrangé entre nous dans de nombreux matches. Une fois, contre Anderlecht, je devais suivre Johnny Bosman, depuis l’entrejeu. Après avoir été plus souvent stoppeur que médian défensif, sans que rien ne change à la mi-temps, j’ai demandé à Tjörven De Brul de se charger de Bosman quand il jouait en profondeur, pour que je puisse conserver ma position. Après un quart d’heure, nous avons ainsi lancé un contre, j’ai marqué et nous avons gagné. Je n’en ai jamais réclamé le mérite. Nous avons agi, c’est tout.

Lorenzo Staelens:
Lorenzo Staelens: »Eden Hazard gagne en une semaine ce que j’ai touché durant ma meilleure saison. »© KOEN BAUTERS

Admires-tu le Club actuel?

STAELENS: De mon temps, Anderlecht était le club le plus professionnel. Les rôles se sont inversés. Mais le Club faisait toujours de son mieux. Il le fallait, compte tenu du système de paiement. Si nous ne gagnions pas, nous n’avions pas un sou. Nous avions tous un salaire de base de mille euros, mais les primes étaient élevées et augmentaient au fil des victoires. À partir de 45 points, nous gagnions beaucoup. Nous continuions donc à fond, même quand nous étions champions. Une fois, nous avons gagné 58 points, treize de plus que prévu au budget. Je suppose que la direction a frissonné.

Qui est le Staelens actuel du Club?

STAELENS: Ruud Vormer pour les buts et les assists. Mais il choisit davantage ses moments. Moi, je courais pendant nonante minutes, pour user mon adversaire avant de frapper. Parfois, je ne touchais pas un ballon pendant une heure, parce que mon adversaire me suivait. Mais un moment donné, il n’en pouvait plus. Toute l’équipe en profitait. C’est pour ça que j’étais furieux du manque total de respect de Spehar pour le groupe. S’il marquait deux buts en un match, il se disait que c’était assez. Hugo n’avait pas le choix: il le remplaçait. Il nous a fait perdre un titre. À l’Antwerp, Spehar et Addo ont commencé à se battre et ont continué dans le vestiaire. Tout le monde espérait que l’entraîneur remplace Spehar, mais il a fait sortir Addo. Quelque chose s’est cassé, nous avons perdu et le Lierse a été sacré champion. Les joueurs ont besoin les uns des autres. J’étais très fâché qu’on laisse partir René Eykelkamp pour douze millions de francs au PSV. Il n’était pas rapide, mais il se démarquait constamment et servait parfaitement les coéquipiers en course. Il n’avait marqué que cinq buts, mais Gert et moi ont avions inscrit seize et Sven Vermant quinze cette saison-là.

Nous savions ce que nous nous apportions mutuellement et je pense que c’est à nouveau le cas maintenant avec Vormer, Mechele, Mignolet et Vanaken. Hans fait des choses remarquables. Qu’irait-il faire dans un club étranger moyen, pour un peu plus d’argent, alors qu’il est le grand monsieur de l’équipe? Philippe Clement fait aussi de l’excellent travail. Je ne suis pas surpris. Il s’est toujours intéressé au métier. Il est calme, il n’hésite pas à aligner des jeunes et sait gérer les vedettes. Car Lang n’est pas facile.

Le jeu d’Anderlecht te plaît-il?

STAELENS: Le problème d’Anderlecht, c’est qu’il veut toujours jouer depuis l’arrière, partout. C’est naïf. Compte tenu de ses qualités, il devrait être deuxième depuis longtemps. Le football ne consiste pas à monopoliser le ballon, mais à marquer. Parfois, Anderlecht me fait penser à la procession d’Echternach: deux pas en avant, un pas en arrière. Quand l’équipe récupère le ballon et que l’adversaire laisse une brèche, elle fait une passe latérale au lieu de jouer en profondeur. Du coup, tous les espaces se referment. Anderlecht, c’est 77% de possession, mais pas d’occasions. Pour être dangereux quand on récupère le ballon, il faut que les joueurs courent, mais ils veulent tous le ballon au pied. Je vois un train qui ne démarre pas et s’arrête à chaque gare.

Il manque un patron en défense. Trebel est utile dans l’axe, car il donne de l’équilibre à l’équipe. Il peut être agressif quand il le faut. Il a cette intransigeance qui fait défaut à Anderlecht. Attention, je trouve bien que Kompany mise sur les jeunes, mais parfois je me pose cette question: « Est-ce parce que tout a toujours été facile pour lui, qu’il n’a jamais dû se battre, qu’il ne le demande pas à ses joueurs? » Je me rappelle Leekens, quand nous avions gagné, à l’issue d’un mauvais match. « On met les trois points dans notre valise et on s’en va », souriait Georges. Ça ne fait pas de tort de temps en temps.

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