LE DÉSÉQUILIBRISTE

Diego Simeone n’est pas seulement revenu à Madrid pour gagner des titres. Il est venu pour la Ligue des Champions. Celle que l’Atlético attend depuis toujours. Et pour conquérir l’Europe, il a fait venir Yannick Carrasco. Façonné à toute vitesse par le football d’El Cholo, le Diable est prêt à réussir là où Courtois et Alderweireld ont échoué.

Le Bernabeú exulte, au bout de 88 minutes de frustrations et de miracles de Jan Oblak. Les filets ont enfin tremblé, grâce au flair de Chicharito et à l’obstination de Cristiano Ronaldo. Le Real est en demi-finales de la Ligue des Champions, et l’Atlético n’a jamais semblé en mesure de pouvoir faire autre chose que retarder le plus possible cette inexorable échéance. En 180 minutes, les Colchoneros n’ont frappé que quatre fois entre les perches d’Iker Casillas. Dont deux tirs de l’extérieur du rectangle, et un corner. Dans l’antre galactique, l’Atlético n’a touché que cinq ballons dans les seize mètres adverses. Et Arda Turan a été le seul élément offensif à réussir un dribble. Ce jour-là, devant son banc de touche, Diego Simeone comprend qu’il a besoin d’autre chose. Pour installer le Calderón au centre de l’Europe, El Cholo mise sur Yannick Carrasco.

 » Son arrivée nous permettait d’avoir un joueur avec une pointe de vitesse énorme, et de très bonnes transitions défense-attaque. Carrasco nous a offert cette possibilité d’avoir du vertige sans perdre de l’ordre.  » Désorganiser l’autre en restant organisé. Une réalité qui avait disparu de ce côté de la capitale espagnole depuis le départ de Diego Costa. Dans un registre totalement différent de celui de l’international espagnol, Yannick constitue lui aussi une attaque à lui tout seul. Un joueur presque autonome, grâce à des qualités naturelles qui en font un dévoreur d’espaces hors du commun.

Quelques jours avant sa désillusion du Bernabeú, El Cholo avait vu le Diable rouge détruire les illusions de l’Emirates Stadium à chacune de ses prises de balle. Et cela faisait déjà trois ans que Luis Rodriguez del Teso, prospecteur de talents pour les Colchoneros dans nos contrées, avait surligné le nom du Bruxellois après un 6-0 des U19 belges face à l’Estonie à Hamme. Thorgan Hazard ouvre le score, Dennis Praet claque un doublé, mais c’est Yannick qui séduit le scout de l’Atléti. Rodriguez del Teso décrypte la personnalité de Carrasco, jusqu’à son signe astrologique. Parce que Diego Simeone consulte toujours l’horoscope pour ses nouvelles recrues :  » Les caractéristiques des gens d’un même signe sont similaires. Nous y prêtons attention pour voir comment en tirer le meilleur.  »

Le flirt estival commence par un coup de fil du président Enrique Cerezo. Ensuite, c’est Simeone en personne qui prend son téléphone. Yannick se renseigne auprès de Thibaut Courtois, et est séduit par la façon dont le coach argentin donne une nouvelle dimension à chacune de ses recrues :  » Il m’a dit à quel point il me voulait. Il aimait ma façon d’attaquer en un-contre-un. Il a ajouté qu’il allait m’aider à être un grand joueur.  » Quinze millions d’euros et une signature plus tard, Yannick Carrasco est un joueur de l’Atlético.

DEVENIR COLCHONERO

L’histoire commence par un match en tribunes. Parce que Diego Simeone n’a pas peur de mettre des millions dans les gradins. C’est donc loin de la pelouse que Yannick assiste au premier match de championnat, face à Las Palmas. Le Belge a pourtant moins souffert que les autres recrues lors de la gargantuesque préparation physique imposée par El Profe Ortega. Tandis que Luciano Vietto vomissait en explorant des frontières pulmonaires encore inconnues, Carrasco serrait les dents.

 » Je pense qu’il a surtout dû s’adapter aux exigences tactiques, comme le pressing ou le positionnement « , explique Luis Rodriguez del Teso. Yannick confirme :  » Défendre tactiquement, bloquer les lignes, ce sont les choses les plus difficiles. Mais je vais apprendre avec le temps.  » Simeone annonce la couleur dès le premier entraînement. Présenté à la presse madrilène, le Diable ne cache pas sa préférence pour le couloir gauche :  » C’est mon poste naturel.  » Mais sur le terrain d’entraînement, El Cholo le place à droite. Le temps d’apprendre.  » Il y avait des choses à corriger tactiquement « , explique l’Argentin.

Installé à quelques pas du centre d’entraînement des Colchoneros, loin des tentations du centre-ville, Yannick ne pense qu’au football. Et il apprend vite. Les minutes s’accumulent, et le mois d’octobre est déjà celui de Carrasco, élu joueur du mois par le public du Calderón. Le 4, déjà, le Diable monte à la mi-temps face au Real et traumatise Alvaro Arbeloa à chacune de ses prises de balle, jusqu’à provoquer l’égalisation de Vietto. Tout ça à partir du flanc gauche, évidemment. Premier but face à la Real Sociedad, avec les compliments d’un Simeone qui lui glisse un mot après la rencontre.

 » Il m’a dit qu’il espérait que ce serait le premier d’une longue série « , raconte Yannick. Première titularisation, ensuite, en Ligue des Champions contre Astana, avec 11,5 kilomètres parcourus sur l’ensemble du match, deuxième meilleure moyenne derrière Saúl Niguez ce jour-là. Avec les félicitations du Cholo :  » C’est un garçon qui grandit. Il nous donne des arguments pour continuer à recevoir toujours plus de minutes. Le travail paie, et lui travaille beaucoup. Il en récolte les fruits.  »

Et puis, premiers sifflets à l’encontre de Simeone quand il fait sortir son ailier belge face à l’organisation impeccable de Gijon.  » C’est normal que le public soit mécontent, il jouait très bien « , expliquera le coach après la rencontre.  » Alors que Griezmann faisait un mauvais match. Mais Griezmann a le sens du but, c’est pour ça que je l’ai laissé sur la pelouse.  » Le message est à peine sous-entendu. D’ailleurs, Carrasco l’a compris :  » Dans la phase offensive, Simeone me laisse faire ce que je veux… tant que je le fais bien. Il me demande d’être décisif. De marquer et de faire des passes décisives.  »

Déjà intenable sur le Rocher monégasque, Yannick souffrait aussi de carences sur sa feuille de stats. Un but tous les six matches, c’était bien trop peu pour un joueur sublimé par le système de Leonardo Jardim, qui mettait en exergue la pointe de vitesse phénoménale et le dribble tranchant de son Belge au style d’ailier portugais. Carrasco avait tendance à vouloir rendre ses chevauchées les plus fantastiques possibles, en les poursuivant jusqu’au moment où le dribble était devenu impossible. C’est seulement là qu’il décidait de donner le ballon. Mais dans les travées du Calderón, on raconte que ce sont justement ces irrésistibles chevauchées qui ont séduit Diego Simeone.

DES SPRINTS DE RUGBYMAN

Quand l’Atlético fait le dos rond, contre les équipes qui lui permettent de se retrancher devant son rectangle, le football de Simeone prend des allures rugbystiques. Pour se donner de l’air, les Colchoneros doivent gagner du temps en gagnant des mètres. C’est là que Carrasco devient une arme indispensable. Avec les passes millimétrées de Koke, ses courses balle au pied sont la façon la plus fiable pour les Colchoneros de se rapprocher du rectangle adverse.

 » Sa vitesse et ses qualités en un-contre-un étirent l’équipe adverse et lui donnent plus de temps pour atteindre ses équipiers dans le rectangle « , explique Simeone, qui crée la surprise en joignant son Diable à Antoine Griezmann à la pointe de l’attaque face au Barça. Le Français décroche pour créer du jeu, pendant que Yannick est chargé de dévorer la profondeur à la moindre occasion. Comme un guépard qui fond inexorablement sur sa proie dès qu’elle tente de s’échapper.

Carrasco met Lionel Messi au tapis, dévore les défenseurs et conclut son récital par une symphonie de septante mètres, uniquement interrompue par un geste défensif sensationnel de Gérard Piqué.  » Il continue à grandir par les efforts qu’il fait pour adapter ses caractéristiques aux besoins de l’équipe « , poursuit un Simeone de plus en plus charmé.

Quand Yannick se blesse avant d’affronter le PSV en huitièmes de finale de la Ligue des Champions, El Cholo affirme d’ailleurs sans détour :  » Nous avons besoin de lui.  » Et ajoute que c’est  » le joueur qui s’est adapté le plus vite.  » Il est vrai que pendant ce temps, Jackson Martinez a filé pour la Chine, malgré les 35 millions dépensés pour ses services quelques mois plus tôt.  » Antes el hombre que el nombre « , répète Simeone.  » L’homme avant le nom.  » Et le sens du sacrifice et de l’apprentissage de Carrasco ne se résume pas à une histoire de millions.

Le coach argentin sait de quoi il parle. Car à Eindhoven, l’absence du Diable se fait cruellement ressentir. Philip Cocu laisse le ballon à des Colchoneros qui ne parviennent pas à faire de différence individuelle aux abords du rectangle néerlandais. Le constat est sans appel : sept mois après son arrivée, Yannick est devenu indispensable, car ses dribbles permettent de faire la différence là où seul Arda Turan était parvenu à effacer son vis-à-vis un an plus tôt.

 » Quand il est arrivé, c’était un joueur plus fragile. Il devait apprendre à prester au niveau d’exigence de l’Atlético « , raconte le capitaine Gabi.  » Mais il apporte du déséquilibre sur le flanc. C’est le joueur différent du noyau.  »

UN DIABLE POUR L’EUROPE

Une différence qui pourrait coûter cher aux Diables. Parce que Carrasco est devenu tellement important qu’il enchaîne les rencontres de haut niveau malgré des blessures qui le poursuivent depuis le mois de janvier. Sa polyvalence est une arme supplémentaire pour Simeone, parce qu’elle permet aux Colchoneros de pouvoir passer de l’intense pressing du 4-4-2 à l’organisation arithmétique en 4-1-4-1 sans devoir faire de changement. Et ses dribbles sont tellement importants que chaque minute qu’il passe sur le terrain multiplie les chances de l’Atlético d’atteindre le rectangle adverse.

Blessé à deux reprises depuis le début de l’année 2016, Yannick a impressionné l’équipe médicale madrilène par ses retours précoces, qui lui ont permis d’affronter le PSV et le Bayern. Carrasco a compris qu’il était une arme essentielle dans la quête européenne de Diego Simeone. L’arme qu’El Cholo cherchait désespérément depuis le départ de Diego Costa.

À Lisbonne, il y a deux ans, l’attaquant de l’Atlético avait dû quitter la finale après quelques minutes, et son absence avait empêché les Colchoneros d’être dangereux autrement que sur phase arrêtée. Yannick devra tenir plus longtemps. Pour accumuler les chevauchées fantastiques et poignarder la défense du Real dans le dos.

Le plan de Diego Simeone pour braquer le football européen est maintenant prêt. Pour ouvrir le coffre-fort aux grandes oreilles, le football à la nitroglycérine de Mario Mandzukic n’était pas adapté. Il fallait de la finesse et de la vitesse, histoire d’appuyer vite là où ça fait mal. Il fallait Yannick Carrasco.

PAR GUILLAUME GAUTIER, À MADRID – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Il nous permet de désorganiser l’adversaire tout en restant organisé.  » – DIEGO SIMEONE

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