LE FOOT POUR OUBLIER LES VIOLS

Le football, synonyme de passion, peut être aussi une façon de survivre.  » Qu’on perde ou qu’on gagne, on chante « , précise Jocelyne, co-fondatrice d’un championnat féminin régional au Nord-Kivu, assailli par les groupes de rebelles.

Le Kivu, situé à l’est de la République démocratique du Congo, est l’endroit le plus dangereux de la planète pour les femmes, d’après Human Rights Watch, et le pire endroit où mettre au monde des enfants selon l’organisation Save The Children. Ce territoire, riche en ressources naturelles, est le théâtre d’une guerre civile depuis plus de quinze ans. Les groupes de rebelles foisonnent, il n’y a pas de système de droit ni d’autorité politique quelconque. Tous les jours, des femmes y sont violées.

Elien Spillebeen (28 ans), une Flandrienne, s’est rendue à plusieurs reprises à Butembo,  » la capitale du viol « , ces dernières années. Elle a tourné un documentaire sur le sujet en collaboration avec le producteur Martijn D’haene (Belga Sport, entre autres) : BackupButembo. Elle montre comment la population locale vit cette terrible réalité et essaie malgré tout d’entamer chaque journée avec combativité et optimisme.

La place du football dans BackupButembo est étonnante. C’est une façon de survivre, surtout pour les femmes. On les voit courir, folles de joie, derrière le ballon sur des terrains dont l’herbe leur arrive aux genoux, des terrains parfois traversés d’un ruisseau. Peu leur importe.  » Pour nous, c’est le paradis « , déclare une des femmes dans le docu.  » C’est notre paradis.  » Leur façon de se révolter.

Mama Kivu

L’année dernière, on a organisé un championnat régional féminin avec le soutien de MamaKivu, une ASBL fondée par Spillebeen. Quatre équipes ont participé au premier championnat, qui touche à sa fin : Bijoux Sport, FC Graben, Dames de Fer et FC Colombe de la Paix. Spillebeen :  » On peut suivre le championnat sur le site de MamaKivu (www.mamakivu.be). Fin juillet, nous organisons un tournoi à Beni.

Le football est associé à des projets sociaux. Par exemple, Bijoux Sport a un atelier de couture qui forme gratuitement des femmes. Elles perçoivent de l’argent pour les réparations effectuées et ces sous reviennent à l’équipe de foot. Le championnat peut ainsi s’autofinancer sans dépendre uniquement de MamaKivu.  »

Le championnat enthousiasme et mobilise la population locale. Le documentaire montre des rangées de spectateurs suivre les matches à domicile de l’équipe féminine de Butembo, le FC Graben. C’est l’honneur de la ville qui est en jeu. Le championnat ne va pas tarder à s’élargir.

 » Plusieurs équipes d’autres villes veulent s’affilier « , explique Elien Spillebeen.  » Nous devons rester prudentes car le transport n’est pas évident dans la région : il y a beaucoup d’accidents mortels. Comme les gens ne peuvent se payer un taxi, ils grimpent sur le chargement d’un camion. Nous essayons de résoudre le problème en mettant de petits bus à la disposition de nos équipes mais les routes ne sont pas sûres : elles sont affaissées, constellées de nids-de-poule, il y a des coulées de boue et les rebelles. Imaginez qu’une partie de l’équipe soit gravement blessée en chemin ?

C’est la réalité et elle me hante. Je préfère éviter les longs déplacements mais nous ne pouvons pas non plus nous opposer à l’élargissement du championnat car le football féminin fait clairement bouger les choses. C’est une forme d’émancipation car nous brisons les schémas traditionnels.  »

Enfants-rebelles

Spillebeen s’est rendue pour la première fois dans l’est du Congo en 2008, dans le cadre de sa thèse de fin d’études en politique internationale.  » Chaque année, à l’occasion de la journée de la femme, on organisait un tournoi de football qui attirait toujours la grande foule mais il ne prenait pas d’ampleur pour la cause. C’était surtout un problème budgétaire.

En première instance, Jocelyne – une des vendeuses de bière que je suivais parce qu’elle se trouvait tout en bas de l’échelle sociale – et moi avons formé une équipe et cherché un sponsor : ce fut le fournisseur de bière de Butembo. Nous avons alors aménagé une cafétéria dont les bénéfices devaient revenir à l’équipe mais ça n’a pas bien marché : on a volé des tables et parfois, même la caisse disparaissait. Nous avons entendu parler d’une équipe féminine à Oicha : Bijoux Sport, la meilleure formation de la région, nous disait-on. Bien organisée mais dépourvue de concurrence. Notre équipe de vendeuses de bière a commencé à jouer contre elle, d’abord deux ou trois fois par an. Progressivement, un petit championnat a pris forme.

Ça n’a pas été simple car les problèmes de transport n’étaient pas les seuls obstacles. Il y avait les nombreux groupes de rebelles. Le MONUSCO (mission de l’organisation de l’Est du Congo) en a déjà recensé plus de trente différents. Les Mai Mai et les M23 sont les principaux. Elien Spillebeen a déjà vu les Mai Mai marcher dans Butembo.  » Ces groupes sont souvent composés de jeunes et d’enfants. Ils sont à la recherche de nourriture, d’armes et de matières premières. La plupart d’entre eux trouvent parfaitement normal de violer les femmes. Ils dirigent un certain territoire et ils perçoivent leurs impôts. Si les victimes ne leur suffisent pas, ils agressent d’autres personnes et pillent tout ce qu’ils trouvent.  »

Pas de plâtre

Les richesses naturelles énormes du Congo sont tout sauf un avantage.  » Uranium, diamants, cobalt… on trouve de tout « , explique notre compatriote.  » Parfois, les rebelles sont au service de riches négociants. Ce sont eux les patrons, pas les politiciens. Ils enlèvent des gens qu’ils obligent à travailler dans les mines ou utilisent les femmes comme esclaves sexuelles. Les rebelles contrôlent également les postes-frontières. C’est une sorte de mafia maintenue en vie par les trafiquants.  »

Il faut donc en tenir compte lors de la composition du calendrier et de l’admission de nouvelles équipes.  » Butembo est relativement sûr mais en dehors, tout est aléatoire. Par exemple, la route de Goma est une artère importante de commerce où se produisent beaucoup d’attaques. Voyager dans l’obscurité n’est pas possible car les rebelles peuvent frapper n’importe où.  »

Le manque d’assistance médicale au Kivu constitue un autre obstacle conséquent à l’élargissement du championnat. Une blessure y a des conséquences bien plus graves que dans nos contrées. Spillebeen :  » Là-bas, si vous vous occasionnez une entorse ou une fracture, vous êtes handicapé pour la vie. Les soins de santé ne sont absolument pas comparables aux nôtres. Ils ne connaissent pas le plâtre. Dans le meilleur des cas, on place une attelle à une cheville fracturée. Or, vu l’état des terrains, une blessure est vite arrivée, comme j’en ai fait l’expérience.  »

Filles-mères

Malgré tous ces obstacles, le football prend une place importante dans la vie des femmes de Butembo. Jocelyne, la cofondatrice du championnat MamaKivu, peut en témoigner. Elle apparaît dans le documentaire comme une des principales sources d’énergie positive de Butembo.

Elle vient de venir en Belgique pour assister à des entraînements des Diables Rouges et discuter d’une collaboration avec Courtrai et Belgian Homeless Teams. Les Courtraisiens se sont engagés à fournir du matériel : la saison prochaine, les dames du FC Graben joueront dans la tenue rouge et blanc de Courtrai.

Le football réunit les femmes. Nous initions des liens qui améliorent la compréhension mutuelle. Nous rions, nous chantons, nous courons. Nous sommes heureuses. Ca nous aide à oublier les problèmes. Il y a tant de filles-mères et de viols… Que nous perdions ou que nous gagnions, nous chantons « , explique Jocelyne, pour illustrer l’impact du ballon rond sur son entourage.

 » Nous n’avons pas beaucoup d’autres sources de délassement. Ici, une femme ne va pas au café ni au cinéma. Ça ne se fait pas. La femme doit rester à la maison, s’occuper du ménage et des enfants. La plupart se lèvent tôt, préparent à manger, vont travailler aux champs, puis reviennent à la maison pour faire le ménage et cuisiner. C’est la même routine tous les jours. Elles ne peuvent donc jouer au football qu’à l’aube, entre cinq et huit heures du matin. Les femmes qui ont des enfants s’entraînent une fois par semaine, les plus jeunes jusqu’à trois fois.

Je suis certaine que notre championnat va s’élargir rapidement. On parle beaucoup de notre équipe. Toute la ville vient nous voir quand nous jouons. Le FC Graben est devenu la fierté de Butembo.

Sorcellerie

Les déplacements sont les seuls problèmes : ils sont longs et dangereux. En plus, les équipes qui se déplacent à Butembo s’attendent à recevoir de la nourriture et des boissons mais c’est cher, comme le transport. Il faut de l’argent. Pour le moment, Elien nous aide. Je croyais qu’elle payait ça de sa poche mais en venant en Belgique, j’ai découvert que l’argent venait du sponsoring et d’actions caritatives. Le travail d’Elien est nécessaire pour la survie de notre équipe. Nous-mêmes ne parviendrions pas à organiser tout ça.  »

Jocelyne ne joue plus : elle a trop peur des blessures.  » Une fois, je n’ai pas pu travailler pendant deux semaines ; Depuis, j’ai peur de jouer « , nous déclare la jeune dame avenante.  » On soigne souvent les blessures avec des médicaments mais c’est psychologique.  »

Elien Spillebeen s’en irrite :  » On distribue du paracétamol pour prévenir les blessures alors que ça fatigue et que ça provoque donc des blessures. Mais elles ne savent pas ce qu’elles ingèrent. Alors, oui, je m’énerve.  »

Jocelyne plaide coupable.  » Nous croyons que ça nous donne de l’énergie. Tout le monde en prend, même les hommes en D1.  »

L’Afrique est bien plus que l’Occident sous le poids de la foi et de la superstition.  » Ils croient encore en la sorcellerie « , explique Elien.  » Les gens se soumettent à des tas de rituels car on ne sait jamais si l’un d’eux ne va pas fonctionner. Par exemple, beaucoup de gens croient que les rebelles Mai Mai sont protégés : ils s’aspergent d’eau sacrée et sont ainsi immunisés contre les balles. Même des gens intelligents y croient. Il est très difficile de leur démontrer le côté absurde de tout ça.  »

Même combat

La superstition prend parfois des proportions incroyables :  » En 2010, il y a eu une dizaine de morts au stade de Butembo, enfin, stade, disons un terrain poussiéreux entouré de murs, parce que le gardien était soupçonné de sorcellerie. Ils ne parvenaient pas à marquer et ils étaient convaincus que des forces supérieures les en empêchaient. Ça a provoqué des escarmouches et les militaires ont commencé à tirer en l’air, semant la panique. Des enfants qui vendaient des boissons ont été piétinés.  »

Elle a vu des matches dégénérer.  » Un arbitre féminin très estimé dans la région dirigeait un match masculin important. C’était match nul et un joueur lui a dit : – Si tu oses siffler la fin de la partie, je te tue. Elle n’a pas osé. Il y a eu des bagarres vraiment impressionnantes.  »

Le championnat MamaKivu doit tenir compte de cette situation. Jocelyne a récemment constaté, lors de l’affiche entre le FC Graben et Bijoux Sport, le leader, l’impact du mauvais arbitrage. Jocelyne :  » On a joué dix minutes de plus alors que le score était de 1-1. L’arbitre a demandé à une des joueuses de Bijoux Sport de se laisser tomber pour pouvoir siffler penalty.  »

Elien Spillebeen cherche une solution. Dans ce cadre-là aussi, il était intéressant pour elle de discuter avec des représentants du football.  » Nous cherchons une structure qui nous permette de faire appel à des juges neutres sans que ça coûte trop cher.  » Car Spillebeen a appris une chose depuis qu’elle organise le championnat de football du Kivu :  » Les femmes ne sont pas différentes des hommes. Elles rouspètent même encore plus sur les phases contestables.  »

Regardez le trailer de Backup Butembo sur www.sportmagazine.be. Plus d’infos sur Mama Kivu via Facebook ou le site www.mamakivu.be. Mama Kivu vend une bière spéciale à 8 euros la bouteille de 75 cl pour financer le championnat féminin.

PAR MATTHIAS STOCKMANS – PHOTOS: PG/PELIEN SPILLEBEEN

 » Voyager dans l’obscurité est exclu car les rebelles peuvent surgir n’importe où.  » Elien Spillebeen

 » Les femmes, souvent mères de famille, ne peuvent s’entraîner. Puis, comme d’hab, elles vont travailler aux champs.  » Jocelyne

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