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Le dernier empereur

Dimanche, Francesco Totti jouera son tout dernier match pour le compte de l’AS Rome, dans un Stadio Olimpico tout acquis à sa cause. Il a défendu les couleurs romaines pendant 25 ans comme professionnel. Excusez du peu.

Il reste six minutes à jouer entre l’AC Milan et l’AS Rome lorsque l’entraîneur des Giallorossi, Luciano Spalletti, effectue son dernier changement. Le marquoir affiche 1-3. Lorsque Bruno Peres pénètre sur le terrain, des coups de sifflet retentissent. Le public de San Siro conspue Peres et Spalletti pendant que les supporters visiteurs scandent :  » C’è solo un capitano.  » Les caméras se braquent sur Francesco Totti, qui rit jaune sur le banc. Avant le coup d’envoi, Totti avait eu droit à une standingovation de la part des tifosi milanais, qui avaient déployé une banderole dans la CurvaSud :  » La tribune sud rend hommage au rival Francesco Totti.  »

Spalletti laisse échapper un juron. C’est la première fois, depuis la saison 1954-55, que l’AS Rome remporte les quatre affrontements contre les clubs milanais, et voilà comment cette performance est saluée. À la conférence de presse également, les questions ne concernent ni la victoire, ni le fait que l’AS Rome peut encore prétendre au titre qu’elle n’a plus remporté depuis 2001. Elles concernent, toutes, un seul homme.

Pourquoi Spalletti n’a-t-il pas fait monter Totti au jeu pour les six dernières minutes ?  » Parce que je n’étais pas rassuré « , répond l’entraîneur de l’AS Rome.  » J’ai déjà vécu tellement de matches où l’adversaire a inscrit deux buts dans les dernières minutes. La prochaine fois, si vous le voulez bien, nous composerons l’équipe ensemble. Si j’avais laissé jouer Francesco pendant cinq minutes, vous m’auriez dit que je l’avais ridiculisé. Mais vous avez peut-être raison : tout est de ma faute, je ne prends que des mauvaises décisions. Lorsque je suis revenu à Rome, j’avais insisté sur un point : je ne voulais pas diriger un mythe ou une légende, mais un joueur. À Palerme, j’aurais voulu l’aligner, mais il se plaignait du dos. À Milan, nous devions défendre notre deuxième place. Si nous ne l’avions pas obtenue, vous auriez été les premiers à me le reprocher. C’est dommage pour Francesco, car il réalise vraiment des gestes fantastiques à l’entraînement.  »

Une semaine plus tard, l’AS Rome bat magistralement la Juventus. Totti peut monter au jeu à la 91e minute. Après la rencontre, les questions concernent de nouveau Totti.  » Cette fois, je l’ai laissé monter au jeu, et ce n’est pas encore bon.  » De fait, pendant toute la saison, Spalletti a été confronté aux adieux de l’icône du club. En septembre, lors d’un point presse, 17 questions lui ont été posées. Dix concernaient Totti.

Spalletti s’en est offusqué :  » On se sert de Francesco pour critiquer la Roma. À vous entendre, l’équipe ne serait pas performante, la direction ferait mal son boulot, l’entraîneur aussi. Totti est un footballeur fantastique, mais la Roma ne gagnera rien si l’on ne se soucie que de lui.  »

Un quart de siècle de fidélité

Dimanche, les spectateurs du Stadio Olimpico – qui affiche complet depuis belle lurette – verront Totti à l’oeuvre pour la toute dernière fois. Avec lui, c’est le romantisme dans le football qui disparaîtra. Des joueurs qui restent fidèles à leur club durant toute leur carrière, on n’en trouve plus dans le football moderne où tout tourne autour des transferts et des contrats.

Comment, avec un nom pareil, a-t-il pu rester heureux alors qu’il gagnait chaque année un peu moins d’argent ? Cette saison, certains Anderlechtois ont gagné plus que lui, le capitaine qui, en 26 ans de carrière, n’a envisagé un transfert qu’à deux reprises : une fois lorsque l’entraîneur Ottavo Bianchi a voulu le prêter à la Sampdoria et qu’il a répondu au président : c’est lui ou moi. Et l’autre fois, lorsqu’il était sur le point de s’engager avec l’autre club de son coeur, le Real Madrid, avant de se rendre compte que cela l’obligerait à quitter sa chère ville de Rome avec toute sa famille.

Maintenant que Totti arrête, le téléphone sonnera moins souvent chez Ruggiero Rizzitelli. Ces dernières années, l’ancien attaquant qui a porté à neuf reprises le maillot de l’équipe nationale, a été sollicité à maintes reprises pour expliquer ce qu’il a ressenti, le 28 mars 1993, lorsqu’il a dû céder sa place à un joueur de 16 ans, à la 87e minute du match Brescia-AS Rome.

C’est Vujadin Boskov qui a offert à Totti ses toutes premières minutes en première division italienne. Boskov avait vu le jeune Francesco à l’oeuvre, la veille, lors d’un match des Espoirs, et lui avait demandé de quitter le terrain à la mi-temps pour accompagner l’équipe Première en déplacement à Brescia. Lorsque Boskov lui a fait signe de se préparer pour monter au jeu, Totti n’a pas bougé. Roberto Muzzi, qui était assis à côté de lui, l’a secoué :  » Hé, c’est à toi qu’il s’adresse !  »

La saison suivante, Carlo Mazzone lui a offert une première titularisation contre la Sampdoria. Après le match, alors que Totti se présente en salle de presse, Mazzone le repousse :  » Toi, tu peux aller prendre ta douche.  » Mazzone était un peu son deuxième père, Totti l’a encore rappelé récemment. Un homme qui essayait de le protéger contre les dangers d’une grande métropole comme Rome. Mazzone, en 1995 :  » Les équipes romaines succombent face à l’amour démesuré qu’on leur porte. Si vous réalisez deux bonnes actions, tout vous tombe dessus : la gloire, les femmes, l’argent. C’est la raison pour laquelle de nombreux champions se sont égarés. Francesco me donne l’impression d’avoir la tête sur les épaules, mais je dois le protéger contre les tentations.  »

La Roma dans le sang

Il s’en est pourtant fallu de peu pour que Totti rejoigne les rangs de l’ennemi héréditaire. En 1986, il joue pour la première fois sur gazon. Il a grandi dans la Via Vetulonia, près de la Porta Metronia, et participe, avec sa petite équipe de Smit Trastevere, à un tournoi de jeunes organisé par l’AS Rome. Le coordinateur des jeunes n’est autre qu’Ermenegildo Giannini, le père de Giuseppe Giannini capitaine de la Rome et sélectionné à 47 reprises avec la SquadraAzzurra.

Armando Trillo, le tout premier entraîneur de Totti, lui avait conseillé de bien suivre les évolutions du petit Francesco.  » Mais la famille avait déjà donné sa parole au club de Lodigiani, et comme nous mettons un point d’honneur à nous comporter correctement, nous n’avons pas insisté.  » À Lodigiani, le jeune talent officie comme médian offensif, mais ne reçoit pas le numéro 10 qui va avec :

 » Pour qu’il ne se sente pas supérieur aux autres joueurs qui l’entourent « , justifient ses entraîneurs de l’époque. Lors d’un tournoi de jeunes, le 6 janvier 1988, Lodigiani bat la Lazio 2-0 en finale. Un autre joueur très talentueux évolue à la Lazio : Alessandro Nesta, également natif de Rome, qui deviendra l’un des meilleurs amis de Totti. Les Laziale s’intéressent de près au blondinet.

Un jour, les parents, accompagnés de Francesco et de son frère, sont convoqués dans le bureau du président de Lodigiani, qui leur explique qu’ils doivent choisir entre la Lazio et l’AS Rome. Le choix est vite fait, car les Totti sont de grands supporters de la Roma depuis plusieurs générations.

29 ans plus tard, lorsqu’il circule à Rome, Totti doit expliquer à ses enfants pourquoi ils voient le portrait de leur père sur certains murs de la ville. Depuis la saison dernière, il a entamé sa tournée d’adieux. Une fin de carrière plus précoce qu’il ne l’aurait souhaité, mais qui respecte le plan établi en concertation avec l’AS Rome il y a quelques années : il jouerait jusqu’à ses 40 ans, puis entrerait en fonction comme dirigeant du club.

Le rôle d’entraîneur, en revanche, ne l’intéresse pas, il l’a encore répété récemment lors d’une interview :  » Ce job n’est pas fait pour moi. M’occuper de 30 joueurs, qui veulent tous être titulaires et ne songent qu’à attirer l’attention sur eux : non, merci. Ce n’est pas dans mon caractère.  » Mais, si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait continué à jouer :  » Je m’amuse encore comme un fou sur le terrain. C’est dommage de devoir arrêter. Je ne suis encore jamais monté sur une pelouse avec des pieds de plomb.  »

Totti, Totti, Totti, Totti et Totti

FabioCapello, qui a offert le titre à l’AS Rome en 2001, n’avait jamais pensé que Totti aurait une telle longévité :  » C’est vrai, je pensais qu’il ne tiendrait pas le coup, physiquement. Il prenait rapidement du poids. Son mariage l’a aidé à jouer plus longtemps, sa femme lui a appris à mieux se soigner.  »

Totti s’est marié il y a 12 ans avec la présentatrice de télévision Ilary Blasi. En ce qui le concerne, ce fut le coup de foudre. Il n’a aucun mal à reconnaître que c’est effectivement sur les conseils de sa femme qu’il a surveillé son alimentation. Car, comme footballeur, il avait un talent fou. Zdenek Zeman, qui l’a entraîné à deux reprises à l’AS Rome et qui lui a confié le brassard de capitaine alors qu’il n’avait que 20 ans, le confirme :  » Totti savait tout faire, quelle que soit la position qu’il occupait : il réalisait des gestes que lui seul était capable de réaliser, il trouvait toujours l’ouverture lorsque le match était fermé. Il s’est entièrement mis au service de l’AS Rome. À ses yeux, l’équipe a toujours été plus importante que ses prestations personnelles.  »

Lorsqu’on lui a demandé de citer les cinq meilleurs footballeurs italiens, il a répondu spontanément :  » Totti, Totti, Totti, Totti et Totti.  »

PAR GEERT FOUTRÉ – PHOTOS BELGAIMAGE

En septembre, lors d’un point presse, 17 questions ont été posées à Luciano Spalletti, l’entraîneur de la Roma. Dix concernaient Totti.

 » Je ne suis encore jamais monté sur une pelouse avec des pieds de plomb.  » FRANCESCO TOTTI

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