» LE FOOT EST EN AVANCE SUR LA SOCIÉTÉ « 

Le joueur le plus capé de l’histoire du foot français s’est posé à Bruxelles l’espace d’une journée, le temps de mêler foot et société et d’évoquer son engagement contre toutes les formes d’exclusion et d’inégalité. Rencontre avec un des personnages les plus singuliers de la planète foot.

Lilian Thuram semble être totalement rangé des ballons. Et pourtant, la passion reste bien présente, notamment quand il s’agit de promulguer des conseils au jeune défenseur français du Brussels, Jérémy Obin venu rencontrer son idole de toujours. Mais l’homme au doublé historique en demi-finale de Coupe du Monde (ses deux seuls buts en Bleus en 142 sélections !) a choisi de s’engager bien au-delà de ce pré-carré qui l’a rendu célèbre.

A travers une fondation notamment qui porte son nom et qui a vu le jour en 2008. Aujourd’hui, Thuram emmène son bâton de pèlerin aux quatre coins du globe, à Bruxelles, après la Suède et avant de s’envoler pour l’Angola. La plupart du temps pour y rencontrer la jeunesse dans un travail d’éducation contre le racisme, le sexisme et l’homophobie. Arrivé dans un hôtel proche de la gare du Midi, l’ex-défenseur légendaire de l’équipe de France a pris le temps d’exposer longuement son regard sur le monde, ses fractures et ses barrières.

Dans le paysage footballistique, vous faites quelque peu figure d’exception. Rares sont ceux à réellement s’impliquer dans les enjeux de société.

Lilian Thuram : J’estime qu’il est utile de se servir de ma notoriété pour essayer de questionner la société. Chacun a son vécu aussi : très tôt j’ai dû, par exemple, me questionner sur le fait d’être vu comme une personne de couleur noire.

C’est pourtant le cas de bon nombre de vos anciens équipiers qui ont connu un parcours assez semblable.

Vous pouvez avoir connu le même parcours mais ne pas en extraire la même analyse. Je me suis posé des questions, j’ai été influencé en lisant des livres, en rencontrant certaines personnes.

Y a-t-il eu un élément déclencheur à cet engagement ?

Quand je suis arrivé en région parisienne à 9 ans, mon identité s’est restreinte à ma couleur de peau. Très tôt, il y a une forme de catégorisation qui fait en sorte que des enfants de couleur blanche peuvent développer un complexe de supériorité. Ça m’a emmené dans des réflexions sur le sexisme notamment, qui suit cette même logique, et qui peut développer un complexe de supériorité chez les hommes parce que l’on nous dit depuis des siècles qu’ils sont supérieurs aux femmes. L’homophobie, c’est exactement la même chose. L’égalité par rapport à la couleur de la peau, le genre ou la sexualité, est un concept nouveau dans nos sociétés. C’est une nouveauté très fragile qu’il faut consolider.

 » La diversité est aujourd’hui mieux acceptée qu’avant  »

Ne percevez-vous pas un retour en arrière à travers la montée de l’extrême droite en Europe ou une communautarisation qui se durcit ?

On peut avoir une analyse très rapide par rapport à ces questions.  » Tout le monde  » le dit, donc c’est vrai, sans peut-être être confronté à la réalité. Je pense que la diversité est aujourd’hui bien mieux acceptée qu’avant. Mais à force de répéter qu’il y a plus de racisme aujourd’hui, certains se persuadent que c’est le cas et cela les entraîne vers les extrêmes. Plus on répète une information, plus les gens se l’approprient. Si vous regardez le film Selma, vous voyez des Noirs se faire cracher dessus aux Etats-Unis, on parle là des années 60. En France, récemment, des gens sont descendus dans la rue afin que les homosexuels n’aient pas les mêmes droits quant à la question du mariage. Mais la loi est toutefois passée. Il faut rappeler la réalité. Si le discours majoritaire est de se dire que tout va mal, qu’on ne peut pas vivre ensemble, on va conditionner les gens à le penser. Les médias ont un rôle-clef par rapport à ça. Mais on est dans une société du buzz basée sur des zones de conflit. Si l’on fabrique volontairement ces conflits, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait une désolidarisation de la société. Ce sentiment de malaise ne vient pas de nulle part. Le sentiment contraire, celui d’unité, est-il moins vendeur ?

Parmi les polémiques, on pointe aujourd’hui le fait que la nourriture halal est servie en équipe de France alors que ce n’était pas mis sur le tapis dans la France Black-Blanc-Beur de 1998.

Pourquoi existe-t-il une différence entre 1998 et aujourd’hui ? Ne pouvant pas répondre aux problèmes économiques, on déplace l’analyse sur des personnes qui créeraient des problèmes dans la société. Construire des boucs émissaires en temps de crise, ce n’est pas nouveau.

Le changement d’image est quand même flagrant entre la génération actuelle des Ribéry, Benzema et la vôtre, celle des Zidane, Deschamps, Desailly…

Je vous rappelle qu’en 1996, une polémique était née sur la trop grande proportion de Noirs en équipe de France. La victoire de 1998 a aussi aidé à s’identifier à cette équipe. Mais c’était il y a 17 ans, la société a évolué, l’intrusion de la presse a changé, l’analyse des événements aussi. Ces dernières semaines, on a beaucoup parlé du cas Ibrahimovic (ndlr, après un match perdu à Bordeaux, l’attaquant suédois avait balancé dans les couloirs menant aux vestiaires  » Ca fait 15 ans que je joue au foot et je n’ai jamais vu un tel arbitre dans ce pays de merde ! « ). J’avais déjà été alerté par le fait qu’on analyse depuis un certain temps les paroles entre des joueurs pendant le match. Si vous avez déjà joué au foot, vous devez reconnaître que cela arrive très souvent d’avoir des propos déplacés. Mais aujourd’hui, les pratiques ont changé, il y a des caméras partout pour épier les moindres faits et gestes alors qu’on tenait les mêmes propos dans le feu de l’action. Tu sors du match énervé, tu balances des trucs vulgaires qui n’ont pas beaucoup de sens. Mais cette fois, le rapport à l’intimité a changé, c’est évident. On est dans l’ère du buzz, on est à la recherche du slogan qui fera mouche. Je ne pense donc pas qu’on puisse comparer la société actuelle avec celle de 1998. Ou alors il faut montrer la complexité des choses. Dans le cas d’Ibrahimovic, il y a quelques années cette scène n’aurait pas été filmée.

 » On préfère toujours parler des joueurs qui déraillent  »

En 2010, en Afrique du Sud, la grève de l’équipe de France et ce refus de descendre du bus avaient déclenché des réactions très haineuses des médias et du public. Comment analysez-vous un tel phénomène ?

De mauvais résultats ont entraîné un mauvais comportement. Mais ce qui est intéressant, c’est pourquoi ça ne reste pas dans la dimension du foot. Car c’est le sport numéro un et que la portée sociale est importante ; l’équipe de France dépasse le cadre purement sportif. Voilà pourquoi, les joueurs devraient avoir conscience de la portée politique du foot.

On a souvent le sentiment que les footballeurs se réfugient dans une bulle, qu’ils semblent déconnectés de la société ?

Dans votre métier comme dans le mien, il y a des joueurs qui se comportent très bien, d’autres qui se comportent moins bien. Et généralement, on préférera parler de ceux qui déraillent. Toujours cette culture du buzz.

L’image du footballeur un peu bébête a quand même la vie dure.

Ça dépend encore de qui vous parlez. Dans une équipe, vous trouvez des gens très différents.  » Les joueurs de foot « , ça ne veut rien dire. Dans le très haut niveau, j’ai rencontré des personnes très différentes. Dans votre métier, ça doit être la même chose.

On vous a rapidement défini comme un footballeur intello, un footballeur atypique. J’en reviens à la question d’exception….

On fait peut-être comprendre trop souvent que le rôle du joueur de foot, c’est de jouer au foot. Point. Aujourd’hui encore, quand j’interviens dans le débat public, il y a toujours des personnes qui me renvoient au foot. On n’a pas de légitimité à s’exprimer. Ou alors, on entend : Il a beaucoup d’argent, pourquoi parle-t-il des banlieues ? Par contre, on demande rarement à certains corps de métier : Au fait qu’est-ce que vous faites pour la société ? Mais on demande toujours des gages aux mêmes personnes, à Zidane ou Thuram ? Pourquoi ne pose-t-on pas cette question à tout le monde. Pourquoi ce sont ceux qui peuvent être victimes du racisme qui doivent en parler. Lors de mon passage en Italie, après que des supporters eurent hurlé des cris de singe dans les tribunes, les journalistes me demandaient régulièrement si je ne devais pas quitter le terrain en pareille circonstance. Je leur répondais : Pourquoine posez-vous jamais cette question aux autres joueurs, pourquoi restent-ils sur le terrain ? Pourquoi vient-on me poser la question à moi. Si j’avais été journaliste, j’aurais été voir les  » autres  » joueurs en leur demandant pourquoi vous ne bronchez pas alors que votre copain est en train de se faire agresser sur le terrain. Je pense que les gens ne perçoivent pas la violence de ce genre de geste. Car c’est violent pour la personne sur le terrain mais aussi pour ceux qui regardent. C’est un moment de violence car on rabaisse la personne, on touche à quelque chose de très important : l’estime de soi. Le joueur pourra peut-être se défendre mais l’enfant qui regarde ne sait pas comment se défendre. Je répète souvent que si tout d’un coup, les joueurs – qui ne subissent pas de plein fouet le racisme – décident de quitter le terrain, les choses vont bouger beaucoup plus vite. On en revient à cette forme d’hypocrisie. Je ne suis pas une femme mais je parle du sexisme, je ne suis pas homosexuel mais je m’exprime sur l’homophobie. Ce n’est pas uniquement  » Zidane ou Thuram  » qui doivent être concernés par la thématique du racisme.

 » Le racisme en dehors du foot est beaucoup plus violent  »

Le foot est-il un milieu particulièrement sexiste ?

Il est à l’image de la société. Ce qui est intéressant, c’est que le racisme, l’homophobie et le sexisme, on les retrouve dans toutes les sphères de notre société. Croire que dans le foot, tous les problèmes de la société seraient amplifiés, ça ne me va pas et c’est totalement faux. Le racisme en dehors du foot est beaucoup plus violent. Dans une équipe de foot, en règle générale, il y a très peu de racistes. Car dans un vestiaire, vous apprenez à vivre ensemble, à vous connaître. Si préjugés il y a, ils finissent logiquement par tomber. Le racisme des supporters comprend une minorité et il s’adresse à une personne connue, qui a de l’argent et qui est plus à même de se défendre. Dans la société, si on vous refuse un job, un appart à cause de la couleur de la peau, c’est bien plus violent.

Le foot est-il un dernier lieu de réelle mixité ?

Le foot est en avance sur la société. Car vous pouvez sortir d’une favela au Brésil et devenir le meilleur joueur du monde. Je ne suis pas sûr par contre que vous ayez beaucoup de chances de devenir Ministre. Et historiquement, ce sont les sportifs qui ont cassé les barrières concernant notamment la couleur de la peau. Le foot, le sport, jouent un rôle important dans l’imaginaire collectif.

PAR THOMAS BRICMONT – PHOTOS: BELGAIMAGE/ KETELS

 » Pourquoi les victimes du racisme doivent-elles en parler mais n’interroge-t-on guère les autres ?  »

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