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LE DEUXIÈME STADE

Immersion dans les pubs et autres sports bars où le football est roi. Tournée générale !

Passer un week-end à regarder des matches de football dans un pub, une idée loufoque ? Pas tant que cela. Des scientifiques se sont même déjà penchés sur la question. Lorsque nous contactons Kevin Dixon pour lui poser quelques questions, il éclate de rire. Dixon est un senior lecturer à l’université de Teesside. Il étudie le comportement des supporters dans le pub. Il espère que nous apprécierons  » everythingBorohastooffer « . Il nous envoie, par mail, son étude sur The Football Fan and the pub : an enduring relationship.  » Dans la foulée, il nous apprend qu’un autre scientifique s’intéresse au sujet : Mike Weed, de la CanterburyChristChurchUniversity. Il nous envoie aussi son étude sur le pub en tant que ‘Virtual Football Fandom Venue‘. C’est ainsi que l’idée de ce reportage, anecdotique au départ, a subitement pris un caractère très sérieux.

BRIGHTON, LA VILLE LA PLUS BRANCHÉE

Première étape sur la route de l’ébriété (modérée, rassurez-vous) : Brighton, dans le sud de l’Angleterre. Connue pour sa jetée, qui s’enfonce profondément dans la mer, la ville a la réputation d’être la plus branchée d’Angleterre.

Le pub sur la jetée annonce les matches qui seront diffusés en direct, mais les panneaux n’ont pas encore été mis à jour. On annonce, par exemple, le match Angleterre-Espagne, qui s’est joué… quelques jours plus tôt. Nous jetons un coup d’oeil à l’intérieur. Nous sommes en novembre, il fait tôt noir, et les quelques clients qui boivent une chope sont plutôt silencieux. L’endroit est plutôt destiné à observer les mouettes. Des mouettes qui, dès qu’elles touchent terre, restent stoïques, immobiles, lorsqu’on passe à côté d’elles. Elles ne craignent pas l’homme. Mais leur bec est aiguisé, on s’en aperçoit directement. Est-ce ici qu’AlfredHitchcock a puisé son inspiration pour Les Oiseaux ?

Brighton – souvent associée avec la localité voisine de Hove – a été la première à envoyer un député écolo au Parlement de Westminster. Le journal TheGuardian a demandé à ses habitants ce qui leur venait à l’esprit en premier lieu, lorsqu’ils pensaient à leur ville. Son côté Terre à Terre, a twitté un lecteur, en faisant référence au restaurant végétarien qui porte ce nom. Coffee@33, a répondu un autre : un établissement où les barmen effectuent tellement de manoeuvres pour préparer votre café qu’on a l’impression qu’ils s’adonnent à une expérience scientifique.

Au premier coup d’oeil, Brighton semble pourtant tout à fait normale. Le trafic est lent et les bâtiments témoignent d’un passé glorieux, si l’on excepte quelques constructions plus modernes, comme cette assiette volante qui monte et descend le long d’un poteau et offre aux touristes une vue imprenable sur les falaises. Des marques de protestation sont également visibles. SaveourNHS (NationalHealthSecurity, contre le projet de la Maggie De Block britannique qui est en train d’effectuer des coupes sombres dans le budget des soins de santé). Autres signes de pauvreté : çà et là, quelques sans-abri demandent une cigarette et un peu d’argent. Les employées de l’hôtel (réceptionniste, serveuse…) sont d’origine espagnole. Cela aussi, c’est la Grande-Bretagne en 2016. Le lendemain, beaucoup plus au nord, elles seront Lettones. Et, en rue, on entend beaucoup parler le polonais.

Soit. Rendez-vous au pub, donc. Après tout, c’est pour cela que nous sommes ici. Le pub est aussi dénommé public house. Le journal TheGuardian a, un jour, essayé de décrire ce que représentait un pub pour un Britannique. Il a surtout décrit ce qu’un pub ne représentait pas. Un pub, ce n’est pas un bar, même si l’on peut y prendre un verre… ou plusieurs. Un pub, ce n’est pas non plus un restaurant, même si l’on peut y manger. Un pub, ce n’est pas un club social, même si l’on y rencontre des amis (et des inconnus, voire parfois l’amour). Ce n’est pas un abri-bus, même si l’on peut s’y abriter. Ce n’est pas le cabinet d’un psychologue, même si l’on peut y suivre une thérapie. Ce n’est pas davantage un hôtel, même si l’on peut y dormir. Ce n’est pas un living, même si l’on peut parfois s’y réchauffer au coin du feu et regarder la télévision. Un pub, ce n’est rien de tout cela, et en même temps un peu de tout cela. Et ce soir, le pub est notre living, avec à l’affiche à la télévision : un match contre Aston Villa.

UN PUB DANS UNE ANCIENNE CHAPELLE

L’équipe locale a le vent en poupe. Brighton and Hove Albion, dont les joueurs sont surnommés The Seagulls – les mouettes – a failli rejoindre la Premier League à deux reprises. Il ne s’est incliné qu’en play-offs. Le président TonyBloom est un peu spécial, affirme Steven qui attend sa petite amie au pub – elle étudie à Londres et peut débarquer du train d’un moment à l’autre. Bloom a un lien avec le club par l’intermédiaire de sa famille. Son oncle est directeur, son grand-père a été vice-président. Il s’est fait un nom sur le circuit professionnel du… poker en tant que TonyThe Lizzard. Steven :  » Il a fait quelques apparitions à la télévision, et depuis lors, on le connaît. Lorsqu’il est devenu président, il a délié les cordons de la bourse. Nous avions besoin d’un nouveau stade, il l’a construit. 100 millions de livres sterling. Le club avait aussi besoin d’un nouveau centre d’entraînement. Il a allongé 30 millions supplémentaires.  »

Pour être clair : ce n’est pas grâce au poker que Bloom s’est enrichi. Mais grâce aux paris. L’homme – un génie en mathématique – gère une firme de paris sportifs, Starlizzard. Le poker en ligne, les sites de paris en ligne et des investissements dans l’immobilier lui ont rapporté des millions. Ce qu’il a gagné au poker, c’est de l’argent de poche. A combien se chiffre sa fortune ? Personne ne le sait exactement. Mais, depuis qu’il s’en occupe, le club se porte mieux. Il l’a repris il y a huit ans et Bloom a déjà investi près de 200 millions d’euros, sous forme de prêts sans intérêts.

Aujourd’hui, B&H joue les premiers rôles dans le Championship et compte en ses rangs deux joueurs bien connus dans le championnat de Belgique. L’ailier droit est Anthony Knockaert, qui a joué au Standard. Il a déjà marqué 11 buts cette saison, si l’on en croit les statistiques qui apparaissent sur l’écran. Dont neuf à domicile. Steven l’apprécie particulièrement. Parmi les réservistes, on découvre le nom de Sébastien Pocognoli, prêté par West Bromwich mais qui n’a été qu’une seule fois titulaire. Steven :  » Je vais être franc avec vous : je ne le connais pas.  »

Steven regarde le match avec nous à The Font, dans l’Union Street. Ce n’est pas une public house traditionnelle. Jusqu’en 1988, c’était une chapelle : Union Chapel, qui a accueilli des pratiquants de différentes religions pendant près de 300 ans. Steven vient ici régulièrement. Il est supporter de Brighton and Hove, mais est encore étudiant et n’a pas assez d’argent pour se payer une place au stade. Certains de ses amis se sont abonnés à SkySports, mais c’est encore trop cher pour lui également. La solution, c’est donc le pub. Aujourd’hui, il n’y restera qu’un quart d’heure, en attendant l’arrivée de sa petite amie. Elle n’aime pas du tout le football, et en plus, le chauffage ne fonctionne pas. A l’extérieur, la température flirte avec les 0°. A l’intérieur aussi, surtout lorsqu’Aston Villa ouvre la marque. L’égalisation remet un peu de vie dans l’établissement. Pour peu de temps. Deux filles, qui ont vidé deux bouteilles de cava pendant le match, tapotent sur leur téléphone.

LA NAISSANCE DES ÉQUIPES DE CAFÉ

Le lien entre les débits de boisson et le sport, nous explique Kevin Dixon par mail, remonte aux tout débuts du sport. Avant cela, on jouait aux cartes dans les pubs. Dixon :  » Jadis, à Sedgefield, au début de la période de jeun qui précède Pâques, on jouait un match sur un immense terrain dont les buts étaient fixés aux deux extrémités du village. Aujourd’hui, la population perpétue cette tradition.

Jadis, ce match opposait les paysans aux ouvriers d’usine. Le coup d’envoi était donné à 13 heures, mais on ne pouvait pas marquer avant 16 heures. Pendant ce temps, le ballon circulait à travers les villages des alentours. Pour mettre un peu d’animation, on a ajouté cette règle : celui qui parvient à envoyer le ballon à l’intérieur d’un pub, a droit à un verre gratuit.  »

En 1863, lorsque le football moderne a vu le jour et a commencé à s’organiser, les pubs ont joué un rôle important. Dixon :  » Les supporters s’y rassemblaient avant et après le match. Pour se rendre ensuite au stade, mais aussi pour refaire le match autour d’un verre après le coup de sifflet final. Les médias de l’époque ont rapidement compris l’intérêt qu’ils pouvaient y trouver et ont envoyé des vendeurs de journaux dans les cafés.  » Les Landlords, les gérants de publichouses, ont joué le jeu et se sont associés à des équipes. Ils ont mis un local à disposition, qui servait de vestiaires.

Et des salles de réunions, où les dirigeants pouvaient prendre des décisions. Parfois aussi, ils mettaient un terrain à disposition, qui pouvait servir d’aire de jeu. En 1890, affirme Dixon, les équipes de café étaient très populaires dans le football anglais. Pendant plusieurs décennies, presque un siècle, on retrouvait les joueurs au pub après le match. C’était un lieu de rencontre avec les supporters. Et d’ailleurs, de nombreux footballeurs se sont reconvertis en gérants de bars après leur carrière.

Samedi matin. Notre hôtel à Brighton a adopté les horaires espagnols. On ne peut prendre son petit déjeuner qu’à partir de 8 heures. Trop tard, nous devons prendre le volant pour rejoindre l’étape suivante : Old Trafford. Coup d’envoi à 12h30. Le visiteur est Arsenal. Du pain bénit pour les journaux, qui se plongent dans le passé de JoséMourinho et d’ArsèneWenger.

Dans la voiture, nous nous branchons sur les diverses chaînes de la BBC. Le voyage prend plusieurs heures, car tout au long des 400 kilomètres, nous sommes régulièrement ralentis par des embouteillages. Quelques accidents, quelques zones de travaux. Sur tous les canaux officiels de la BBC, à l’exception de Radio 1, on diffuse de la musique des oldies. Pour écouter de la musique moderne, il faut se rabattre sur les stations commerciales.

BOIRE ET CHANTER

Le Sam Platt’s est situé au coin de Trafford Wharf Road et du Sir Alex Ferguson Way. Nous connaissons l’endroit, pour l’avoir fréquenté lors de l’EURO 96. A l’époque, il n’y avait encore que des terrains industriels, qui servaient de parking. Aujourd’hui, bonne chance pour garer votre voiture ! C’est ici qu’ITV a sa Coronation Street, ses studios où sont enregistrées les séries. La BBC n’est pas loin. De l’autre côté de la rivière, on trouve un centre commercial. Salford devient un endroit branché.

Lorsque le coup d’envoi est donné à midi, les supporters attendent-ils le match avec une tasse de café et un croissant ? Détrompez-vous.  » Youwant apictureof atrueUnitedfan ? « , demande un certain Burns. Il n’est pas encore midi, mais il est déjà sérieusement éméché. Ici, on boit la bière dans des verres en plastique, mais surtout dans des cannettes d’un demi-litre. Le SamPlatt’s est l’un des rares pubs dans les environs d’Old Trafford. C’est un endroit bruyant. Nous devons rencontrer Mr Miyagi, un supporter de United âgé de 68 ans. En principe, il ne devrait pas passer inaperçu au milieu de tous ces jeunes gens, mais nous ne le trouvons pas. Quelqu’un nous informe que nous l’avons manqué de peu : il vient de quitter l’établissement pour se rendre au stade.

Notre Asiatique ne porte ni écharpe, ni bonnet aux couleurs du club. Par superstition. Autrefois, il s’habillait en rouge et blanc, mais presque à chaque fois, son équipe perdait. MisterMiyagi n’est pas son vrai nom. En réalité, il s’appelle Ying Soo. C’est un immigré qui habite au sud de Manchester depuis des années. Il était déjà un supporter des Red Devils avant d’émigrer au Royaume-Uni. En 1992, lors de la création de la Premier League, il s’est acheté un abonnement.

Une heure avant le coup d’envoi, Mister Miyagi – un surnom qu’il doit au personnage du filmKarateKid – débarque au pub. L’ancien comptable, désormais pensionné, prend un ou deux verres, puis grimpe sur une table et crie : Let’s go oriental’. Il entonne alors les chants les plus populaires des supporters tout en effectuant des gestes qui rappellent ceux d’un karateka. Aujourd’hui, avec l’âge, il ne tient plus le coup très longtemps. Il prend encore un verre, puis se rend au stade.

Le SamPlatt’s n’est pas un endroit très fréquentable. Une deuxième tente a été dressée à l’extérieur, car tout le monde ne peut pas entrer dans le pub. Lorsqu’on est pris d’un besoin pressant, on doit le satisfaire dans la rivière Irwell, qui coule aux alentours. Ou dans les bois, contre une voiture garée là. Mais pas contre les murs du pub, des agents de sécurité y veillent. Et lorsque votre verre en plastique est vide, on le laisse tomber par terre. On ne peut pas regarder le match sur place : la tente ferme ses portes quelques minutes avant le coup d’envoi. L’établissement n’est pas abonné à la télédistribution et il n’y a d’ailleurs pas d’écran dans la tente. On ne fait que boire et chanter. 90 % des clients sont des hommes tatoués, âgés entre 20 et 30 ans. Ils ne sont pas très rassurants. Nous croisons quelques Irlandais. Deux d’entre eux ont un ticket pour le match. Ce n’est que lorsqu’ils sont partis, que nous nous mettons à la recherche d’un autre pub qui diffuse le match.

UNITED, UNE MARQUE MONDIALE

Nous tombons sur le Matchstick Men, un pub familial où il est possible de manger un bout tout en regardant le match. Mais ce n’est pas un pub traditionnel, un endroit où l’on peut boire et chanter. Non, ce pub-ci est différent. Il ressemble à un American diner, avec un coin restaurant et un coin café. Il y a des écrans partout, de toutes dimensions. On ne rate rien de l’action. Malheureusement, on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent, en matière de football.

Après quelques minutes, l’attention de mes nouveaux copains irlandais se dilue. Ils préfèrent parler de leur pays, de la vie ici, des salaires dans les différents secteurs. L’un d’entre eux a trouvé un boulot en Angleterre. Son pote aimerait bien en trouver un aussi et se renseigne. Ce ne sont pas des vrais amateurs de football, plutôt des fans de rugby. Ce qui les passionne, c’est la victoire de l’Irlande contre les All Blacks, la première depuis 111 ans. Ils m’expliquent aussi qu’ils envisagent de sortir, le soir. Pas à Manchester, mais à Liverpool, à une heure de train.

On comprend rapidement que United est devenu une marque mondiale, qui attire une tout autre clientèle. Des Français prennent place à nos côtés, quelques Asiatiques également. Un couple un peu plus âgé entre également dans l’établissement. Lui semble s’intéresser au football, elle se plonge dans un livre. Elle commande une tasse de café, lui un verre d’eau. Après tous les effluves d’alcool du SamPlatt’s, on a l’impression d’avoir débarqué dans un autre monde. Au bar aussi, il fait calme.  » Lorsque le coup d’envoi est donné à midi, il y a surtout affluence après le match, pas avant « , nous explique la gérante.

Pourquoi tous ces gens viennent-ils suivre le match au pub, plutôt qu’au stade ? Parce qu’ils ne peuvent pas se payer un abonnement ? Non, affirme la personne âgée :  » Le football est un phénomène social. Je suis relativement à l’aise, financièrement. J’ai vendu mon commerce et j’ai les moyens de m’acheter un abonnement. Mais je ne pourrais pas rester seul à la maison, un samedi après-midi, cela ne m’intéresse pas. Après le match, nous irons au centre-ville, faire des courses. Mon épouse n’attend que cela.  »

Le couple de Français s’est rabattu sur le pub parce qu’il n’a pas réussi à se procurer un billet d’entrée au stade. C’est donc une solution de fortune. Monsieur et Madame adorent Martial, Anthony ! Et Pogba, Paul ! Les deux meilleurs joueurs de United, selon eux. Ils sont jeunes et ne supportent pas un club en particulier. lls font partie de la  » génération PlayStation « , pour qui le monde – ou du moins l’Europe – est un village, et pour qui il vaut mieux être à Barcelone ou à Manchester plutôt qu’à Auxerre, le week-end. Alex Hastie est le seul qui suit attentivement le match et qui s’énerve lorsque United loupe une occasion. Il saute de joie lorsque JuanMata ouvre la marque, puis s’excuse pour le dérangement.

UNE ALTERNATIVE POUR LES SANS-TICKETS

L’histoire d’Alex est particulière. Il gagne sa vie à MediaCity, il est ingénieur dans l’une des sociétés de production qui diffuse le football à la télévision. Alex :  » La plupart du temps, je passe donc mon week-end dans l’un ou l’autre stade, ou je reste en standby au cas où il y aurait une défection dans l’équipe de production. Mon père a un abonnement à Old Trafford, et parfois, je peux l’utiliser.  » Mais pas cette fois-ci. Et comme il était libre, il s’est rendu au pub.

Il se révèle être un fin connaisseur. Lorsque Wenger introduit Olivier Giroud pour essayer de revenir à la marque, il prédit directement :  » Vous verrez, il va marquer.  » Et les faits lui donneront raison, même s’il faudra attendre la fin du match pour cela. Alex soupire.  » C’est le reflet de la saison. United a concédé trop de matches nuls. L’équipe ne gagnera rien cette saison, une fois de plus.  »

Ces dernières années, les pubs sont réellement devenus une alternative lorsqu’on ne peut pas se rendre au stade, pour une raison ou l’autre. Lorsque Mintel et Keynote, deux sociétés qui ont réalisé une enquête de marché, ont analysé le phénomène en 2002, elles ont constaté qu’il y avait plus de gens au pub (9,1 millions) qu’au stade (8,7 millions) à l’heure des matches. Des sites internet spécialisés – comme SkyPubfinder – dirigent les fans vers les pubs qui possèdent un abonnement pour les événements sportifs. En centre-ville, cela représente environ la moitié des établissements. En banlieue, un quart.

La création de la Premier League a modifié le paysage footballistique. Suite au drame d’Hillsborough, l’installation de sièges a été rendue obligatoire. Les personnes à faibles revenus n’ont plus pu se payer de places. Elles n’ont pas les moyens, non plus, de se payer une antenne satellite qui leur permettrait de suivre les matches chez eux, à la télévision. Le pub s’est imposé comme solution alternative. Après tout, on retrouve ses amis. L’offre footballistique n’a cessé de croître et la qualité des retransmissions n’a cessé de s’améliorer. Alex :  » Je pense que, pour ce United-Arsenal, 22 caméras ont été installées. Le match a donc été filmé sous tous les angles.  »

Depuis lors, le taux de pénétration de Sky (ou de BT, qui possède également une partie des droits) dans les foyers est devenue très importante. Aujourd’hui, on estime que 47 % des Britanniques possèdent un abonnement à une chaîne payante. Lors des premières saisons de Premier League, on n’en était pas encore là : en 1993, seuls 8 % des Britanniques avaient accès à la télévision par satellite, en 1998 27 %. Pendant l’EURO 96, nous avions demandé à Trevor Brooking quelle serait l’influence de l’arrivée de Sky sur le football anglais. Il nous avait répondu :  » Elle sera insignifiante. Tout le monde en parle, mais personne n’est abonné.  » Deux décennies plus tard, Sky a complètement modifié le paysage footballistique.

THE PLACE TO BE

En 1998, déjà, Dougie Brimson avait souligné cette tendance. Dans son Geezers guide to Football. A Lifetime of Lads and Lager, il avait écrit que le changement était en marche, sous la forme de pub supporting.  » Assister à un match au pub, tout en buvant quelques verres, coûte moins cher qu’acheter un billet d’entrée au stade. Le plus souvent, on suit le match aux côtés de ses amis et l’ambiance est bien meilleure que dans l’enceinte du stade.  » Deux ans plus tard, Roy Keane a confirmé ce constat en critiquant les supporters.  » En déplacement, ils sont fantastiques. C’est le noyau dur. Mais à domicile ? La plupart se contentent de boire un verre et de manger un fishandchips. On se demande si le football les intéresse et s’ils y comprennent quelque chose.  »

Au MatchstickMen, ce n’est pas mal comme ambiance. Alex :  » L’ambiance de ce pub ne peut pas être considérée comme la norme. C’est un pub familial. L’ambiance est encore meilleure lors des matches internationaux, surtout pendant un grand tournoi. Car il est difficile d’y assister sur place. Dans ces moments-là, le pub devient vraiment theplacetobe. Il n’est pas rare de trouver 5 ou 600 supporters en délire dans un pub.  »

Les pubs sont devenus, au fil des années, une sorte de  » deuxième stade « . Les gens sacrifient leur intimité pour participer à l’hystérie collective. Le pub est-il une alternative aussi valable qu’un match au stade ? Alex :  » Je ne le pense pas. L’ambiance au stade est tout de même différente. Si, plus tard, vous me demandiez mes souvenirs de Manchester United-Arsenal, je ferais référence à un duel auquel j’ai assisté à Old Trafford, pas à celui-ci.  »

Notre idée première, après Manchester United-Arsenal, est de rouler jusqu’à Stoke-on-Trent, où évolue Stoke City, pour y assister au match contre Bournemouth. Mais des embouteillages à Manchester et sur le chemin des Potteries anéantissent ce projet. Et donc, après 82 kilomètres et deux bonnes heures de route, nous nous retrouvons au bar du Quality Hotel, dans Trinity Street, en train de regarder Angleterre-Argentine en… rugby.

Cet hôtel – comme les autres où nous avons séjourné – ne possède pas d’abonnement onéreux aux chaînes sportives. Ses clients doivent donc se contenter de suivre un événement sportif diffusé par une chaîne publique. C’est pareil au Walkabout, l’AustralianChainBar, juste à côté. Un skypub, mais lorsque nous demandons au patron s’il peut brancher l’un des écrans sur le derby entre Tottenham et West Ham qui vient de débuter, il nous répond en rigolant.  » C’est sur BT, mon vieux !  »

C’est – nous l’apprendrons deux jours plus tard – la grande frustration des patrons de pubs. Le prix de l’abonnement est déterminé en fonction de la taille de l’établissement. Le patron du pub londonien TheBricklayers, tout près de White Hart Lane, nous montre ses factures. Un abonnement à SkySports lui coûte chaque mois 1.200 livres sterling (un peu plus de 1.400 euros). Un abonnement à BT, 600 Livres Sterling (environ 700 euros). S’il veut fidéliser ses clients – essentiellement des supporters de Tottenham – il est obligé de s’abonner aux deux chaînes, car les matches sont diffusés alternativement sur Sky et BT.

FUCKING MUCH MONEY

Sky paie mieux et choisit en premier lieu les matches qu’il veut diffuser, BT prend ce qu’il reste. En outre, ce n’est pas comme en Belgique : tous les matches ne sont pas disponibles. Les chaînes choisissent pour vous et laissent les autres matches – les moins attraytants – à la BBC, qui les diffuse en résumé. Il n’est donc pas impossible que malgré la grosse somme d’argent que vous avez déboursée, vous ne pouviez pas suivre le match de votre équipe préférée !

Nous n’avons pas d’autre alternative : nous devons parcourir les rues de Stoke-on-Trent, à la recherche d’un établissement abonné à BT. Ce ne sera pas long : nous sommes attitrés par le bruit qui provient de Tontine Street. A l’intérieur, les écrans sont allumés. Nous apercevons directement MousaDembélé au ballon.

Si le MatchstickMen faisait plutôt partie des pubs nouvelle tendance, celui-ci est plutôt ancien. Des sièges à l’avant, et encore d’autres sièges à l’arrière, près des toilettes, où l’odeur est parfois insupportable.Une femme bien bâtie tient un micro à la main. Cinq écrans diffusent Tottenham-West Ham, mais le son est coupé. Tout ce que l’on entend provient du micro. Nous comprenons rapidement : c’est une soirée karaoke. Il n’est que 19 heures, mais l’ambiance bat déjà son plein. Les pubs ferment à 23 heures, les Anglais sont donc habitués à commencer la fête assez tôt.

Le DJ nous demande si cela nous dirait de chanter une chanson. Si nous connaissons Sweet Caroline ? Plus ou moins.  » De OHL.  » No, no, répond-il.  » De Neil Diamond « . C’est à peine si nous nous rendons compte que Harry Kane fait passer le score de 1-2 à 3-2. A nos côtés, un homme est triste. Sa femme l’a laissé tomber, pour un Polonais, et il est venu se consoler au pub. C’est la raison pour laquelle il a voté pour le Brexit.

Notre prochaine étape nous mène encore plus au nord, à Middlesbrough, qui accueille Chelsea un dimanche en fin d’après-midi. A la radio, nous suivons Leeds United-Newcastle United, un choc au sommet en deuxième division. Il y a 20 ans, c’était encore un affrontement de Premier League. Il se dispute dans un stade comble, avec un hommage rendu à Gary Speed, qui a quitté ce bas monde il y a cinq ans. Speed, qui était alors le sélectionneur du Pays de Galles, est l’un des nombreux footballeurs qui a craqué sous la pression de la vie publique.

Les joueurs de football ont désormais le même statut que les acteurs de cinéma ou les icônes de la pop. Leur salaire a décuplé au fil des années, nobody deserves this fucking much money. Cela aussi, on l’entend souvent dans les pubs. On n’y est pas à un fuck près. SkyNews n’y est pas étranger. Pendant les journées où il ne se passe pas grand-chose, on passe en boucle, toutes les demi-heures, des images d’un Wayne Rooney un peu éméché, ou celles d’un autre scandale impliquant un joueur de football. Et ce n’est pas sans conséquence. Bien plus que nous, les Britanniques ont l’habitude de prendre leur petit déjeuner avec la télévision allumée. Cela remplace le journal du matin.

WORKING MEN PUBS

A Middlesbrouch, nous recherchons un endroit qui reflète le nord de l’Angleterre : un club de working men. En théorie, ce sont des clubs privés, mais leurs membres peuvent inviter d’autres personnes. Ils ont souvent été créés au XIXe siècle, par le patronat, qui voulait offrir un lieu de détente aux ouvriers. Souvent, le terrain de football n’était pas loin. C’est là qu’évoluait l’équipe de l’usine.

Nous trouvons l’un de ces pubs sur Oxford Road, à la périphérie de Middlesbrough. Le Dorman Club. Créé jadis à l’intention des métallurgistes. DormanLong est une institution à Middlesbrough, un peu comme Cockerill à Liège. Le célèbre HarbourBridge de Sydney a été construit avec de l’acier provenant de cette entreprise. Ces dernières années, elle s’est retrouvée aux mains des Thaïlandais, qui ont fermé l’usine. Tout ce qu’il reste de l’industrie métallurgique, dans le nord de l’Angleterre, est désormais passé aux mains des Chinois. Pour combien de temps encore, se demande-t-on avec une certaine appréhension.

Le DormanClub existe toujours. Juridiquement, c’est une asbl, gérée par les membres. Il y a un bar, une télévision, quelques tables de billards, et des salles qui peuvent être réservées pour des fêtes (mariage ou autres), des réunions ou des concerts. Les femmes sont admises, même si elles ne sont pas majoritaires. Ces workingmenpubs jouent un rôle social important, dans une région pauvre.

 » Chaque année, nous nous demandons si nous devons continuer à payer cet abonnement onéreux aux chaînes sportives « , explique Sean, l’un des membres.  » Cela fait toujours l’objet de discussion, mais au final, on en arrive toujours à la conclusion que si l’on résiliait l’abonnement, le bar n’attirerait plus personne.  »

Sean gère une imprimerie et habite juste en face. Régulièrement, il vient au pub pour se détendre après une longue journée de travail. Il me présente à Mike, a mechanic. Ils sont tous les deux passionnés de voitures. Sean me montre des photos de son dernier bijou, un bolide qui a encore couru sur un circuit. Il achète des voitures, les répare, roule quelque temps avec, puis les revend. Avec bénéfice, bien sûr. Mike :  » Mais celle-ci, je n’ai pas l’intention de la vendre. Je prends tellement de plaisir à la conduire.  » Sean :  » Hier, le soleil brillait, et j’ai un peu poussé sur le champignon sur l’autoroute. J’ai risqué une solide amende, mais c’est tellement agréable…  »

Assister à un match de football au DormanClub, cela vaut vraiment le coup. Lorsque le coup d’envoi de Middlesbrough-Chelsea est donné, une vingtaine de personnes (dont des femmes) sont présentes. Concentrées. Contrairement à ce que nous avions vécu dans les pubs précédents, c’est le match en lui-même qui les intéresse. On éteint la lumière lorsque le match commence, afin de mieux pouvoir suivre.

Ici, les clients sont aussi des entraîneurs, qui donnent des directives aux joueurs, comme s’ils se trouvaient le long de la touche. La plupart sont des quinquagénaires, et pour eux, la première option est toujours le chemin le plus direct vers le but : il faut envoyer le ballon dans le rectangle de ThibautCourtois, même si les défenseurs des Blues sont trop forts pour l’attaquant Álvaro Negredo, un peu esseulé en pointe. Toute passe supplémentaire est superflue.

EN CHUTE LIBRE

Une vieille connaissance du football belge a pris place dans le but : le gardien Victor Valdés, qui a joué au Standard. Après des débuts hésitants, il s’est adapté et donne désormais satisfaction, affirme Sean. Sean était jadis abonné à Middlesbrough, mais a renoncé. Le football est devenu trop cher. Valdés réalise quelques arrêts, mais finit quand même par s’incliner. Au bout du compte, Chelsea s’impose facilement.

Kevin Dixon le souligne dans les conclusions de ses études : les publichouses, qu’elles soient modernes ou plutôt anciennes, s’adaptent à leur époque. Elles ont encaissé des coups durs suite à l’interdiction de fumer, à l’augmentation des taxes, à la télévision, à la diminution du temps de loisir, à l’internet et au streaming, légal ou pas, mais elles survivent. Grâce à la petite restauration, aux concerts… et au sport.

Dehors, la nuit est tombée. Il est temps pour les musiciens d’accorder leurs instruments. Le football laisse la place à la musique. Clare, l’une des rares femmes dans l’établissement, commande un verre de vin blanc. Elle ne fréquente pas le pub aussi souvent que son mari, mais vient quand même régulièrement. Clare :  » Si vous m’aviez dit, il y a 15 ans, que je serais ici en train de regarder un match de football, je vous aurais ri au nez. Un bar à vin, d’accord, mais un pub ? Pourtant, j’y ai pris goût. Cette mixité sociale, cette chaleur humaine. Le pub, c’est bien plus agréable que le stade. On ne doit pas chercher une place de parking, ni affronter les rigueurs de l’hiver. Vous prenez encore un verre ?  »

PAR PETER T’KINT EN ANGLETERRE – PHOTOS BELGAIMAGE

D’après une étude de marché, il y a plus de gens au pub (9,1 millions) qu’au stade (8,7) à l’heure des matches en Angleterre.

The Antwerp Arms, situé près de White Hart Lane, a été sauvé de la fermeture par le club du coin : Tottenham Hotspur.

Les pubs vont jusqu’à débourser 2000 euros par mois pour s’abonner à Sky Sports et BT, les deux chaînes payantes qui diffusent le football.

 » Assister à un match au pub, tout en buvant quelques verres, coûte moins cher qu’acheter un billet d’entrée au stade.  » – DOUGIE BRIMSON, AUTEUR DE  » GEEZERS GUIDE TO FOOTBALL. A LIFETIME OF LADS AND LAGER « .

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