Le créateur habite au numéro 6

En douze ans, la Belgique est passée d’Yves Vanderhaeghe à Axel Witsel devant sa défense à quatre. Une image qui prouve à quel point le milieu défensif a évolué ces dernières années. Comme si l’essuie-glace s’était mis au volant…

Pendant qu’Anderlecht allonge les millions pour mettre Steven Defour à côté de YouriTielemans, le Standard pleure la blessure de JuliendeSart et la perte de WilliamVainqueur. Alors que Genk cherche de la créativité dans un entrejeu qui ne fait que lever la tête pour regarder les longs coups de botte envoyés vers PeléMboyo, Gand se délecte des ouvertures délicieuses de SvenKums. Le numéro 6 est, incontestablement, le baromètre des formations de Pro League.

Celui que l’on appelle communément le  » milieu défensif  » a terriblement évolué, passant par exemple du besogneux YvesVanderhaeghe à l’élégant AxelWitsel en douze années diaboliques. Le six ne doit plus seulement faire l’essuie-glace quand il pleut des attaques sur son équipe, mais aussi prendre le volant pour conduire ses hommes vers le but adverse quand le ballon revient dans ses pieds.

Le pressing avance, le régisseur recule

 » La création recule dans le jeu, tout simplement parce qu’on n’a pas le choix « , explique AlexTeklak. Elles nous semblent presque irréelles, en effet, ces images immortalisées sur VHS où un joueur franchit tranquillement le milieu de terrain ballon au pied, sans véritable opposition. À l’heure des athlètes et du pressing instantané, le 10 est prisonnier. C’est alors le 6, élevé aux basses tâches, qui a repris les rênes de la construction, partant de plus bas pour tenter de contourner des blocs de mieux en mieux disposés.

Teklak confirme :  » Le football actuel a besoin de joueurs qui peuvent ouvrir les cadenas adverses d’une position plus reculée sur le terrain, mais également éviter le pressing en jouant juste et vite. Cette deuxième donnée est capitale. Si je prends l’exemple d’Anderlecht, LukaMilivojevic joue juste, mais pas vite.  »

 » En fait, le six moderne est un ancien dix « , enchaîne JeanKindermans, directeur de la formation anderlechtoise.  » C’est un véritable meneur de jeu, mais plus complet parce qu’il doit avoir des qualités de récupération et un gros volume de jeu.  »

On est loin du profil du grand milieu défensif positionné devant sa défense pour réguler le trafic aérien, couper les angles et accessoirement les chevilles. Kindermans confirme :  » Le gabarit n’est pas si important. Si je prends notre exemple, entre LucasBiglia et Youri Tielemans, les derniers 6 anderlechtois n’étaient pas des géants. Ce sont des meneurs de jeu.  »

 » Même pour une équipe aux idées plutôt défensives, c’est important d’avoir un joueur créatif en numéro 6 « , abonde PhilippeSaintJean, formateur réputé de l’AFC Tubize.  » Globalement, je trouve que ça se généralise et c’est une évolution positive : on voit quand même un plus beau football avec ce profil de joueur qu’avec un grand milieu défensif à l’ancienne.  »

Andrea Pirlo, le faux modèle

La genèse de cette fascination nouvelle pour le milieu défensif remonte à l’EURO 2012. Un mois de passes divines écrites par le pied droit d’AndreaPirlo a suffi pour mettre le 6 en lumière. Alors que Pirlo jouait de la sorte depuis une dizaine d’années déjà, toute l’Europe tombe amoureuse et veut soudain avoir son regista, comme l’Italie appelle ce rôle de  » créateur reculé « .

Fini, le milieu défensif proche du double mètre, qui parle football avec les coudes et met plus souvent ses semelles sur l’adversaire que sur le ballon. Tout le monde veut son Andrea.  » Et pourtant, Pirlo n’est pas le meilleur exemple pour définir ce nouveau rôle du numéro 6 dans le football actuel « , tient à nuancer Alex Teklak.

 » Son rôle est trop particulier : il a besoin de deux puncheurs qui pressent très haut devant lui pour le protéger, et son profil est unique. C’est simple, on ne peut comparer personne avec lui. À part peut-être MarcoVerratti, mais qui ne dégage pas encore la même aura. Non, vraiment, il n’y a qu’un Pirlo.  »

Dans ces 6 des temps modernes, il y aurait donc Pirlo et les autres. Philippe Saint-Jean détaille la distinction :  » Il y a deux profils distincts dans ces nouveaux milieux défensifs. Les gens comme Pirlo d’abord, avec une passe de finition dans les pieds qui peut venir très rapidement et très bas sur le terrain. Et puis, il y a ces joueurs qui peuvent jouer court, juste et vite, avec une prise de risque minimale.  » Le deuxième profil est bien plus fréquent. Ces dernières années, SergioBusquets a fait plus d’enfants qu’Andrea Pirlo.

Les enfants belges du maestro de la Juve sont rares, malgré la volonté de plus en plus répandue d’évoluer avec ce fameux regista. Julien de Sart et Youri Tielemans orientent le jeu devant leur défense, Bruges a débauché Fernando Menegazzo pour avoir de meilleurs pieds que ceux d’un TimmySimons plus  » conservateur  » et Gand se régale de la gestion de ses offensives par l’oeil de Sven Kums.

Les fils de Busquets

 » Kums a l’avantage de jouer dans un milieu à trois, avec deux joueurs d’impact devant lui qui lui libèrent de l’espace  » explique Teklak.  » C’est beaucoup plus difficile dans un 4-4-2. Anderlecht y arrivait l’an dernier grâce au profil très atypique de CheikhouKouyaté, qui avait tellement de volume de jeu qu’il libérait Tielemans avec son seul travail. Mais généralement, il faut un entrejeu à trois pour faire ça.  » Même à Turin, Pirlo peut toujours compter sur Arturo Vidal et PaulPogba

Et les fils de Busquets ? Chez nous, l’ersatz le plus illustre de la créature catalane de PepGuardiola est évidemment Axel Witsel, que certains avaient hâtivement baptisé  » Pirlo belge  » sous prétexte qu’il caressait mieux le ballon qu’Yves Vanderhaeghe ou WimDeDecker. Reste que Witsel est un organisateur plus qu’un créateur, et que son indispensabilité dans le jeu des Diables est plus criante en perte de balle qu’à la construction.

Même s’ils n’ont pas le sens de la verticalité (trop méconnu) de Busquets, Timmy Simons ou KillianOvermeire se classent également dans ce registre moins lumineux, mais tout aussi important.  » Dans des équipes qui pratiquent un jeu dominant, ce profil est indispensable. Quand l’adversaire est replié, à l’affût de la moindre perte de balle dans l’axe, le déchet du six doit être inexistant pour éviter une mauvaise surprise « , explique Alex Teklak.

Philippe Saint-Jean opine, lui qui appelle le trio composé de ses deux défenseurs centraux et de son milieu défensif le  » triangle de sécurité, car ce sont les joueurs qui peuvent prendre le moins de risques « .  » Si le six perd le ballon au moment de la reconversion offensive, c’est la catastrophe « , reprend Teklak.  » Parce que ça veut dire qu’il laisse ses deux arrières centraux dans une situation d’homme contre homme qui se paie souvent cash.  »

Le joueur le plus central

Les qualités du nouveau milieu défensif sont donc très variées.  » Déjà, c’est le joueur le plus central de l’équipe « , entame Philippe Saint-Jean.  » Donc, il doit être celui qui coache le plus ses équipiers lors des phases de reconversion, qu’elles soient offensives ou défensives.  »  » Il doit aussi être très créatif « , enchaîne Alex Teklak,  » être fort physiquement mais aussi techniquement. Sans avoir nécessairement la qualité offensive hors-normes de Pirlo, le nouveau six doit être un joueur de compromis, un homme multi-fonctions.  »

Philippe Saint-Jean reprend et nuance :  » La seule chose dont ce joueur a peut-être moins besoin que les autres, c’est la vivacité. Le milieu défensif ne doit pas faire de courses rapides vers l’arrière comme on l’exige pour les défenseurs centraux. Avec une bonne technique et une bonne endurance, c’est un poste où on peut avoir un très bon rendement sans être rapide. C’est pour ça que le six peut être un joueur plus vieux, c’est moins problématique qu’ailleurs sur le terrain.  »

Dans ce football qui se crée toujours plus bas, former de bons pieds à tous les postes devient indispensable. Mais comment éduquer ce regista que tout le monde veut dans son équipe ? Réponse au pays de Tielemans :  » Pour une équipe qui veut pratiquer un jeu dominant, comme c’est le cas d’Anderlecht, il est important d’avoir des joueurs techniquement doués à tous les postes, et certainement au numéro six « , détaille Jean Kindermans.

 » Cette évolution, on l’a remarquée avec des joueurs comme Pirlo, Witsel ou Defour, qui ont été formés au numéro dix avant de descendre dans le jeu, souvent par manque de qualités de percussion offensive, ou de vitesse d’exécution.  »

La formation d’un 6

Parfois fustigé pour son jeu trop peu décisif derrière l’attaquant de pointe, DennisPraet ne pourrait-il pas suivre la même trajectoire que ses aînés ?  » Vous pouvez l’écrire : Dennis Praet ne sera jamais un numéro six « , clame fermement le directeur de la formation mauve.  » C’est vrai qu’il a développé des qualités défensives ces derniers temps, mais il n’aura jamais l’envergure d’un grand six comme Youri Tielemans risque de le devenir. En fait, Praet représente actuellement l’autre tendance des joueurs formés en dix : soit ils reculent d’un cran, soit ils sont décalés sur un flanc.  »

Les meilleurs six sont donc formés à l’étage supérieur, pour redescendre sur le terrain au fil des années et de la progression.  » Je connais très peu d’enfants qui commencent le football avec la volonté d’occuper un poste défensif « , poursuit Kindermans pour diagnostiquer cette tendance.

Philippe Saint-Jean, lui, a une idée bien précise du parcours initiatique de son milieu défensif idéal :  » Le problème de la Belgique, c’est qu’on y met rarement en place une politique de formation sur le long terme pour développer le profil d’un joueur. Pour moi, un super milieu défensif en devenir doit jouer la plupart de sa formation au numéro dix, mais aussi évoluer plus d’une fois en défense centrale, pour acquérir les réflexes défensifs indispensables pour son futur poste. Et s’il est trop petit ? À l’arrière latéral, il apprendra beaucoup également.  »

Essuie-glace et pare-chocs d’hier, le milieu défensif est devenu une soupape de sécurité et un inventeur d’espaces sans perdre ses fonctions premières. Andrea Pirlo a sublimé et dépassé cette fonction qui n’a plus de défensive que le nom. Certains osent même parler de false 6, comme on parle de false 9 pour qualifier LionelMessi. Parce que les joueurs d’exception échapperont toujours aux systèmes trop restrictifs pour leur génie, ou parce que le football mène indéniablement à cette évolution ?

Polyvalence et postes interchangeables

 » Je suis convaincu que le football évolue irrémédiablement vers un profil de joueur le plus complet possible, et pas seulement au milieu défensif « , analyse Jean Kindermans.  » Dans une équipe où développer du jeu reste la priorité, il est important d’avoir des joueurs qui peuvent se montrer dominants sur le plan technique à tous les endroits du terrain. C’est la volonté que nous avons à Anderlecht.  »

Le pressing de plus en plus étouffant de l’adversaire demande effectivement aux bons pieds d’être partout pour se sortir de pièges placés de plus en plus près du but à défendre. Les attaquants pressent comme des défenseurs, et les défenseurs doivent relancer, voire inventer des espaces qui ne sont habituellement vus que par les numéros dix.

 » Le futur va inévitablement vers cette polyvalence extrême « , selon Philippe Saint-Jean.  » Le changement de poste poussé à son paroxysme est sans doute la clé du football de demain.  » Une opinion partagée par Jean Kindermans :  » Je suis convaincu que l’on verra bientôt des dépositionnements en cours de match. Les postes et les systèmes de jeu deviendront de plus en plus flous. Ils seront rendus illisibles par la polyvalence de joueurs qui seront formés pour pouvoir évoluer partout.  »

PAR GUILLAUME GAUTIER – PHOTOS: IMAGEGLOBE

 » Le nouveau 6 doit être un élément multi-fonctions.  » Alex Teklak, consultant radio et télé

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