LE FILS DU FLEUVE

Tout a commencé pour le buteur mauve à Santa Fé. Dans l’école de foot locale et sur le fleuve Parana où, pendant les vacances, il partait pêcher pendant trois ou quatre jours.

Avellaneda, à une dizaine de kilomètres au sud de Buenos Aires. Administrativement, la commune ne fait pas partie de la capitale fédérale, mais dans les faits, elle est assimilée à la grande métropole de 8,5 millions d’habitants qui, si l’on inclut les faubourgs, englobe 38 % de la population d’Argentine. Au n°470 de l’Avenue Mitre se trouve le siège d’Independiente. Quelques centaines de mètres plus loin, au n°934 de la même avenue, se trouve celui du Racing. Les deux stades sont encore plus proches : deux pâtés de maisons, soit 150 mètres, les séparent. L’affrontement entre les deux équipes est, pour chacune d’elle, le match de l’année. Même si Independiente se trouve actuellement en milieu de classement et si le Racing, champion en 2001, détient la lanterne rouge.

Nous n’avons pas eu l’occasion d’assister au derby, mais tout de même à un beau match, entre les DiablosRojos du CAI (Club Atletico Independiente) et les Millonarios de River Plate, dans une ambiance de feu : 42.000 spectateurs (pas tous assis, loin de là), dont 11.000 supporters visiteurs. Comme 14 des 20 clubs de D1 sont originaires du grand Buenos Aires, les déplacements sont souvent courts et les supporters accompagnent leur équipe en masse à l’extérieur, ce qui a parfois donné lieu à de violents affrontements dans le passé. Avant le match, une banderole est d’ailleurs déployée pour un football en paix : Nousdéfendonslavieetlesport, aideznous à éradiquerlaviolence. Grâce aux efforts entrepris, la violence semble avoir été plus ou moins enrayée en Argentine : aucun incident grave n’a été déploré ces derniers mois. Mais la passion reste vive : deux heures avant le coup d’envoi, les supporters des deux camps se défient déjà verbalement. Ce sont des fanatiques. La revue du CAI n’est pas, pour rien, appelée LaPasionRoja. Et le centenaire du club, en 2005, a été célébré sous le slogan Cien años de pasión.

 » Independiente est, derrière Boca Juniors et River Plate, le troisième club argentin en terme de popularité « , explique MarioPeripolli, président du département presse et relations publiques.  » Et, la saison dernière, on était le club le plus suivi à l’extérieur. Ce nombre s’est réduit de moitié actuellement. Independiente est aussi, avec le Milan AC, le club qui a gagné le plus de coupes internationales : 15 au total, même si la plupart des trophées ont été conquis dans les années 60 ou 70. Cette période de gloire nous a permis d’approcher les 100.000 socios dans les années 80. Actuellement, ce nombre s’est réduit de moitié « .

Loué pour ses qualités sportives et humaines

C’est dans ce club que jouait, il y a quelques mois encore, NicolasFrutos. Il a été attiré par CesarLuisMenotti, mais c’est lors du deuxième championnat, sous la direction de JulioCesarFancioni (l’entraîneur actuel) que l’attaquant d’Anderlecht a explosé.

 » Lorsque je suis arrivé à Independiente en 2005, j’ai essayé de conserver la philosophie du club tout en apportant un certain nombre de changements liés à la préparation et aux séquences de travail « , raconte Fancioni.  » J’ai essayé d’inculquer un esprit d’effort et de sacrifice au groupe, qui s’est montré réceptif. Cela a permis de construire une équipe bien organisée, s’appuyant sur un groupe solidaire et bien préparé physiquement « .

Independiente a, en effet, adopté un style plus européen, voire britannique, que la plupart des équipes argentines, avec des centres aériens en direction d’une tour, ce qui convenait bien à Frutos. L’équipe a conservé ce style-là et semble d’ailleurs s’être découvert un nouveau Frutos : il s’appelle OsvaldoMiranda et joue dans un style similaire à celui du buteur anderlechtois. La vedette du CAI s’appelle cependant SergioAgüero. Formé au club depuis l’âge de 8 ans, il est l’idole des supporters.

 » Frutos et Agüero ont joué ensemble et étaient très complémentaires « , se souvient Peripolli.  » Comme le sont actuellement Miranda et Agüero. Nicolas est arrivé au club en provenance de Gimnasia y Esgrima, afin d’occuper un poste vacant. Il ne s’est pas adapté directement : ses débuts furent laborieux, mais ensuite, il s’est érigé en révélation et a fini par confirmer chez nous les talents de buteur qu’on avait décelé en lui à La Plata. Il court beaucoup, ouvre des espaces pour ses partenaires : ce n’est pas courant chez les joueurs argentins qui ont davantage tendance à jouer dans des espaces réduits et à se distinguer par l’habileté technique. Il était très apprécié pour sa gentillesse. Personnellement, je suis heureux d’avoir connu un garçon qui cultive autant les valeurs humaines, même s’il n’est resté qu’un an à Independiente. Son départ fut une perte sportive et humaine pour le club, mais sa vente a aussi engendré une rentrée d’argent bienvenue. Car Independiente a connu de gros soucis financiers. La situation se régularise petit à petit, grâce à une augmentation de capital, mais on revient de loin car la dette était énorme « .

Santa Fé, le long du Parana

Les racines de Frutos se trouvent cependant à 600 kilomètres au nord de Buenos Aires : à Santa Fé, une ville de 600.000 habitants, capitale de la province du même nom. C’est d’abord une cité administrative mais aux alentours, la principale activité se concentre sur l’agriculture et l’élevage. Le triangle Buenos Aires-Santa Fé-Cordoba est ce que l’on appelle la pampa : c’est de là que provient en grande partie la viande bovine argentine, réputée pour sa qualité. Santa Fé est aussi un port fluvial, le long d’un affluent du fleuve Parana, mais actuellement, l’activité économique s’est largement déplacée vers Rosario, à 200 kilomètres plus au sud et donc plus proche de Buenos Aires.

Rosario, comme beaucoup de villes argentines, compte deux clubs rivaux : Newell’s Old Boys et Rosario Central, qui disputent tous les deux la Copa Libertadores. Santa Fé compte aussi deux clubs : mais si Colon milite toujours en D1, l’Union est descendue en D2. C’est de là que provient Nicolas Frutos. Son père, Oscar, qui gère dans le civil une entreprise de conditionnement d’air et de ventilation, est d’ailleurs le président de la section amateur.

 » Je le suis devenu par la force des choses, en suivant mon fils « , explique-t-il.  » Car, pour ma part, je n’ai jamais joué au football. J’ai un peu tapé dans le ballon, comme tout le monde, mais cela se limitait à cela. Je ne peux pas dire que Nicolas ait beaucoup appris de moi sur le plan footballistique ( ilrit). En dehors du football, j’aime beaucoup la F1. Peut-être parce que l’ancien champion du monde CarlosReutemann est originaire de Santa Fé. Un autre sportif connu de la ville est l’ancien boxeur CarlosMonzon. D’où provient la passion de Nicolas pour le foot ? C’est de naissance, je crois. Il a toujours été convaincu qu’il serait un jour professionnel. C’était comme une obsession chez lui. A six ou sept ans, il dormait déjà avec un ballon. Il a commencé dans un club de quartier comme… gardien de but ! Il voulait simplement jouer, peu importe le poste. Il s’est inscrit à 8 ans à l’Union Santa Fé et a consenti les sacrifices nécessaires pour y parvenir. Il a réussi son pari en 1999, lorsqu’il a rejoint le noyau professionnel. Il a d’abord joué en Réserve, puis a débuté en équipe Première en 2000. Il a joué son premier match de D1 sur le terrain de Chacarita Juniors, à Buenos Aires. Et pour sa deuxième apparition, il affrontait déjà Boca Juniors, ici à Santa Fé. Il a toujours été grand, mais sa croissance a été progressive. Les médecins qui l’ont suivi avaient prévu, en fonction de sa morphologie et de sa structure osseuse, qu’il ne terminerait sa croissance qu’à 24 ans. Mais sa grande taille ne l’a jamais empêché d’être rapide, parfois même le plus rapide de toute l’équipe. Il a fourni beaucoup d’efforts pour dominer son corps et évoluer physiquement. Techniquement, ce n’est pas DiegoMaradona, mais il est très adroit. Et, quoi que je le dise moi-même, je pense qu’il est très intelligent. Il comprend très bien le jeu et intègre très vite aussi ce que son entraîneur attend de lui. Avec la presse, il a généralement entretenu de bonnes relations, mais il a toujours maintenu une certaine distance malgré tout. S’il comprend que les journalistes doivent faire leur boulot, il souhaite séparer sa vie professionnelle de sa vie privée. Il n’a jamais cherché non plus à prendre position sur certaines questions, sportives ou autres, alors qu’il aurait pu le faire « .

Une s£ur étudiante futur médecin

Oscar Frutos et son épouse sont des parents comblés. Leur fils Nicolas est en train de réussir dans le football belge et leur fille Natalia, de trois ans plus âgée, termine actuellement ses études de médecine.

 » Je ne peux pas me plaindre « , convient Oscar.  » Natalia a mené à bon terme sept années d’études. Et pour Nicolas, sa réussite à Anderlecht représente une forme de revanche après les échecs ou semi-échecs subis dans le passé. Le chemin n’a pas toujours été tout tracé pour lui. A l’Union Santa Fé, il était une figure dominante, mais à San Lorenzo, il a alterné le bon et le moins bon. Il était sans doute un peu perdu dans cette grande métropole qu’est Buenos Aires. A Las Palmas, on sait ce qu’il s’est passé : cinq entraîneurs en une saison, des problèmes financiers… Comme beaucoup d’Argentins, il rêvait du championnat d’Espagne, mais il s’est retrouvé isolé sur une île loin de la péninsule. Sportivement, ce fut un échec, mais l’expérience qu’il a vécue là-bas lui a servi car il a beaucoup mûri dans la difficulté. Il a rebondi à Gimnasia y Esgrima, grâce à CarlosIschia qui l’a bien préparé physiquement et l’a lancé au moment opportun, puis à Independiente, où il a abouti sur les conseils de RubenRossi, aujourd’hui entraîneur de Quilmes mais qui a travaillé comme formateur à l’Union Santa Fé et l’a conseillé à Cesar Luis Menotti. Et aujourd’hui, il est très heureux à Anderlecht. Certes, ce n’est pas le Real Madrid ou le FC Barcelone, mais tout le monde ne peut pas jouer dans ces clubs-là. Nicolas se plaît à Bruxelles. Et lorsqu’il est bien dans sa tête, cela se ressent sur le terrain. Je suis moi-même surpris par la rapidité avec laquelle il s’est adapté. C’est malgré tout un pays différent, où l’on pratique un autre style de jeu et où l’on parle une autre langue, qu’il ne maîtrise pas. Les conditions climatiques aussi sont différentes. Il a été très surpris, au début, de devoir jouer pour la première fois de sa vie sur un terrain enneigé. Beaucoup de personnes me disent qu’il est fait pour le foot européen. Mais le football argentin est en train de changer. Ici aussi, on commence à accorder beaucoup d’importance à la préparation physique. Je me souviens de l’époque où Nicolas jouait à Independiente aux côtés de Sergio Agüero. Ce dernier était encore un gamin de 17 ans, petit et frêle. Il a beaucoup travaillé physiquement et est aujourd’hui quasiment au niveau de LionelMessi, qui joue en Europe depuis ses 14 ans. Ce qui différencie encore l’Argentine de l’Europe, c’est le comportement des dirigeants vis-à-vis des entraîneurs. Tout est lié aux résultats. Quatre ou cinq résultats décevants et le coach vole dehors. On est encore très loin d’avoir un AlexFerguson en Argentine. Il n’y a aucune continuité « .

Un président de 84 ans

Le président de l’Union Santa Fé, AngelMalvicino, a fait fortune dans la construction. Il a aujourd’hui 84 ans et en est à son sixième et dernier mandat de président.  » Et on se demande tous ce qu’il adviendra du club lorsqu’il ne sera plus là « , soupire Oscar Frutos.  » Financièrement, cela ne va pas bien du tout. Sportivement, c’est à peine mieux : on se débat dans les tréfonds de la D2. On a changé d’entraîneur il y a quelques semaines, mais sans amélioration notable au niveau des résultats. L’Union doit beaucoup à Malvicino. C’est un industriel, mais aussi un ancien sportif qui a participé comme rameur aux Jeux Olympiques d’Helsinki en 1952. Depuis, il a toujours essayé de favoriser les activités sportives. Il a offert au club une superbe salle de 5.000 places qui a servi de cadre au championnat du monde de volley il y a quelques années. Dans l’enceinte du complexe sportif, on trouve aussi une école. Elle est ouverte à tous et accueille un millier d’élèves, dont certains jeunes footballeurs du club. Nicolas ne l’a pas fréquentée, il a suivi les cours d’une école plus proche de notre domicile, situé en périphérie. Il a terminé ses études secondaires, mais n’est pas allé plus loin : c’était difficile dans la mesure où il était déjà devenu footballeur professionnel « .

L’Union Santa Fé compte 300 jeunes :  » En 1995, on a lancé un programme de formation de jeunes. On s’est rendu compte que, pour un club qui ne compte pas de gros moyens financiers, c’était quasiment le seul moyen de s’en sortir. Nicolas avait déjà 14 ans lorsqu’on a lancé ce projet, mais de tous les jeunes du club, il est celui qui est arrivé le plus loin. On n’a pas les moyens de rivaliser avec les clubs de Buenos Aires, ni même avec ceux de Rosario, mais on essaie de se débrouiller. On a aménagé des chambres où l’on peut loger 24 apprentis footballeurs originaires de contrées plus lointaines. Il y a beaucoup de jeunes talents en Argentine, mais on en perd encore énormément, par manque d’infrastructures. En outre, il y a de moins en moins de terrains de jeux dans les villes, envahies comme en Europe par les immeubles et les voitures. Les fameux clubs de quartier, où l’on découvrait tellement de jeunes talents, disparaissent et c’est inquiétant « .

Tato, son ami d’enfance

Direction le complexe d’entraînement de l’équipe Première, situé à cinq kilomètres à l’extérieur de la ville, dans un endroit isolé. On y retrouve MarceloMosset, surnommé Tato. C’est le défenseur central de l’équipe Première. Il est de la même génération que Nicolas et a fait toutes ses classes dans les catégories d’âge avec l’attaquant du Sporting.

 » C’était un garçon très actif, toujours de bonne humeur « , explique-t-il, visiblement heureux de parler de son copain d’enfance.  » Il n’a laissé que de bons souvenirs à l’Union et est toujours très apprécié aujourd’hui à Santa Fé. Dans toutes les catégories d’âge, il était le buteur de l’équipe. Son style n’a pas beaucoup évolué : il a toujours été un joueur assez rapide malgré sa grande taille, doté d’une bonne frappe. Physiquement, il était beaucoup plus développé que la plupart des autres joueurs chez les jeunes. Son jeu de tête, paradoxalement, était un peu son point faible : il était plus à l’aise avec les pieds. Au fil du temps, il a toutefois amélioré son jeu aérien. En tant que défenseur central, je l’ai souvent affronté à l’entraînement et ce n’était pas un cadeau car il était très costaud. Mais en même temps, c’était un plaisir car on s’appréciait énormément. C’était un garçon très positif, qui se fondait très bien dans le groupe. Il a progressé au fil du temps, et aujourd’hui, une brillante carrière s’ouvre à lui. Sa réussite actuelle ne me surprend pas, car chez les jeunes déjà, on avait décelé en lui un grand potentiel. J’aimerais, moi aussi, franchir un jour l’Atlantique pour aller jouer en Europe, mais ce n’est pas donné à tout le monde : j’ai bien eu quelques touches en Israël et en Grèce, mais rien de concret « .

 » Tato et Nicolas étaient aussi deux grands amis dans la vie « , se souvient Oscar Frutos.  » Ils allaient souvent pêcher le long du fleuve. Ils ont fait les 400 coups ensemble. Parfois, pendant les vacances, je les voyais partir et ils ne revenaient que trois ou quatre jours plus tard. Le fleuve Parana fait partie du paysage à Santa Fé et la légende raconte d’ailleurs que la ville disparaîtra un jour, envahie par les eaux, comme l’autre Santa Fé, celle du Mexique « .

En Allemagne… comme spectateur

Oscar Frutos n’a pas encore eu l’occasion d’aller voir son fils en Belgique. Il compte se rendre à Bruxelles en mai, pour la naissance de sa petite fille. Car Nicolas, lui, ne rentrera pas à Santa Fé cette année.  » Sofia, son premier enfant, aura à peine vu le jour lorsque le championnat de Belgique se terminera. Ce serait trop délicat de lui imposer déjà un vol transatlantique. En outre, il s’est procuré des places pour aller voir les trois matches de l’Argentine en Allemagne. Après cela, ce sera déjà le moment de la reprise d’entraînement, probablement. Personnellement, j’ai découvert la Belgique en 1998. J’avais transité par votre pays en allant assister à la Coupe du Monde en France, et j’avais fait une brève excursion de Bruxelles et de Bruges. J’avais beaucoup aimé. J’espère avoir l’occasion de visiter le pays de manière plus approfondie, et peut-être de voir jouer mon fils. Car, jusqu’à présent, j’ai dû me contenter des contacts téléphoniques. La télévision argentine ne diffuse rien du championnat belgique. Certes, ESPN montre les buts de tous les Argentins qui évoluent à l’étranger, et donc également ceux de mon fils, mais cela dure 12 secondes,… comme sur internet « .

DANIEL DEVOS, ENVOYÉ SPÉCIAL EN ARGENTINE

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