Le fils de Naples

Le journaliste britannique se remémore l’époque triomphante mais turbulente de Dieguito au pied du Vésuve.

Naples se prépare à la fête. Nous sommes le dimanche 10 mai 1987 et le SSC Napoli est à quelques heures du plus grand moment de son histoire. Alors que mon train arrive dans la ville en ce dimanche ensoleillé et doux, deux touristes américains dans le même wagon contemplent par la fenêtre la mer de banderoles, de drapeaux et d’écharpes bleu ciel qui semblent décorer toute la ville, à perte de vue.  » Eh bien, il doit se passer quelque chose de remarquable aujourd’hui « , dit la femme à son mari. Je souris en pensant que la ville n’a pas été dans une telle ébullition et en état de célébrer quelque chose d’important depuis que les troupes alliées arrivèrent en septembre 1943. Elles trouvèrent une ville en ruines et ses habitants désespérément à la recherche d’eau et de nourriture après une insurrection de quatre jours contre l’occupant nazi.

Retour à l’avant-dernière journée de la saison 1986-87. Naples compte trois points d’avance sur l’Inter en tête du classement et reçoit la Fiorentina au Stade SanPaolo. S’il empoche les deux points de la victoire, Naples pourrait donc fêter le titre dès cet après-midi. Un homme a rendu cela possible. L’Argentin Diego Armando Maradona a presque à lui seul emmené le club au sommet de la Serie A. Son prodigieux génie, sa capacité à mettre ses équipiers à son service, à les bonifier et son intelligence de jeu : voilà les éléments prépondérants qui, en trois ans, ont fait de Naples un candidat au titre plutôt qu’un club qui se bat pour le maintien.

29e minute de la première mi-temps : le buteur Andrea Carnevale effectue un une/deux avec Bruno Giordano à l’entrée du rectangle avant de marquer le but d’ouverture pour Naples. Même le but égalisateur inscrit 11 minutes après par un talentueux joueur de 20 ans nommé Roberto Baggio ne tempère pas les ardeurs napolitaines. En même temps, le marquoir du stade annonce aux 82.000 fans enthousiastes que l’Inter perd 1-0 à l’Atalanta Bergame, qui lutte contre la relégation.

Tours d’honneur

Si ces deux scores ne changent plus, Naples peut se permettre de perdre contre la Fiorentina et quand même fêter le scudetto. Le coup de sifflet final retentit enfin. Le score est de 1-1 et ilNapoli est champion. Même si les douves autour du terrain empêchent un envahissement de la pelouse, une pluie de reporters, de cameramen et d’officiels inonde les joueurs alors que ceux-ci entament plusieurs tours d’honneur.

Inévitablement, Maradona est le joueur le plus recherché. Mais il évite les journalistes et les caméras pour aller saluer les fans à tous les endroits du stade, pas seulement dans les virages. Lorsqu’il passe devant le carré réservé à la presse, je le regarde avec stupéfaction. Il rayonne, la poitrine bien en avant, le physique solide comme du bois centenaire. Il gesticule vers les supporters, fermant d’abord les poings et ensuite ouvrant les bras et envoyant des baisers à tout va. A un moment, il est le pauvre garçon dans le caniveau qui dit :  » Ceci est pour vous « . A un autre moment, il est le roi de Naples, demandant et recevant égards et adulation totale. Le football ne ressemble que trop rarement à ça.

Les représentants de la presse attendent ensuite anxieusement une déclaration. Comme à son habitude, Diego les fait patienter. Deux heures après la fin de la rencontre, il émerge finalement.  » Pour moi, ce titre de champion signifie beaucoup plus que la victoire en Coupe du Monde « , dit-il.  » J’ai remporté une Coupe du Monde Juniors à Tokyo et la Coupe du Monde à Mexico l’an dernier mais lors de ces deux sacres j’étais tout seul, je n’avais pas d’amis avec moi. Ici, toute ma famille et la ville de Naples sont avec moi, parce que je me considère comme un fils de Naples « .

Mauvaises fréquentations

Quand on rencontrait Maradona, tout indiquait qu’il était un type de joueur différent, entouré de gens tout à fait différents. Maradona était littéralement accompagné d’un clan : ses frères, ses s£urs, sa mère, son père, ses entraîneurs personnels, ses physiothérapeutes, ses managers, ses agents, ses relations publiques, ses conseillers, ses amis plumitifs et ses gardes du corps. Le bon sens nous disait que malgré l’attitude très protectrice de ses proches, tous n’auraient peut-être pas agi pour le bien de Diego. Sans doute était-il le premier joueur icône du foot moderne, le premier à exploiter, développer et vendre systématiquement son image et ses succès, même lorsqu’il jouait.

Le talent de Maradona était tellement extraordinaire que tout le monde voulait sa part du gâteau. Depuis la junte des généraux et le président Carlos Menem en personne dans son Argentine natale jusqu’aux organismes comme l’Unicef et la FIFA, les multinationales sponsors, les médias du monde entier, le club et la ville de Naples et, last but not least le crime organisé. Tout le monde voulait goûter au succès.

Il devint rapidement difficile d’ignorer qu’il n’y avait pas que sur le terrain que Maradona était très différent des autres joueurs. Je me souviens d’une visite à San Paolo le dernier dimanche de 1986. Naples avait battu Côme 2-1 et assuré sa première place au classement à mi-saison. Après le match, avec d’autres journalistes, j’ai attendu que Maradona sorte des vestiaires pour une conférence de presse d’avant trêve de fin d’année.

Finalement, une masse de joueurs s’approcha de nous, Maradona parmi eux. Tout autour de moi, des collègues basés à Naples, dont le travail consistait à couvrir quotidiennement le club, s’agitèrent. Ils se frayèrent un passage vers le groupe, non pas pour poser une question ou mettre un micro sous le nez de Maradona, mais pour lui serrer la main, l’étreindre ou même l’embrasser. Il devint évident pour moi que la vaste majorité de la presse napolitaine était là pour dérouler le tapis rouge à la star argentine. Installe-nous au sommet du Calcio, Diego et nous fermerons les yeux sur tes virées nocturnes, ton train de vie irrégulier, tes entraînements à la carte et tes amitiés douteuses… Plus tard, à la fin de son aventure italienne, la presse sera moins tendre.

Déjà en 1986, un rapport du Nucleo Mobile, l’escadron spécial de Naples, avait attiré l’attention sur l’amitié que Maradona entretenait avec la famille Giuliano, l’une des plus puissantes familles mafieuses de la ville. Des enquêteurs de la police découvrirent pas moins de 71 photos montrant Maradona en compagnie des Giuliano, le plus souvent au QG de la famille, à Forcella.

Au début de sa période italienne, les médias de Naples et de la Péninsule n’étaient soit pas au courant, soit pas intéressés par les spéculations sur les liens entre Maradona et la Camorra, l’organisation criminelle au style mafieux de la région. En juillet 1984, le jour où le transfuge argentin fut officiellement présenté au public napolitain, un journaliste français, Alain Chaillou, avait été téméraire en demandant à Maradona et au président du club Corrado Ferlaino si les rumeurs étaient fondées comme quoi la Camorra aurait contribué à payer une partie du montant du transfert : 8 millions d’euros. La réponse de Ferlaino à Chaillou fut cinglante, il s’agissait d’une  » offense à l’honnête ville de Naples  » et le reporter français dut prendre la porte.

Fin 1986, les médias sportifs se concentraient davantage sur le football de Maradona. C’était l’année où Dieguito joua un rôle dominant et controversé dans le succès de l’Argentine en phase finale de la Coupe du Monde au Mexique. Après le match de Côme, un journaliste qui pensait poser une première question facile en demandant à Maradona de résumer son année reçut comme réponse :  » En ce moment, je dirais que 1986 n’est pas la meilleure année de ma vie. Elle m’a apporté beaucoup de bonnes choses mais m’a donné aussi des coups durs « .

Sa paternité cachée

Un des coups durs est facile à identifier. Le 20 septembre 1986, une comptable au chômage de 22 ans, Cristiana Sinagra, une beauté blonde, avait déclaré que Diego était le père de son petit garçon. Elle ajouta que l’enfant était le fruit de leur relation qui avait duré quatre mois, de décembre 1985 à avril 1986. La révélation de l’enfant caché de Maradona était la première confirmation du train de vie peu orthodoxe qu’il menait. Des collègues espagnols avaient toutefois déjà attiré mon attention sur des histoires, relayées par des journaux à sensation, à propos de son style de vie  » peu professionnel  » hors du terrain à Barcelone. On y suggérait que des soirées très extravagantes voire des orgies avaient régulièrement lieu dans sa luxueuse villa de Pedrales. Surtout lorsque Claudia Villafana, son amie de longue date et avec qui il vivait, avait quitté la ville…

Dans mon innocence et mon ignorance, j’avais tendance à balayer ces histoires de la presse catalane, me disant que ces journalistes n’attendaient qu’une chose : voir le petit prodige argentin tourner le dos à Barcelone. Ces fêtes ne devaient être qu’exception. Je me rappelais même avoir entendu une interview de Maradona à la radio italienne à l’automne 1986. Il y soutenait solennellement la campagne nationale contre la dépendance aux drogues.  » Si mes paroles à propos de l’addiction à la drogue et ses conséquences désastreuses pouvaient sauver l’un d’entre vous, cela aurait pour moi plus de valeur que 100 buts en championnat pour Naples « , déclara-t-il aux auditeurs. Dix ans plus tard, le rideau tombait prématurément sur sa carrière, suite à sa dépendance chronique à la cocaïne. Maradona a confessé avoir pris de la cocaïne pour la première fois à Barcelone, en 1982, à l’âge de 22 ans. Au San Paolo cet après-midi de décembre 1986, je n’aurais jamais pu m’imaginer que la carrière d’un des plus grands footballeurs de tous les temps finirait dans un nuage de coke.

Aujourd’hui, quand d’anciens joueurs et des suiveurs du football italien se souviennent de Maradona, beaucoup spéculent que les choses se seraient passées différemment si Pelusa avait signé à la Juventus plutôt qu’à Naples. Les critiques suggèrent que le club géré de façon autoritaire par la famille Agnelli l’aurait mieux protégé du monde extérieur, de son clan de flagorneurs et de ses propres bêtises.

Peut-être, peut-être pas. Ce qui est certain, c’est que la Juve ne lui aurait pas permis les mêmes dérives qu’à Naples. Ce qui l’est moins, c’est de savoir s’il aurait prospéré avec le même succès sportif dans des clubs qui lui auraient mis la muselière.

Quand il arriva à Naples, Maradona avait demandé au club de lui fournir une maison similaire à la villa spacieuse qu’il venait de quitter en Catalogne. Trouver une propriété avec une piscine, un court de tennis et un terrain de foot s’avéra impossible au pied du Vésuve. Finalement, il s’installa dans un duplex confortable, calme mais pas extravagant dans le quartier chic de Posillipo.

Pourtant, les relations entre Naples et l’Argentin allaient plus loin que l’argent et l’intérêt mutuel. Le dimanche du sacre de champion en 1987, lorsqu’il s’affubla du titre de  » fils de Naples « , ses mots n’étaient pas de la rhétorique vide de sens. Maradona et Naples étaient idéalement faits l’un pour l’autre.

Accueilli comme un fils

Pour de nombreux Italiens, particulièrement ceux du Nord riche et industriel, Naples représente tout ce qui ne va pas dans l’Italie contemporaine. Naples est une ville trépidante, polissonne et pleine de couleurs en comparaison avec les villes historiques et aristos de Florence, Milan, Rome, Turin et Venise. Là où les bourgeois de Milan et de Turin auraient vu Maradona et son entourage comme des parvenus tapageurs, Naples l’a étreint comme un de ses fils, comme le pauvre garçon qui n’avait pas eu de chance dans la vie mais avait forcé la réussite malgré tout.

Lorsqu’il arriva la première fois à Naples, plus de 60.000 fans assistèrent à sa présentation au stade San Paolo. Il était, dans le sens trop éphémère du succès sportif, le nouveau messie. Il alignerait les performances, il clouerait le bec à tous ces gens du Nord prétentieux, il assurerait au SSC Napoli de pouvoir rivaliser avec Milan, l’Inter, la Juventus et les autres. Et Maradona a vraiment réalisé tout ça, ce qui est remarquable et constitue sans doute son plus grand mérite. Il fut époustouflant de classe et performant. Il apporta une ère de succès à Naples, amenant le club à deux titres de champion (l’autre en 1990) et à la victoire en Coupe de l’UEFA en 1989. Avant lui et après lui, jamais le club n’a égalé cette période de gloire.

par paddy agnew (world soccer) – photos: reporters

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