Le foot, sport de riches

Le sport-roi ne vit pas avec son temps : ses stars ne sont pas touchées par la crise financière, on snobe les conseils écologiques et parfois les lois. S’il reste un formidable moyen d’égalité sociale, le football est pourtant de plus en plus en marge avec la société.

Décembre 2010. La Belgique subit une offensive hivernale particulièrement rude. Certaines rues, envahies par la neige, vont mettre plusieurs jours à retrouver leur praticabilité. Des citoyens sont bloqués chez eux. Pendant ce temps, alors que les services d’épandage sont débordés, des clubs de foot se mobilisent pour déblayer leur stade. Le jour de Bruges-Anderlecht, les bénévoles brugeois se lèvent à 4 h du matin pour que le sommet ait lieu. Rien n’arrête le spectacle. The show must go on.

Le football, sport des masses, sport populaire par excellence, reflet de la société est-il en train de se prendre pour un nouveau riche ? Telle est la question qu’on doit se poser quand on compare le football des années 60 à celui de maintenant. Plusieurs indices démontrent que le sport-roi est progressivement en train de perdre contact avec la classe ouvrière, son propre terreau. Fondé en Angleterre, en réaction au sport aristocrate que constituait le rugby, le football s’est développé sur le continent grâce aux ouvriers anglais. Ce n’est donc pas un hasard si dans la plupart des pays européens, le plus vieux club se situe dans un port (Anvers en Belgique, Le Havre en France, Gênes en Italie). C’était l’époque où de nombreux clubs furent fondés par les ouvriers d’une entreprise (Arsenal par les ouvriers d’une usine d’armes). Par la suite, c’est dans les régions industrielles (Charleroi, Standard, les clubs de la Ruhr, la Juventus de Fiat, Wolfsburg de Volkswagen) qu’il allait trouver un écho idéal à son épanouissement. Bref, le football a toujours rimé avec labeur, larmes et sueur.

Pourtant, la mondialisation est passée par là et le football s’est réinventé. L’argent a coulé à flots, certains clubs sont même rentrés en Bourse. Le football de papa était bel et bien mort. Les abonnements grimpaient en flèche en Premier League, chef de file de ce nouveau football, et certains gradins remplaçaient leur population ouvrière par une classe sociale plus aisée mais si le sport se réinventait, il n’en restait pas moins au contact des masses. En Angleterre, les classes populaires, chassées du stade, ne se détournèrent pas de leur hobby préféré, et troquèrent juste le stade pour les pubs, bondés à l’heure des matches. Les Coupes du Monde, spectacles éminemment mondialisés et financiers, continuaient à rassembler les peuples et les classes sociales.

Un rôle égalitaire important

Certains estiment que le football, dans son rôle social, reflète bien plus que les médias ou certaines entreprises, le nouveau visage d’un pays et l’arrivée, par exemple, des nouvelles immigrations. La victoire de la France en 1998 a été perçue comme celle d’une France black-blanc-beur.  » Le foot est un des rares espaces où une véritable égalité de chances demeure « , relatait un rapport de la Mission avenir du football, présidée par Pascal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques, et commandée par la Fédération française de football.  » Le réseau social, l’héritage familial ne comptent pas dans la réussite. Il continue d’offrir aux jeunes d’origines géographiques, sociales, ethniques diverses, l’espoir que la réussite est encore accessible à tous.  »

 » On insiste trop souvent sur le rôle prétendument intégrateur du football « , écrivait pourtant récemment dans Le Monde, Paul Dietschy, maître de conférence à l’université de Franche-Comté.  » Il est vrai que le monde du ballon rond a accordé très tôt une place de choix aux minorités visibles. Non par esprit de fraternité mais parce qu’il accorde une prime au talent et à la performance. Dans le même temps, le football spectacle est aussi un formidable miroir déformant. Loué en cas de succès, le joueur se verra stigmatisé, et notamment dans ses origines, en cas de contre-performance.  »

Pourtant, ce modèle tend à éclater. A force de pousser le football de plus en plus vers le sport-business, les signaux sont passés au rouge et on peut légitimement se demander aujourd’hui si, comme dans les années 60 ou 70, il demeure le reflet parfait de la société ?  » Dans une certaine mesure oui « , explique Benoît Lechat, qui anime Etopia, le centre d’études d’Ecolo.  » Le monde a changé et le football aussi. Aujourd’hui, le sport de haut niveau a subi une forme de mondialisation et de marchandisation poussée, comme le reste de la société.  »

 » Il faut différencier le sport que l’on fait de celui que l’on regarde « , renchérit Jean-Michel Dewael, sociologue du sport à l’ULB,  » Le sportif amateur est toujours en symbiose avec la société. Par contre, le sportif pro a changé de nature. C’est devenu un spectacle et comme tout spectacle, il ne tient pas compte du monde qui l’entoure.  »

Le spectacle passe avant la société

 » On peut résumer en disant que le football reflète toujours la société mais qu’il est aussi en décalage avec celle-ci « , explique Dewael. On en revient au miroir déformant :  » Regardez en Belgique : comme les politiques qui sont incapables de réformer le pays et de former un gouvernement, les dirigeants de football sont incapables de réformer le championnat. « 

En jouant la carte de la mondialisation, le football a perdu une partie de son âme et est devenu un poids lourd économique.  » C’est complètement aberrant de retirer la neige des stades avant de déblayer les routes « , continue Dewael.  » Cela signifie que le football passe avant la vie normale et qu’il est devenu un secteur économique prioritaire. Cela renforce également la vision du monde actuelle. On vit dans un monde de plus en plus injuste, dans lequel on commerce avec Kadhafi et on bloque les routes lors du passage des chefs d’Etat. Comme tous ces exemples, le football est au-dessus des lois et les médias lui permettent d’être au-dessus des lois. Pourquoi met-on tout en £uvre pour qu’un match se déroule quand il y a de la neige ? Parce que le contrat TV en a fait une obligation. Parce que cela fait vendre. Mais aussi parce que les médias en ont besoin. Si cinq routes ne sont pas déblayées, la presse ne va pas en faire un scandale. Par contre, si on doit remettre Anderlecht-Standard, elle va s’y intéresser.  »

Trop d’enjeux poussent donc le football vers l’avant. Telle une machine infernale que rien n’arrête.  » Il n’a pour objectif que la rentabilité économique « , analyse Dewael,  » En aucun cas, il ne se préoccupe de l’éthique. Mais si les fédérations de football ne se ressaisissent pas, elles vont être confrontées à certains défis et problèmes car les bulles financières finissent toujours par éclater. On perçoit déjà que les petits clubs éprouvent des difficultés. Le nombre de cercles endettés ne cesse n’augmenter et plus il y a de faillites, plus les championnats seront dévalués ou compliqués à élaborer. L’endettement, c’est également la porte ouverte à la corruption. « 

Des salaires qui ne cessent de grimper

C’est L’Equipe Magazine qui l’indique dans son top 50 des sportifs hexagonaux les mieux payés :  » Comme il est de tradition, le football truste 80 % des places du classement et le ticket d’entrée à ce top-50 est passé de 2,3 millions d’euros de revenus à 2,5 millions « . L’hebdomadaire relève également que ces salaires augmentent alors que les audiences TV, la vente de journaux spécialisés, le nombre de licenciés et les affluences dans les stades sont en baisse !

 » La lecture du pedigree des 10 plus riches de notre top 50 révèle même un troublant décalage entre le poids financier des nantis et leur réelle surface sportive. Thierry Henry était remplaçant au Barça et s’est exilé aux Etats-Unis. Il maintient ses revenus pharaoniques (…). Franck Ribéry est parvenu, en 2010, malgré une image ternie à faire sauter la banque en Bundesliga. (…) Karim Benzema, longtemps remplaçant au Real, continue d’arrondir ses revenus alors que Sébastien Loeb, qui ne cesse de gagner avec Citroën, a dû revoir ses prétentions salariales à la baisse.  »

Alors que les clubs anglais subissent la crise, le mercato hivernal n’a jamais dégagé autant de transferts payants. Paradoxe ? Pas tant que cela. D’une étude récente, il ressort que le marché du luxe n’a pas subi la crise. Le football peut donc s’apparenter à un produit de luxe.  » Si tous les salaires ont été gelés ou revus à la baisse, ce n’est pas le cas de celui des plus riches qui n’a jamais diminué « , explique Jean-Michel Dewael.  » La crise ne touche pas les riches et dans cette logique, il est normal que les footballeurs les mieux payés disposent toujours d’un salaire conséquent. Par contre, la crise va toucher les petits clubs et les joueurs des divisions inférieures et ces clubs vont éprouver de plus en plus de problèmes, un peu comme toutes ces petites entreprises qui ont déclaré faillite, subissant la crise de plein fouet. « 

Désintérêt des questions environnementales

La poussée des écologistes dans certains pays et l’intérêt médiatique des conférences mondiales sur le climat ont montré l’influence de plus en plus prégnante des questions environnementales au sein de la société. Et pourtant, le football est loin de surfer sur cette mode.

 » Quand je vois qu’on chauffe les pelouses en hiver ou qu’on continue à utiliser des milliers de gobelets en plastique dans le buvettes, je me dis qu’il n’y a aucune réflexion écologique dans le monde du football « , constate Dewael.

 » L’histoire des pelouses chauffées, c’est un peu limite-limite « , corrobore Benoît Lechat.  » Et quand je vois qu’on sanctionne Charleroi et qu’on a failli sanctionner Eupen parce qu’il y avait trop de neige sur le terrain, je me demande dans quel monde on vit. Nier le fait qu’il y a de la neige à Eupen, c’est nier le cycle naturel des saisons. Le football est un sport magnifique mais qui doit encore apprendre à vivre avec son temps. Et il y a moyen d’intégrer la notion écologique dans le foot moderne, de faire des économies d’énergie et des stades à basses émissions de CO2. Prenons le cas de Fribourg en Allemagne. Ils ont fait des campagnes de promotion de l’énergie solaire en plaçant des panneaux payés par les abonnés sur le toit du stade. Aujourd’hui, les abonnés récupèrent leur pognon grâce aux économies d’énergie. Dans le livre écrit par Jean-Michel Javaux, nous avions suggéré au Standard de suivre cet exemple. Si un club de football belge décide de mener cette politique, ce serait un moyen extraordinaire de popularisation du comportement écologique.  »

Le choix du Qatar pour organiser la Coupe du Monde 2018 constitue une preuve supplémentaire du désintérêt de la FIFA pour les questions écologiques qui constituaient un des talons d’Achille de la candidature de l’émirat du Moyen Orient.  » Alors que le pétrole est appelé à se raréfier dans les prochaines années et donc à faire de ces émirats les prochaines villes-fantômes, on fait comme si de rien n’était « , explique Lechat.  » C’est une nouvelle preuve de cet argent-roi. Pourtant, la Coupe du Monde pourrait être un excellent exemple écologique. Au Qatar, on essaye de nous faire croire que la climatisation dans les stades, fournie par des panneaux solaires, sera écologique. C’est faux car pour faire un bon bilan écologique, il faut tenir compte de toutes les matières premières utilisées pour mettre en route ces panneaux solaires. Dans ce cas-là, c’est ce que j’appelle du greenwashing, à savoir utiliser l’écologie comme argument commercial pour légitimer des pratiques qui ne sont pas du tout écologiques.  »

Revenons au forfait de Charleroi pour non-respect du règlement qui oblige les clubs à mettre tout en £uvre pour que le match se déroule lors de précipitations hivernales ou en cas de gel. Charleroi a obtenu une dérogation afin d’utiliser des bâches chauffantes, plutôt qu’un chauffage. En actant le forfait parce que les toiles sont arrivées trop tardivement, l’Union belge, tel un tribunal, montre du doigt un club (et une ville puisque le stade appartient à la Ville) qui, en choisissant une alternative au chauffage et en subissant l’arrivée tardive des bâches suite aux intempéries, n’a pas voulu jeter l’argent par les fenêtres parce qu’elle avait d’autres préoccupations en période de crise – et Charleroi plus qu’une autre ville sait ce que le mot crise signifie – mais aussi parce que le stade était promis à une prochaine démolition.

Ne pas vouloir investir dans un chauffage alors que cet investissement ne sera jamais rentabilisé relève du bon sens. Or, jusqu’aux portes de la Fédération, on a entendu des arguments disant que dès le départ, il aurait fallu forcer le club carolo à poser un système de chauffage dans son stade et lui refuser le droit d’utiliser les bâches. Preuve supplémentaire que les dirigeants de la Ligue pro sont en total décalage avec les réalités quotidiennes d’une ville !

Un intérêt sans faille des supporters ? Pas sûr

Pourtant, malgré ce décalage, les stades sont toujours aussi bien garnis. Cela signifie-t-il que les supporters adhèrent à ce modèle ?  » Les supporters se sentent loin des joueurs et admettent mal cet écart grandissant, tant du point de vue des salaires, surtout quand on joue dans une équipe située dans une région économiquement en déclin, que du point de vue de l’attitude des joueurs et des dirigeants vis-à-vis d’eux « , pouvait-on lire dans le rapport Mission Avenir.  » C’est aussi pourquoi toutes les politiques de contrôle des supporters apparaissent comme des stratégies pour les évincer des stades et les remplacer par des spectateurs-consommateurs. « 

 » Je pense qu’à un moment donné, il va y avoir une fracture nette « , argumente Dewael.  » Les gens veulent un football classique et simple qui ne doit pas évoluer trop ouvertement vers une machine à fric. Il n’y a rien d’éternel et on sent déjà poindre un mécontentement. Certes, faire changer les habitudes des mordus est un processus très lent mais on peut désormais déjà se poser certaines questions. Ceux qui regardent le foot, le regardent-ils comme un sport ou comme un spectacle ? La nature du supporter a déjà changé. Avant, on ne soutenait qu’un seul club. Aujourd’hui, on suit les championnats étrangers et il n’est pas rare qu’en plus d’un club en Belgique, on en supporte un en Angleterre et un en Italie. Le public est plus versatile et exigeant. Quand le spectacle ne suit plus ou que les dirigeants lui manifestent un manque de respect, il ne vient plus au stade. C’est le cas à Charleroi ! Les supporters protestent et s’organisent de plus en plus et dans tous les clubs, on remarque une hausse des incidents entre fans et direction. Il y a vingt ans, cette réaction était inconcevable. On restait fidèle coûte que coûte. « 

Le rapport Mission-Avenir résume bien la situation actuelle du supporter :  » Ils ont trois attitudes possibles : la loyauté, ils continuent envers et contre tout ; la déception, ils fuient les stades ou les écrans de télévision ; la protestation, ils organisent des mouvements revendicatifs. Les supporters officiels ont choisi la loyauté, mais ils peuvent aussi, en cas de changement dans le club, se trouver en position délicate, et donc devenir des protestataires si le club ne reconnaît pas leur travail ou veut leur ôter les petits privilèges acquis. Les ultras ont choisi la protestation.  »

A force de tirer sur la corde, celle-ci pourrait donc bien rompre un jour. Le football doit se recentrer sur sa base. Malheureusement, le magouillage récent de la réforme du championnat belge démontre une nouvelle fois le fossé grandissant entre amateurs du ballon rond et décideurs.  » Heureusement, il reste le foot d’en bas « , conclut Lechat.  » En ABSSA (Association belge des sports du samedi), les gens prennent des décisions ensemble et prennent du plaisir à le faire. « 

PAR STÉPHANE VANDE VELDE

 » Retirer la neige des stades avant de déblayer les routes signifie que le football est devenu un secteur économique prioritaire « 

Jean-Michel Dewael, sociologue du sport  » Nier le fait qu’il y a de la neige en hiver à Eupen, c’est nier le cycle naturel des saisons « 

Benoît Lechat, membre d’Etopia, le centre d’études d’Ecolo

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