Le foot des riches

En dix ans, le public a changé d’aspect : la classe ouvrière a cédé la place à la bourgeoisie.

Au xixe siècle déjà, un certain William FitzStephen écrivait comment les jeunes et les ouvriers londoniens jouaient au ballon en rue sous l’£il méprisant de la bourgeoisie, montée à cheval. Cette tradition a persisté dans certains villages même si une loi interdit l’organisation du football en rue depuis le xixe siècle. Le Mob Football, le foot de bande, existe encore dans quelques endroits : les buts sont installés à cinq kilomètres l’un de l’autre et toute la communauté joue.

C’est à Londres que la FA (fédération anglaise de football) a été fondée, dans un pub, la Freemason’s Tavern de Great Queen Street. Un certain Ebenezer Cob Morley y avait présenté le règlement aux représentants des douze clubs fondateurs. Le football offrait un divertissement aux ouvriers des usines. Arsenal a été fondé par les ouvriers du Royal Arsenal de Woolwich, d’où le surnom de Gunners. West Ham United s’appelait alors le Thames Ironworks FC, du nom d’un chantier naval au bord de la Tamise. Les Millwall Rovers, prédécesseurs de Millwall, furent fondés par les ouvriers de JT Morton, la première usine locale de conserves. Tottenham Hotspurs dénote : il a été mis sur pied par la classe de catéchisme de l’All Hallows Church. Le club conserve cette connotation religieuse. Ses adversaires le traitent souvent de club juif, même si d’après BrianGlanville, journaliste du Sunday Times, les Juifs sont plus nombreux à Arsenal.

Le football est plus qu’un jeu et l’importance que ce sport a prise dans les m£urs anglaises prend des tournures parfois malheureuses. Les fans de Chelsea s’appellent la Blue & White Army, par exemple. Il s’agit de défendre l’honneur de son club. Le sociologue John Williams s’est penché sur le phénomène :  » Le club fait la fierté de la classe ouvrière. Cet amour se transmet de père en fils « . Cela n’a rien à voir avec la proximité géographique. NicoVaesen, qui a notamment joué à Crystal Palace, s’est rendu compte que des fans qui avaient émigré dans le nord pour leur travail effectuaient le déplacement à Londres toutes les deux semaines, y sacrifiant tout leur week-end.

Ma première expérience avec le foot anglais, je l’ai connue dans les années 80. J’étais en immersion linguistique dans une famille pauvre, voire marginale. Le téléphone ne permettait que la réception d’appels. Pour téléphoner, il fallait aller dans une cabine, en rue. Tous les soirs, le football offrait une distraction bienvenue. Le Tottenham des Ossie Ardiles, RicardoVilla et Glenn Hoddle était au top. West Ham offrait la meilleure ambiance et j’ai vécu ma première charge de la police à Highbury, où je compris trop tard qu’expliquer poliment que je venais de Belgique ne me protégeait en rien de la violence. Chelsea militait en D2, Stamford Bridge n’avait guère de places couvertes. A côté de moi, un skinhead ne cessait de jurer. Pour quelques euros, on assistait à un match. Violence comprise.

Le prix du billet a explosé

Nick Hornby, auteur de Fever Pitch, sans doute le meilleur livre sportif jamais écrit, se souvient de cette époque :  » C’était encore pire à Wembley, pour les matches de l’Angleterre. Mieux valait changer de trottoir quand on voyait quelqu’un revêtu de l’Union Jack. Ce maillot avec le drapeau voulait dire : – Je suis raciste. Peu importe ta couleur, je te hais « .

Deux tragédies ont bouleversé le paysage footballistique : l’incendie de Bradford City le 11 mai 1985 et le drame de Hillsborough, à Sheffield, le 15 avril 1989. Une cigarette mit le feu à la tribune principale de Bradford, qui datait de 1908. 55 personnes périrent et elles furent 96 à connaître ce funeste sort à Sheffield. Ces drames poussèrent les pouvoirs publics à édicter des règles de sécurité.

Seconde clef du changement, la fondation de la Premier League en 1992, assortie de droits TV fabuleux grâce aux décodeurs et aux antennes. BSkyB accrut la concurrence que se livraient la BBC et ITV. En 1965, les clubs professionnels touchaient 50 livres par an (75 euros)… Quinze ans plus tard, le dernier de PremierLeague palpe 40 millions d’euros ! On joue le samedi après-midi et le soir, le dimanche, le lundi. Le prix des billets a explosé. Steven Powell se souvient qu’en 1989-1990, un ticket à Arsenal coûtait environ 11 euros. Lors de sa dernière saison, il a payé 2.500 euros pour un abonnement. Powell travaille maintenant pour la Football Supporters’ Federation. Supporter d’Arsenal, il a vu le public changer :  » Le club a quitté Woolwich pour Islington, un quartier de basse classe, de logements sociaux. Ceux-ci ont été privatisés petit à petit. En 30 ans, Islington est devenu un des quartiers les plus chers de Londres. Même si tous les nouveaux habitants ne sont pas supporters des Gunners, le public a évolué. L’enquête de la Premier League indique que le fan d’Arsenal parcourt en moyenne 60 kilomètres pour supporter son équipe à domicile « .

C’est aussi le cas des fans de Chelsea ou de Tottenham. Toutes proportions gardées, c’est Fulham qui compte le plus de sympathisants parmi les riverains. Craven Cottage est évidemment bien plus petit que les autres temples. Powell et son association s’insurgent contre le prix des billets :  » Les moins chers, au nouvel Emirates Stadium, coûtent 75 euros pour un match normal, 80 pour un match de catégorie A, soit une affiche « .

Les quadras sont mois enthousiastes

Powell souligne que les équipes plus modestes, comme Barnet ou Brentford, continuent à recruter leurs fans dans leur voisinage. Par contre, le football de haut niveau est devenu très mobile au cours de la dernière décennie, comme en témoigne le rapport de la Premier League.

A quoi ressemble le supporter moyen ? Si les joueurs viennent de tous horizons, 95 % des fans sont blancs, alors que la moyenne nationale est de 92 %. Le pourcentage d’allochtones est un peu plus élevé parmi les supporters londoniens, ce qui reflète le caractère multiethnique de la capitale : Arsenal recense 11 % de fans d’origine étrangère, Tottenham et Fulham 8 %. L’âge moyen des supporters est de 44 ans. Ils gagnent 60.000 euros bruts par an en moyenne. Les supporters des divisions inférieures gagnent environ 55.000 euros. Fait marquant : les clubs londoniens se situent au-dessus de ces chiffres. Le fan moyen de Chelsea gagne 75.000 euros par an, celui de Fulham 50.000 euros.

Vaesen témoigne :  » Les salaires sont plus élevés et le seuil d’imposition est plus bas en Angleterre. Malgré tout, la différence est énorme avec la Belgique. Je suppose que les salaires sont inférieurs dans le nord de l’Angleterre « . En effet, le fan moyen de Wigan, qui fait partie du grand Manchester, ne gagne que 50 % du salaire du fan de Chelsea. Malgré des émoluments plus généreux, les amateurs londoniens de football se plaignent davantage du prix des billets que les supporters d’autres régions. Ils sont 44 % à se plaindre des prix pratiqués par Chelsea, 38 % à Tottenham, 36 % à Arsenal et à West Ham. Un supporter sur dix se plaint des prix de Fulham.

David Conn a travaillé pour The Independent. Il écrit maintenant pour The Guardian. Les deux quotidiens sont politiquement à gauche. Il a également écrit un livre, The Beautiful Game ? Serching for the soul of football. Conn estime que le football est en train de perdre le contact avec sa base.  » Quand je me rends à Arsenal, je ne vois pas beaucoup de jeunes. Or, ils sont les supporters de demain, non ? Ils ne peuvent se permettre d’acheter un billet « . Il craint qu’à terme, cela ne nuise au football, comme la violence l’a fait il y a une vingtaine d’années. Vaesen estime que Londres reste chaleureuse, à l’exception de Fulham, mais d’autres jugent que l’ambiance commence à pâtir de cette évolution. Les quadras sont moins enthousiastes.

Une chose évolue positivement : l’image du football. The Long Ball Game n’est plus, vive le Sexy Football d’idoles à la David Beckham. En 1996, quand Ruud Gullit avait lancé ce terme sur les antennes de la BBC, à l’occasion de l’EURO, il avait dû expliquer ce qu’il voulait dire. Dix ans plus tard, tout le monde a adopté ce style.l

par peter t’kint – photos: reporters

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