LE COMMERCE D’UN ADO

A treize ans, il a quitté la Jamaïque pour l’Autriche. Il a transité par les Pays-Bas et la Belgique avant de signer son premier contrat pro à Genk, après quatre ans de pérégrinations. Genk ne veut pas que Leon Bailey parle de son passé. Pourquoi ? Nous avons mené l’enquête.

Un jour, Leon Bailey a jeté quelques mots à une télévision jamaïcaine, à propos de son enfance.  » J’ai traversé l’enfer et fait plein de mauvaises choses. Je remercie monsieur Butler : il a fait de moi un homme meilleur.  » La sensation de Genk ne s’est jamais étendue sur sa vie dans les rues de Cassava Piece, le quartier de Kingston dont il est originaire. Ses liens avec Craig Butler ne sont pas clairs non plus. Parfois, celui-ci se dit le père de Bailey, parfois son tuteur. D’après Het Nieuwsblad, Bailey serait né d’une relation extraconjugale de Butler.

Bailey dit avoir commencé à jouer vers sept ans, à la Phoenix All Stars Football Academy de Butler. Butler (46 ans), ancien footballeur, a fondé cette académie pour former son fils Kyle et Bailey. La vente de sa société d’informatique lui permet de vivre de ses rentes. Quand il a pris la mesure du talent de Bailey, il l’a emmené en Europe, avec Kyle.

EN AUTRICHE

Bailey donne un premier signe de vie le 3 mars 2011. Il a treize ans et écrit sur Facebook que Kyle et lui meurent de froid en Autriche. Un mois plus tard, il poste une photo de lui dans le maillot du SV Grödig, un petit club de Salzbourg mais selon la fédération autrichienne, c’est au club voisin d’USK Leube Anif qu’il s’est affilié le 14 août 2011, cinq jours après ses 14 ans. Or, la FIFA interdit le transfert international de mineurs, sauf quand les parents ont déménagé pour leur boulot, ce qui n’est pas le cas ici. Le mystère s’épaissit quand on voit son passeport autrichien : il ne comporte pas de signature.

L’USK Anif a vendu son matricule au Red Bull Salzbourg en 2012. Ses espoirs y jouent sous le nom de FC Liefering. Or, d’après Wikipédia, Anif a engagé un certain Craig Butler comme chef du scouting, en 2011. Etait-ce le moyen de contourner le règlement FIFA ? Sur Facebook, on voit en tout cas Butler entraîner des gamins en survêtement d’Anif. D’après le président du club, Heinz Seelenbacher, ça n’a pas duré, faute de moyens.  » Mais je me souviens des enfants. Ils sont entrés au pays par Vienne mais n’ont pas réussi à se faire embaucher au Rapid. Ils ont rejoint Salzbourg et ont eu vent de notre excellente école de jeunes.  » Et l’enregistrement des Jamaïcains ?  » Pas facile.  » Sans autre commentaire.

Juin 2012, fin d’Anif et d’Autriche. Butler et ses gamins débarquent en Belgique. Bailey poste sa première photo sous le maillot de Genk. Il s’y entraîne et joue sans être affilié. Il se produit même en championnat. C’est interdit mais la pratique est courante en équipes d’âge. Tant que personne ne dépose plainte, on ferme les yeux. Tom Van den Abbeele, alors chef du scouting du Club Bruges, prend la mesure du joueur.  » Il n’avait que quinze ans mais quel potentiel !  »

Las, Butler requiert une prime à la signature d’un million d’euros. Le Club freine des quatre fers, d’autant qu’il ne peut offrir de contrat au joueur avant ses 18 ans. Butler ne comprend pas. Van den Abbeele :  » Il voulait précipiter les choses mais c’était impossible. Il continue à me présenter des joueurs et me demande s’ils peuvent s’entraîner quelque part. Bailey lui ouvre des portes mais je suis convaincu qu’il est l’exception. Les autres n’avaient pas son niveau.  »

Octobre 2013. Genk se sépare de Bailey, après un an et demi. Butler a tenté à deux reprises d’ouvrir un magasin de matériel sportif mais la Belgique lui refuse tout permis de séjour. Il disparaît même un temps de la surface de la terre. Il affirme ensuite avoir été attaqué au Mexique. Gunther Jacob, l’ancien manager de Genk, précise qu’il a effectivement séjourné quatre mois à l’hôpital.  » Nous ne connaissons pas les détails mais nous nous sommes occupés des enfants pendant ce temps.  » Après intervention de l’inspection du travail, le club préfère se séparer de Bailey, de Butler et de sa cohorte d’ados jamaïcains.

Butler se pointe alors à Sclessin et trouve un accord verbal avec Roland Duchâtelet, qui affirme que d’après un montage vidéo,  » le gamin avait signé à Genk à quinze ans.  » Il ne trouve rien à charge de Butler. On ne trouve aucune confirmation de la rumeur concernant une promesse d’investissement à l’académie jamaïcaine. On parle de deux millions, une somme faramineuse qui correspondrait à ce que Genk a payé pour Bailey quand celui-ci a signé en avril 2013, selon la télévision jamaïcaine. Jacob avait démenti le montant.

CORSÉ, LE PRIX

Par contre, Genk a bel et bien signé un préaccord avec Butler. Jacob sait que Bailey a été enregistré par la fédération autrichienne, ce qui rendait possible un transfert à Genk, grâce à une autre exception à la règle FIFA : un mineur séjournant en Europe peut y être transféré à partir de seize ans. La Jamaïque a publié des clichés d’une délégation de Genk, emmenée par le directeur général Dirk Degraen et le directeur financier Filip Aerden, lors de la signature de l’accord.

Le prodige a été présenté à Anderlecht, entre-temps. Plusieurs fois.  » Il a effectué deux stages chez nous « , confirme Jean Kindermans, le responsable de la formation.  » Malgré deux évaluations positives, nous ne l’avons pas repris. La situation était trop complexe. Pouvions-nous l’affilier ou pas ? Ensuite, le garçon était entouré d’une foule d’intermédiaires et nous ne pouvions accepter les exigences financières.  »

Comme partout, outre le jeune âge de Bailey, c’est Butler qui constitue la pierre d’achoppement. Celui qui veut Leon Bailey doit prendre Kyle avec. Kindermans :  » J’ai l’impression qu’on a ballotté Bailey partout en Europe pour le donner au plus offrant. Son parcours en dit long sur les circonstances dans lesquelles il a grandi. Il a été formé sans stabilité, sans continuité. A voir ce dont il est malgré tout capable, on ne peut que conclure qu’il est vraiment un très grand talent.  »

Un talent sans toit. En août 2014, Roger Van Gool et Ömer Ziylan, des agents qui ont fait la connaissance de Bailey lors de son premier passage furtif à Genk, le proposent à Ostende, qui refuse.  » La situation n’était pas claire « , précise Luc Devroe, qui a pris conseil auprès de Maître Laurent Denis.  » Nous n’étions pas sûrs qu’il soit qualifié et pour devenir propriétaires à 50 % du joueur, il fallait payer très cher.  »

Juillet 2015. Mouscron-Péruwelz est son dernier club belge. Un préaccord est signé par le directeur sportif Teni Yerima, en présence de Ziylan et de Van Gool, restés en contact avec Genk. La situation précaire du RMP, qui vient d’être repris, les incite à se rabattre sur le Racing, à la mi-août, après les 18 ans de Bailey.

COMME DES VOLEURS

Après le retrait de Genk en 2013, Butler a sillonné l’Europe. Bailey s’entraîne un moment à l’Ajax, qui recule devant le jeune âge du footballeur. La presse jamaïcaine diffuse subitement des articles et des photos du joueur de seize ans. Elle annonce qu’il a signé un méga-deal avec Nike. Un Butler triomphant déclare aux journalistes que Nike devient le partenaire de son académie et que plusieurs jeunes peuvent effectuer des stages en Europe.  » Romario McKnight et Travis Blagrove vont passer un test à Trencin, en Slovénie.  »

L’AS Trencin se trouve en fait en Slovaquie. Moses Simon y a joué un an avant d’arriver à Gand. Tscheu La Ling, un ancien joueur de l’Ajax, en est l’homme fort. Il est devenu conseiller – controversé – de l’Ajax cet été et les deux clubs ont un accord de collaboration.

Quoi qu’il en soit, La Ling se rend en Jamaïque fin 2014 et annonce que Leon et Kyle ont officiellement signé à Trencin. C’est acté, le contrat est valable jusque fin 2017. Toutefois, fin mars 2015, notre magazine se rend là-bas et n’y trouve pas trace de Bailey. Coup de fil à Tscheu La Ling : comment a-t-il pu faire signer un mineur jamaïcain ?  » Son père et sa mère ont signé.  » Pourquoi laisser partir un tel talent quelques semaines plus tard ?  » La famille préférait l’Europe de l’Ouest.  » D’après les initiés, Genk a versé 1,4 million pour Bailey, un montant anormalement élevé pour un aussi jeune joueur. Mais qui pourrait finalement s’avérer rentable.

PAR KRISTOF DE RYCK ET JAN HAUSPIE – PHOTOS BELGAIMAGE

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