LE CHOC DES TITANS

Pour reconquérir l’Europe, les producteurs de la Premier League ont vu les choses en grand. Manchester pour le décor, José Mourinho et Pep Guardiola pour les premiers rôles, et un ballon pour départager leurs idées. Mais qui écrira le scénario ?

C’est un peu comme si les films d’Hollywood ne gagnaient plus jamais d’Oscar. Les prémisses de la chute remontent au printemps 2009. Les blockbusters anglais trustent trois des quatre postes de nominés pour remporter la Ligue des Champions, mais c’est un film d’auteur catalan qui rafle la mise. Le prix du meilleur réalisateur accordé à Pep Guardiola aurait pu ressembler à un accident historique mais, l’année suivante, le prestigieux carré final n’accueille aucune réalisation britannique. Une première depuis 2003, conclue par le sacre de la partition héroïque de Milanais devenus Spartiates sous la houlette de José Mourinho.

L’hégémonie britannique sur le cinéma footballistique mondial devait désormais s’écrire au passé. En 2011, c’est l’Espagne et sa quadrilogie printanière de Clasicos qui s’installent en haut de l’affiche, avec la ferme intention d’y rester. La péninsule ibérique s’offre le luxe de poster les deux meilleurs acteurs de la planète coaching sur ses bancs de touche, et le duel entre le Real Madrid et le FC Barcelone devient le film parfait : à la fois le plus rentable de la planète, et le plus qualitatif.

Ovationné par le public et adoubé par la critique. L’Angleterre regarde les prix prendre la direction du sud de l’Europe, et décide finalement de réagir. Elle prépare un casting de choc pour reconquérir le haut de l’affiche. Sa saison 2014/2015, qui ajoute Louis van Gaal à José Mourinho et Arsène Wenger, ne suffit pas à écarter les regards de la MSN et de la BBC. Alors, deux ans plus tard, quand les circonstances le permettent enfin, elle lance la bande-annonce la plus alléchante du football moderne.

Élus pour des seconds rôles pleins de relief, Antonio Conte et Jürgen Klopp doivent céder le tapis rouge quand les deux stars de la cérémonie s’avancent. Pep Guardiola et José Mourinho dans le même championnat, cela avait déjà valu deux ans de spectacle footballistique et médiatique inégalés. Mais la Premier League veut faire encore mieux. Alors, elle décide de les mettre dans la même ville. La reconquête de l’Hollywood du football passe par un western. Un  » cette ville est trop petite pour nous deux « , hurlé par les protagonistes d’un scénario qui a choisi de faire de l’un le contraire de l’autre.

LE PÈRE LOUIS

Le début de l’histoire s’écrit pourtant à quatre mains, quand Guardiola dirige la manoeuvre du Barça de Louis van Gaal, auquel le jeune et ambitieux José Mourinho sert d’assistant. La base néerlandaise est commune, et certains points communs jaillissent.  » Il y a peu de temps, l’un de mes amis est allé en Espagne « , racontait César Luis Menotti, l’apôtre argentin du  » beau jeu « , en 2011.  » Il a assisté aux entraînements de Mourinho et de Pep. Il m’a dit que leurs entraînements n’étaient pas si différents. Parce que conceptuellement, ils sont très semblables.  »

Ce concept commun vient sans doute de l’écolage des deux acteurs, passés par les cours théâtraux du maître Van Gaal.  » Le football est un sport collectif où tous dépendent les uns des autres. Si certains joueurs n’effectuent pas leurs tâches sur le terrain, le reste de l’équipe en subira les conséquences.  » La première leçon du Néerlandais tourne autour de la mission dont sont investis tous les entraîneurs :  » La structure influence le jeu. C’est une conséquence de ma philosophie : il ne faut rien laisser au hasard.  »

Réduire le hasard à sa plus simple expression. Et pour cela, se rendre maître des événements. Voilà le credo du Pélican :  » Le football dominant, c’est un football où ton équipe décide comment l’adversaire va jouer, et pas l’inverse.  » Deuxième leçon. Celle où les chemins de Guardiola et de Mourinho se séparent, déjà. Le Catalan, bercé par le toque qui sert de musique lancinante à la Masia, choisit la voie de son entraîneur d’alors.

 » Van Gaal était le boss dans le vestiaire, mais Guardiola était son lien quand le match commençait « , raconte aujourd’hui Patrice Kluivert, ancien attaquant du Barça. Le contrôle des événements exigé par Pep depuis le banc de touche passera par le ballon :  » J’aime avoir la balle, pour avoir plus d’occasions et subir moins de contres « , raconte Guardiola. Comme un écho à ce qu’Ander Herrera raconte sur Louis van Gaal :  » C’est un amoureux de la possession, il n’aime pas mettre le ballon en danger. Il veut de longues possessions.  »

Critiqué lors de ses passages en Catalogne, l’entraîneur néerlandais sera adoubé par Guardiola, amoureux affirmé de l’Ajax des nineties façonné par van Gaal :  » Tous ses joueurs étaient conscients de leur mission sur le terrain. La discipline dans les positions. La possession comme idée de base. Le jeu en appuis constants. Le mouvement à deux touches… Et ils faisaient tout ça de façon aussi sensée que sublime.  » Une déclaration d’amour qui se prolongera dans le mouvement amstellodamois des équipes de Pep sur le terrain.

VICTOIRE À LA MOURINHO

José Mourinho, lui, rebrousse chemin. Il prend la route du Pélican à contresens.  » Plus la balle circule au milieu, plus l’autre équipe a l’opportunité de te la prendre « , serait l’un de ses leitmotivs. De Van Gaal, le Portugais choisit de retenir que  » la transition est le moment le plus important du jeu « , et exploite ces moments de rupture à l’envi en construisant des équipes qui provoquent ces transitions tout en étant assez rapides dans leurs premiers mouvements pour en profiter le plus rapidement possible.

 » José est pragmatique, pas de doute. Sa philosophie consiste d’abord à s’assurer que son équipe ne perdra pas « , raconte Sir Alex Ferguson dans sa biographie. Déclaration confirmée par les propos de Van Gaal, avant l’un de ses affrontements avec son ancien assistant :  » Il a plus confiance en la défense qu’en l’attaque. Ma philosophie est toujours d’attaquer. La sienne, c’est de gagner. Voilà la différence.  »

 » Mourinho n’est préoccupé que par le résultat. C’est un resultadista et il en est fier « , abonde Xavi.  » Il n’arrête pas de dire que s’il est le Special One, c’est parce qu’il a gagné ceci ou cela, dans beaucoup de pays.  » L’intéressé confirme :  » Ces dix dernières années, personne n’a gagné autant de titres que moi. Être spécial, c’est ça. Les gens oublient les perdants. Alors, si tu peux gagner, tu dois gagner, et gagner, et gagner encore.  »

Alors, après avoir injecté le chromosome de la victoire dans l’ADN de Chelsea, le Mou s’est attelé à le réanimer dans des clubs dont la salle des trophées était plongée dans un coma artificiel. C’est là qu’il a commencé à croiser la route de Pep Guardiola.

PEP, JOSÉ ET LE BALLON

L’histoire du plus grand duel d’entraîneurs de ce début de siècle commence au printemps 2010. L’Inter de Mourinho, incapable de marquer face au Barça lors de la phase de poules (0-0 au Meazza, 2-0 au Camp Nou), retrouve les hommes de Guardiola en demi-finale. L’opposition de style est totale.  » Si c’est l’équipe qui a le plus de possession du ballon qui gagne, alors on a déjà perdu « , concède d’ailleurs l’homme fort des Nerazzurri avant le coup d’envoi de la double confrontation.

À l’aller, l’Inter est sublime. Menée au score, elle marque trois buts à un Barça qui semblait insubmersible. Diego Milito joue les héros avec un but et deux passes décisives mais l’histoire, avide de récits sans zones grises, préfère retenir le match retour : carton rouge précoce pour Thiago Motta, et défense totale de l’Inter qui préfère ne jamais prendre le ballon pour ne pas risquer de le perdre. 21 % de possession de balle, une défaite 1-0, mais une place en finale. Lionel Messi, auteur d’un quadruplé en quarts de finale contre Arsenal, n’a jamais su tromper Julio César.

Déjà peu populaire pour son style de jeu, Mourinho devient alors le symbole de l’anti-football. Et il en joue, comme lorsqu’il déclare à Arrigo Sacchi, en direct sur Sky Italia après la finale :  » Je n’ai pas aimé les dix premières minutes de mon équipe car elle a trop bien joué et s’est trop déséquilibrée.  » Le Special One sait alors que c’est ce personnage d’antéchrist du ballon rond qui lui ouvre les portes de la Casa Blanca madrilène. Une théorie confirmée par Carles Rexach, habitué du Camp Nou :  » Mourinho est un bon gars. Le problème, c’est que le Real est plus allé le chercher pour détruire l’hégémonie du Barça que pour construire quelque chose.  »

Lassé de voir son Real prendre l’eau face à l’ogre catalan et quitter la scène européenne avant les quarts de finale, Florentino Perez jette son dévolu sur le Mou, spécialiste de la C1 et premier coach à mettre fin à la razzia catalane. Dès sa première conférence de presse, Mourinho est comme chez lui :  » Je suis attiré par le Real Madrid pour son histoire, et pour ses frustrations des dernières années. Mais ce qui est vraiment bon, ce n’est pas d’entraîner au Real Madrid : c’est de faire gagner le Real Madrid.  »

LE PROJET ANTI-BARÇA

Mourinho lance son projet, avec un 4-2-3-1 supersonique taillé pour faire marquer Cristiano Ronaldo le plus possible. Et puis, il y a le premier Clasico, et cette manita inscrite dans la légende des duels entre les deux grands d’Espagne. Un 5-0 marqué du sceau de Xavi, impérial au milieu de terrain et à la base de la plupart des offensives catalanes dans son association avec Messi et Dani Alves.

La tactique devient encore plus radicale.  » Nous voulons éviter d’encaisser, puis attaquer quand l’adversaire se frustre « , admet Mourinho. Chaque fois que le Barça se présente en face de lui, le Real mourinhesque recule de plus en plus sur le terrain. Pepe, symbole de la succession brutale de Clasicos au printemps 2011, s’installe au milieu de terrain pour agresser les génies catalans avant qu’ils aient le temps de penser. Le jeu se hache, mais les chiffres se resserrent : 1-1 pour le match retour en Liga, puis une victoire madrilène après prolongations en finale de la Copa del Rey.

Le plan Pepe fonctionne jusqu’en demi-finale aller de la Ligue des Champions, quand le Portugais est exclu. En passant en revue toute la défense du Real avant de planter le 0-2 pour éteindre le Bernabeu, Messi confirme que son duo avec Guardiola est le premier système sans défaut de l’histoire du jeu.  » Une équipe avec Messi, c’est une équipe différente « , concède aujourd’hui Mourinho.  » La vérité, c’est que Messi a gagné quatre Ligues des Champions avec trois entraîneurs différents. Je pense que ça veut dire quelque chose.  »

Engagé dans une lutte contre une équipe qui semblait invincible, Mourinho parvient à équilibrer les échanges. Un exploit qui ne sera jamais vraiment mesuré à sa juste valeur, puisque c’est Carlo Ancelotti qui aura l’honneur de remporter la fameuse Decima. L’Italien a le bon goût de reconnaître qu’il n’a  » pas eu à changer beaucoup de choses  » en succédant au Special One à Madrid, mais l’histoire retient que le Mou n’a pas encore atteint son objectif :  » Gagner trois Ligues des Champions avec trois clubs différents.  »

BEAU JEU ET PREMIER LEAGUE

Mourinho a payé très cher sa période madrilène, qui l’a définitivement consacré comme l’incarnation du football négatif.  » Il faut lui demander qu’il gagne, parce qu’il n’offre rien de plus « , disait de lui Johan Cruyff, comme une sentence définitive.

 » C’est quoi, bien jouer ? « , demandait le Special One lors de sa première conférence de presse en tant que nouvel entraîneur de Manchester United. Avant de répondre lui-même :  » C’est marquer plus de buts que l’adversaire, et en concéder moins.  » Et d’ajouter que :  » C’est possible de gagner une compétition courte sans bien jouer, mais pas un championnat.  »

Son sacre national madrilène, Mourinho l’a obtenu en regardant son équipe dépasser largement la barre des cent buts. Lors de ses deux saisons face à Guardiola, son Real a tiré plus souvent au but (19,1 puis 19,3 tirs pour Madrid ; 15,8 puis 16,5 face au Barça) que l’équipe de son rival. Des chiffres pleins de tirs au but à en faire saliver le spectateur de Premier League.

 » Si un jour, Pep va en Angleterre, je veux bien voir si son équipe jouera comme Barcelone « , avait déclaré Mourinho voici quelques années. La Premier League est un monde à part. Avec sa possession de balle conservatrice, Louis van Gaal y est passé pour un entraîneur défensif, alors que la défense poreuse d’Arsenal place toujours Arsène Wenger au rang des losers spectaculaires.

 » Un entraîneur ne peut pas débarquer dans un pays et dire : ‘Voilà mon système, ça c’est ma philosophie de jeu.’ « , conclut Mourinho. Guardiola a débarqué sur les terres du Special One pour lui prouver le contraire. Y parviendra-t-il ? Et si tout finissait par s’inverser ? La réponse arrive, et José est aux premières loges pour la contempler.

PAR GUILLAUME GAUTHIER – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Ce que nous voulons, c’est que nos supporters et tous ceux qui aiment le football profitent de cette saison. C’est le plus important.  » PEP GUARDIOLA

 » C’est quoi, bien jouer ? C’est marquer plus de buts que l’adversaire, et en concéder moins.  » JOSÉ MOURINHO

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