» LE FOOT, C’EST PAS QUE LE BUT « 

Des stars du Barça et de la Roja, il est le plus discret : jamais un mot plus haut que l’autre, jamais la moindre polémique. Il n’empêche qu’ Andrès Iniesta, considéré comme l’un des joueurs les plus élégants du monde, est une idole en Espagne depuis qu’il a inscrit le but de la finale de la coupe du monde en 2010. Comment vit-il ce paradoxe ? Un entretien rare avec un héros tout pâlot.

Dans une bourgade de la Mancha appelée Fuentalbilla sont nés seize enfants en 1984. Dix filles : Juani, Encarnita, Maribel, María Ángeles, Bea, Mila, María Dolores et trois Isabel. Et six garçons : Andrés Jiménez, un mécano spécialisé dans la réparation d’hélicoptères ; José Martin, dit Pepiyo, un type sur la voie de la réinsertion sociale après quelques problèmes judiciaires ; Vicente Fernández, vendeur de bicyclette dans le village ; Miguel Villanueva et Juan Francisco García, tous les deux chômeurs. Le sixième, un enfant au teint pâle, est devenu, lui, un héros national : c’est Andrès Iniesta. Qui n’a toujours pas l’air d’avoir réalisé…

Tu avais 12 ans quand tu as intégré la Masia. A l’époque, toi et tes parents aviez fait le voyage de ton village dans la Mancha jusqu’à Barcelone en voiture. Quel souvenir gardes-tu de ce trajet ?

ANDRÈS INIESTA : Ce voyage, je m’en souviens parfaitement, parce qu’il était très triste. Même si ça semble bizarre de dire ça aujourd’hui, ce changement de vie soudain a été très difficile à digérer pour moi. Je ne dis pas que je ne voulais pas venir au Barça, ce n’est pas ça… Mais à l’époque, j’étais un gamin. Pour moi, c’était un déchirement de laisser ma famille. C’était la première fois de ma vie que je n’avais pas mes parents à mes côtés et j’en ai souffert. J’avais 12 ans et jusqu’alors, je n’avais connu que mon village. C’est réellement l’expérience la plus dure que j’ai eue à traverser dans ma vie. J’ai mis des mois à m’acclimater. Le soir, quand je rentrais dans ma chambre, je pleurais énormément.

Il y a des jours où tu as pensé à jeter l’éponge ?

INIESTA : Bien sûr. La première année, quand je suis retourné chez moi passer les vacances d’été à Fuentealbilla, je me suis posé des questions. Quand tu as 12 ans, le chemin est très long vers le professionnalisme. Est-ce que le jeu en valait la chandelle ? Je ne savais pas ce que le futur me réservait. Je n’étais sûr de rien. Si la situation se représentait, je ne peux pas affirmer que je prendrais à nouveau la décision de continuer. Parce que cela a été un grand pas en avant, mais il y a eu beaucoup de sacrifices. Alors si mon enfant était dans la même situation… Je ne sais pas. Je ne sais pas…

Tu ne le laisserais pas partir ?

INIESTA : uand même, mon expérience personnelle me ferait dire que oui. Dans la vie, il faut tenter sa chance. Il faut toujours essayer d’aspirer à mieux. Il faut avoir confiance. Si je n’étais pas retourné à Barcelone à la fin de cet été, je vivrais sûrement aujourd’hui avec des regrets.

 » MES VIGNES, À FUENTEALBILLA, SONT MES RACINES  »

Quand tu regardes dans le rétroviseur, il y a quelque chose que tu vois en particulier ?

INIESTA : Quand j’avais 12 ans, je me souviens que mon père avait économisé pendant trois mois pour m’acheter des Predator. Je suis très ému quand je pense à ces chaussures-là. Mon père était maçon et cet achat était au-dessus de ses moyens. Alors le fait qu’il me les achète, c’était symboliquement très fort : ça voulait dire qu’il avait confiance en moi, qu’il était prêt à tout pour que je réussisse. Aujourd’hui, je n’ai plus de problèmes d’argent, mais ces boots, je les ai toujours dans un coin de ma tête. Ils m’aident à me rappeler d’où je viens.

D’où tu viens, c’est donc Fuentealbilla, un village de 2000 habitants perdu dans la Mancha. C’est comment cet endroit ?

INIESTA : Comme tous les villages d’Espagne, c’est un endroit très tranquille, avec peu d’habitants. C’est tellement petit que tu n’as pas besoin de te déplacer en voiture. Toute ma famille y habite. Oncles, grands-parents, cousins. Fuentealbilla, c’est mon jardin secret, j’y ai des vignes aujourd’hui – il y a une grande tradition du vin là-bas -, c’est à la fois du travail et une grosse satisfaction mais surtout ces vignes, ce sont les racines qui me rattachent à la terre où je suis né. Quand j’y vais, je sais que je vais être tranquille. Personne ne me demande d’autographe ou quoi que ce soit. Pour tous les gens de là-bas, je ne suis pas Iniesta-le-footballeur mais Andres, un simple gamin du village.

T’étais quel type de gamin quand tu habitais là-bas ?

INIESTA : Je ne vais pas te mentir, je n’étais pas du genre à me faire remarquer par mes écarts de conduite. J’étais tranquille et respectueux. D’ailleurs si on pouvait revenir en arrière et si tu avais la possibilité de parler à l’enfant que j’étais, tu te rendrais compte qu’il n’y a pas d’énormes différences avec celui que je suis aujourd’hui.

Pourtant, tu viens de renouveler ton contrat avec le Barça. Tu es désormais le deuxième joueur le mieux payé de l’effectif derrière Messi, tu es célèbre, mais contrairement à Messi, on ne te voit pas en costard rouge. C’est quoi ta formule pour arriver à contrôler l’ego ?

(rires) INIESTA : Mmmm. Sincèrement, je ne saurais pas comment t’expliquer… Disons que j’ai du mal à comprendre qu’un type qui joue au football, qui chante dans un micro ou qui danse, puisse changer sa manière d’être à cause du succès. Pour moi, la célébrité ne change pas les personnes, mais les révèle. Tu ne deviens pas excentrique parce que tu es célèbre, mais parce que c’est ta nature profonde. Moi j’ai toujours été fidèle à ce que je suis vraiment, je ne joue pas de personnage ; je me montre comme je suis réellement, un type normal. Je n’ai jamais cherché à être dans la lumière.

 » LA SCIENCE DU DÉPLACEMENT, JE L’AI APPRISE À LA MASIA  »

Ça t’a posé des problèmes, parfois ?

INIESTA : Non. Pas des problèmes. Mais par exemple, il m’est arrivé qu’on me confonde avec un garçon de café. J’étais dans un bar et un type s’est approché de moi en me disant :  » Un Fanta orange, s’il te plaît ! »(rires)

Tu le lui as apporté ?

INIESTA : Non, je lui ai dit que je n’étais pas barman. C’est une anecdote curieuse qui démontre au moins une chose : apparemment, tout le monde n’aime pas le football.

Qu’est-ce que tu as appris à la Masia que tu ne connaissais pas déjà enfant ?

INIESTA : Je dirais la science du placement. Tout ce qui est placement, déplacement et anticipation, je l’ai travaillé ici. Parce qu’au Barça on joue avec le ballon, mais aussi avec les espaces. Si tu n’arrives pas à te faire une projection de ce qui va arriver quelques secondes plus tard, alors les espaces se réduisent considérablement. Toutes ces choses qui concernent l’analyse des matchs et la lecture de jeu, je les ai optimisées ici. Sinon, ceque je fais actuellement sur le terrain, c’est pratiquement ce que je faisais déjà quand j’avais 8 ou 10 ans dans les rues de mon village. Chaque joueur a en lui un ADN qui lui est propre. Mais cette essence, il faut pouvoir la cultiver. Et moi je suis tombé sur le club idéal pour ça.

Xavi dit que les joueurs du Barça doivent jouer à une, voire à une demi-touche de balle. C’est une règle que tu n’hésites pas à enfreindre puisque tu es sans doute le seul avec Messi à porter beaucoup le ballon…

INIESTA : Je suis totalement d’accord avec Xavi sur le nombre de touches de balle. Pour jouer rapidement, il faut fluidifier le jeu. Ça passe par des combinaisons de passes rapides, en une touche, voire en une demi-touche, comme il le dit. La passe, c’est le ciment de notre jeu. C’est le meilleur moyen qu’on a trouvé pour gagner. C’est ce qui nous caractérise. Cependant, je distingue l’idée de jeu collective et les caractéristiques individuelles de chacun. Moi ce que je fais, c’est que j’essaie de maximiser mes qualités intrinsèques pour les besoins du collectif. C’est pour ça que je porte la balle.

Tu es considéré comme l’un des meilleurs joueurs du monde alors qu’en matière de statistiques, il y a toujours quelqu’un qui court, marque ou donne plus de passes décisives que toi. Selon toi, dans quel domaine tu n’as pas d’égal ?

INIESTA : Je suis le numéro 1 dans beaucoup de choses pour beaucoup de gens. Tu sais, les chiffres ne rendent pas compte de ce qui se passe sur le terrain. Il y a des fois où je peux finir mon match avec les meilleures statistiques alors que je n’ai pas fait une bonne prestation. Les statistiques ne me rendent ni meilleur, ni plus mauvais.

 » MON IDOLE ABSOLUE, C’ÉTAIT MICHAEL LAUDRUP  »

Alors quels sont les éléments qui te font dire que tu as fait un bon match ou non ?

INIESTA : C’est une question de sensations. Tous les joueurs du monde savent quand ils ont fait un bon match ou non. Moi, par exemple, je sais que je vais rentrer chez moi satisfait si je n’ai pas raté de passes faciles. Ou si j’ai mis en difficulté mon adversaire direct, même si c’est quelque chose qui ne transparaît pas dans une colonne de chiffres. Alors que si je multiplie les passes ratées ou que je manque un dribble, je peux gamberger pendant des heures.

Beaucoup de gens disent que tu n’as pas d’égal en matière d’élégance sur un terrain de football. C’est quelque chose que tu travailles ?

INIESTA : Je pense que l’élégance, ça ne se travaille pas, c’est de l’ordre de l’inné. Quand j’étais petit, je regardais beaucoup Zidane, qui était très beau à voir jouer. Mais mon idole absolue, c’était Laudrup. Quand tu regardais Laudrup jouer au football, tu ne perdais jamais ton temps. Je me fichais bien qu’il y ait des buts ou pas, observer ses mouvements, c’était un vrai spectacle en soi. Le football, ce n’est pas que le but. Moi ce qui m’importe, ce n’est pas le but, mais le chemin que tu empruntes pour y arriver. Dans ce genre, aujourd’hui, j’aime beaucoup David Silva. J’aime sa manière de bouger et de traiter le ballon.

On a critiqué le manque de verticalité du Barça et de l’Espagne. Certains disaient même qu’ils s’ennuyaient en vous voyant jouer. Ce sont des critiques qui te surprennent ?

INIESTA : Oui, ça me choque, parce qu’au final… (il s’arrête) Au final, si tu as le ballon, tu as beaucoup plus de chances de marquer et de gagner que si tu ne l’as pas. Enfin, tu peux aussi avoir 99 % de possession de balle et finir par perdre le match sur un coup de pied arrêté… C’est ce qui est beau dans le football, c’est tout sauf mathématique. Il n’y a aucune formule qui t’assure la victoire.

Avant de marquer le but en finale du mondial 2010, tu avais connu une saison très difficile. On disait même que tu voulais arrêter le football. C’est quoi la vérité ?

(Il réfléchit)INIESTA : A l’époque, c’est vrai que je n’étais pas au top, j’avais fait une petite dépression, mais tout le monde traverse ça au moins une fois dans sa vie, pas vrai ? J’avais connu plusieurs problèmes d’ordre personnel qui s’étaient accumulés. J’avais aussi pas mal de pépins physiques… Je me sentais fragile. J’avais du mal à retrouver des sensations, mon niveau ne me satisfaisait pas du tout. Du coup, j’ai commencé à douter, à déjouer, à rater des trucs faciles (il souffle). J’ai vraiment connu des heures sombres. Et puis, d’un coup, l’apothéose d’une vie en Afrique du Sud.

Combien de fois tu as vu ton but en finale de coupe du monde ?

INIESTA : Beaucoup, beaucoup de fois. J’ai arrêté de compter… (rires) Quand je vois ces images… pffff… Associe tous les mots positifs qu’il y a dans le dictionnaire, et tu obtiendras ce que je ressens.

 » LE PLUS IMPORTANT, C’EST DE RENDRE LES GENS HEUREUX  »

Tu as évoqué la loi de la gravité de Newton à propos de ce but. Pourquoi ?

INIESTA : Parce qu’avant de frapper le ballon, j’ai dû attendre qu’il redescende un peu. Si je n’avais pas attendu, je n’aurais pas marqué. J’ai laissé la gravité faire son travail et j’ai marqué. Newton, quoi.

Comme 100 000 enfants en Catalogne, ta fille Valentina est née neuf mois après ce but en finale de coupe du monde. Ça t’inspire quoi d’avoir provoqué un baby boom ?

INIESTA : C’est merveilleux. Savoir que j’ai donné du bonheur aux gens, c’est vraiment la meilleure récompense qui soit. Alors si en plus j’ai participé à redresser le taux de natalité de ce pays, c’est encore mieux. Parce que les footballeurs ne jouent pas uniquement pour gagner, mais pour rendre les gens heureux. Au final, c’est ça qui compte vraiment.

PAR JAVIER PRIETO SANTOS, À BARCELONE

 » Ce qui importe, ce n’est pas le but mais le chemin que tu empruntes pour y arriver.  »

 » Avant la coupe du monde 2010, je n’étais pas au top. J’avais fait une petite dépression. Mais tout le monde traverse ça au moins une fois dans sa vie, pas vrai ?  »

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