« Le foot pro n’est pas un projet social »

Le nouveau patron de Beveren est français et a des idées bien arrêtées.

Après les opérations-sauvetages ratées des frères néerlandais Konijnenburg et du Belgo-Turc Nazmi Karatmanli, la tentative française sera-t-elle la bonne pour le SK Beveren?

Jean-Marc Guillou ne s’intègre pas dans la lignée de ses prédécesseurs si controversés: il n’est pas un manager pur sang.

Le Français, qui a transféré Zokora (RC Genk) et Aruna (Anderlecht) en Belgique l’année dernière, est la cheville ouvrière d’une académie de jeunes en Côte d’Ivoire. Il poursuit les mêmes objectifs que ses prédécesseurs et ne s’en cache pas: le club waaslandien doit devenir une vitrine où ses talents africains pourront se montrer, avant de gravir les échelons.

« Ce sont des jeunes de l’académie que j’ai ouverte en Côte d’Ivoire. Ils tendent tous vers un style de jeu à la Cruyff« .

En 1992, Guillou s’est tourné vers l’Afrique : « J’y avais des relations. J’ai fait la connaissance de gens, lors du transfert de Youssouf Fofana, et j’ai atterri en Côte d’Ivoire. Ma relation, Roger Ouégnin, est devenu un ami. Il est président d’un des meilleurs clubs du pays, l’ASEC Abidjan. Il m’a demandé de l’aide. J’ai visité son club plusieurs fois avant d’accepter. Comme partenaire. J’ai fondé un centre de formation. Le potentiel était énorme, il n’y avait pas de concurrence. Mon académie et l’ASEC sont partenaires. Les joueurs de l’académie jouent pour l’ASEC, qui profite aussi de notre association quand un joueur rejoint l’Europe. L’ASEC nous a aidés financièrement, au début, comme l’AS Monaco, qui s’est ensuite retiré de l’entreprise.

Lokeren investit dans Satellite Abidjan, mais j’ai l’impression que pour lui, ce club n’est pas beaucoup plus qu’une base où rassembler les joueurs avant de les transférer en Europe. Recruter, rassembler et transférer. On ne fait pas beaucoup d’efforts pour la formation. Nous nous y sommes pris autrement. Nous formons à partir de onze ou douze ans. Huit ans après nos débuts, nous pouvons dire que le projet est une réussite. La première génération a été championne de Côte d’Ivoire et a joué la Ligue des Champions. La deuxième génération est en train de percer ».

Sa vision du foot

« Je me suis basé sur ma vision des choses. La formation dépend des entraîneurs. Si vous engagez des personnes inadéquates, rien ne marche. Beaucoup de centres de formation français sont des trucs qui ne servent à rien, si ce n’est à pomper de l’argent des pouvoirs publics pour construire des installations. Elles sont d’ailleurs superbes. Mais n’exagérez pas le niveau sportif de ces centres: ils n’ont pas produit beaucoup d’étoiles.

Nantes est un des rares clubs qui parvienne à fournir des générations quasiment complètes. Pas Auxerre. Généralement, il aligne des joueurs recrutés ailleurs. Leur formation est surestimée. A Nantes, il existe une philosophie, pas à Auxerre, mais cette équipe a une bonne organisation, qui lui permet de recruter les meilleurs et de les revendre ensuite. J’ai utilisé les idées qui me semblaient bonnes en Afrique mais en y ajoutant ma touche. Quelque chose que la France veut maintenant introduire: la préformation. La France commence vers quinze ans. En Afrique, je prends les joueurs trois ou quatre ans plus tôt.

Nous n’avons pas rencontré d’obstacles. Les pouvoirs publics n’ont pas fait de tracasseries. Tous les deux ans, je fournis une promotion. Mais la distance constitue un handicap car les joueurs ont plus de mal à se montrer. L’avantage, c’est que nous ne sommes pas soumis à des tracasseries comme ce serait le cas ailleurs. Pour l’instant, l’inconvénient prime l’avantage. J’ai de bons joueurs mais jouer en Afrique est difficile : les championnats sont chaotiques, les terrains mauvais, l’arbitrage douteux et ils ne gagnent rien. J’avais une vingtaine de joueurs prêts, qui ne pouvaient jouer car nous ne pouvions les caser nulle part. Pas dans une autre équipe de Côte d’Ivoire ni en Europe car ils n’ont pas assez d’expérience, ils sont trop jeunes et ils ne pourraient pas compter sur la compréhension des entraîneurs ».

Le paradoxe africain

« C’est le paradoxe du football africain. Les clubs européens veulent des joueurs solides et techniques, ce qui est inconciliable. En France, j’ai lu des non-sens incroyables, proférés par de pseudo-experts de l’Afrique, qui disent que les jeunes Africains sont proportionnellement plus vite mûrs que les Européens. C’est peut-être vrai sexuellement mais pas physiquement, au contraire. L’Africain mange et dort moins bien, il est dépourvu de confort et plus souvent malade que les Européens du même âge. Comment voulez-vous, dans ces conditions, qu’il soit en avance? Morphologiquement, l’Africain a trois ou quatre ans de retard. Là-bas, un gamin de 13 ans a le gabarit d’un enfant de 8 ou 9 ans d’ici. La meilleure preuve est qu’un Africain grandit jusqu’à 22 ans alors que chez nous, la croissance s’arrête vers 18 ans.

Tous les Africains qui débarquent en Europe ont au moins cinq ans de plus que l’âge indiqué. Pas mes jeunes. Je ne peux d’ailleurs mentir, sinon, je devrais dire qu’ils ont de 13 à 15 ans et aucun d’entre eux n’entrerait en ligne de compte pour une sélection. Ces joueurs deviendront de solides footballeurs, plus tard, dans quelques années. Ils ne manquent pas de talent, j’en suis convaincu. Beveren doit constituer une vitrine qui permette à ces jeunes doués de se mettre en évidence, afin que la Côte d’Ivoire puisse présenter une équipe nationale de grande qualité d’ici quelques années ».

Plus facile en Belgique

« Pour Aruna et Zokora, il eût été plus logique et sans doute plus facile de trouver une équipe en France. Les Ivoiriens parlent français et sont de culture francophone. L’avantage de la Belgique, c’est l’absence de limitations. En France, on ne peut avoir que cinq joueurs non-européens, y compris dans les équipes d’âge.

Dans le cadre de ces deux transferts, j’ai fait la connaissance du manager Serge Trimpont, qui travaillait avec Anderlecht. Je lui ai demandé s’il ne connaissait pas de club belge à reprendre. Ça m’intéressait, à condition de pouvoir amener des joueurs. Je ne suis pas un homme qui va s’amener avec des fortunes. Le budget de Beveren est un des plus modestes de Belgique et il le restera après notre arrivée. Nous n’avons pas 300 millions à déposer.

Beveren ne pourra se permettre de folies. Ce n’est pas parce que nous sommes là que le club va brusquement engranger trois fois plus de recettes. Ce qui est possible, c’est qu’en réalisant moins d’investissements, puisque l’équipe va recevoir des joueurs de nous et d’Arsenal, quasi gratuitement, elle va mieux jouer et peut-être attirer davantage de monde. De cette façon, le club obtiendra une nouvelle bouffée d’oxygène.

Beveren doit nous ouvrir des portes, nous donner l’occasion de découvrir des talents et une fois ceux-ci transférés dans d’autres clubs, le club comme nous-mêmes pourront poursuivre notre tâche grâce aux moyens dégagés.

Arsenal est un partenaire technique. Je connais Arsène Wenger depuis des années. C’est un ami. L’académie ne pouvait à elle seule donner à Beveren ce dont il avait besoin. Nous avons donc cherché un club plus puissant. Arsenal a priorité sur les joueurs qui mûrissent à Beveren. D’autre part, il peut y placer des joueurs qui ne sont pas encore assez bons pour son équipe fanion. Vous le voyez: nous faisons le bonheur de Beveren. Notre projet lui offre une chance de survivre. Si le club veut vraiment avoir un avenir, il doit y travailler lui-même, dès maintenant. Par exemple, en mettant sur pied une cellule de formation, qui pourra disposer de notre expérience. A long terme, l’avenir du club ne dépend pas du soutien de l’académie et d’Arsenal. A moins qu’il n’accepte que son noyau soit complètement africain d’ici dix ans. Pour l’instant, je ne pense pas que les gens y soient prêts. Mais nous ne voulons pas faire de la provocation et nous nous imposons des limites ».

Onze Africains?

« Beveren est à un tournant : ou il accepte que tous les gens sont égaux et qu’il est donc possible d’aligner onze Africains dans une même équipe, ou il reste fidèle à une sorte d’identité régionale, ce qui implique un projet de formation intelligent. Je ne vois pas d’autre issue, à moins d’abandonner l’élite et d’évoluer à un niveau inférieur.

C’est un fameux défi, pour nous comme pour l’entraîneur, qui doit tirer quelque chose de bien de cet amalgame. Il n’y avait pas d’alternative, à part arrêter les frais. Mais nous devons encore discuter du long terme. L’amateurisme règne encore ici, cette idée que les clubs doivent être la vitrine de leur région, que le sport a un caractère social. Il suffit de voir les clubs basques qui n’engagent que des Basques. Le football professionnel, en fait, concerne des gens qui vous offrent leur art en échange d’argent. Le football professionnel est de l’art, pas un projet social.

Mais il y a toujours une certaine dimension régionale car on travaille pour des gens, des supporters qui veulent trouver une source de joie près de chez eux. Mais si les politiciens disent : -Nous voulons donner aux meilleurs joueurs de la ville ou de la région la chance de devenir professionnels, alors, qu’ils nous donnent un instrument de travail, un centre de formation. Mais je reste prudent, car il ne faut pas oublier l’obligation scolaire ni la liberté des joueurs, désormais fondue dans un cadre légal. La société est organisée très différemment en Europe.

Je défends mes intérêts mais également ceux du club. Ils vont de pair. Je ne veux donc pas imposer à l’entraîneur des joueurs qui ne sont pas suffisamment bons. Emilio Ferrera a une vision, il l’a déjà prouvé. Comme tout entraîneur, il veut beaucoup de joueurs, de préférence plus âgés, mais ce n’est pas moi qui lui impose des contraintes: ce sont nos limites budgétaires. Nous n’aurons pas un noyau large, faute d’argent ».

Peter T’Kint

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire