Le choc des génies

Rétro sur la Supercoupe du 16 août 1981 qui avait des airs de finale de Coupe d’Europe. Au Heysel, les Rouches et les Mauves étaient coachés par Goethals et Ivic !

Cette année-là : Bob Marley s’éteignait à 36 ans des suites d’un cancer, François Mitterrand accédait à la présidence de la République française, IBM présentait une nouveauté : le PC, le sida tuait pour la première fois, le TGV entamait ses galops sur les rails, Ali Agça tirait sur le Pape Jean-Paul II, etc. Le football belge était en plein boum tout en vivant une période de transition. Anderlecht et le Club Bruges se glissaient régulièrement en finale de l’une ou l’autre coupe d’Europe. En 1980, les Diables Rouges s’étaient inclinés face à l’Allemagne (2-1) au dernier stade de l’Euro à Rome.

Au faîte de sa gloire internationale, Anderlecht récoltait les premiers fruits d’un changement de cap assez radical. A la fin de la saison 1979-80, le président ConstantVanden Stock recruta un jeune manager, Michel Verschueren, au RWDM. Robby Rensenbrink était parti aux Etats-Unis (Portland) et un entraîneur aux dents longues secoua Anderlecht et tout le football belge en 1980-81 : Tomislav Ivic. Il avait déjà fait fureur à Hajduk Split et à l’Ajax d’Amsterdam. Ivic instaura le pressing sur le porteur du ballon avec une reconversion offensive rapide et ce style de jeu fut couronné de succès à la fin du championnat 1980-81. Avec ses 57 points, les Bruxellois devancèrent facilement le deuxième (Lokeren, 46 points) tout en ayant la meilleure attaque (83 buts) et la défense la plus imperméable de l’élite (24 buts encaissés).

 » On peut dire qu’Ivic avait secoué le cocotier « , avance Michel De Groote, l’ancien arrière gauche d’Anderlecht (52 ans, coach de Galmaarden en P2).  » C’était un entraîneur chaleureux, très proche de tout son effectif alors que Goethals préférait un groupe restreint accompagné par quelques jeunes chargés de dépanner occasionnellement. Ivic et Goethals étaient des tacticiens hors pair. Si mes souvenirs sont bons, notre défenseur hollandais Johnny Dusbaba recommanda Ivic à Verschueren. Il avait bossé sous ses ordres à l’Ajax. Dès son arrivée en 1980, le coach se mit à la recherche d’une occupation de terrain convenant aux qualités de ses joueurs. Après un tournoi d’avant saison, Ivic déclara : -J’ai trouvé mon système de jeu. Et c’est vrai que sa vision était totalement novatrice.

Anderlecht pratiquait le 5-4-1. Kenneth Brylle était seul en pointe et notre pressing commençait avec le Danois. Quand le gardien de but adverse dégageait vers ses backs, Brylle neutralisait l’arrière central le plus proche, nos médians verrouillaient le centre du terrain. Le but de la man£uvre était de pousser l’autre équipe à passer par les ailes avant que nous déclenchions le pressing sur le porteur du ballon. Privé de relais, étouffé, celui-ci ne résistait généralement pas et notre reconversion offensive était ultra rapide. L’attaquant de pointe, généralement Brylle, était servi dans les délais les plus brefs et au premier montant si possible. Au terme d’une défaite en début de saison, Ivic nous étonna en lançant dans le vestiaire : – Je suis certain que le Sporting sera champion. Le coach nous obligeait à répéter la man£uvre du pressing couplée au piège du hors-jeu mis au point par la défense. A force de revoir nos gammes, la qualité de nos automatismes frisa la perfection.

On pouvait parler de choc culturel car on n’avait jamais vu cela à Anderlecht et en Belgique. Nous discutions beaucoup de tous les mécanismes tactiques. L’ambiance était extraordinaire. Ivic nous étonna encore en fin de saison en nous disant, une fois le titre en poche : – Maintenant, vous avez compris notre système de jeu. Il est vrai qu’on n’avait jamais autant travaillé durant toute une saison. La presse nous qualifia d’équipe prudente alors que rien n’était plus faux. A gauche, je ne cessais de plonger dans le camp adverse « .

 » Le transfert d’Haan et de Dusbaba au Standard nous laissa indifférents  » (Michel De Groote)

L’avis de De Groote est entièrement partagé par Hugo Broos (56 ans, coach sans club pour le moment) :  » Ivic innovait et tout le monde ne l’a pas compris. Dans la pratique, nous nous retrouvions souvent à trois en défense. Les backs remontaient vite, attaquaient et aidaient les médians à bien presser. Alors, derrière, quand MortenOlsen décidait lui aussi d’agir dans la ligne médiane, il ne restait plus que LukaPeruzovic et moi. Pris à la gorge, les médians adverses ne pouvaient pas poser leur jeu et n’avaient qu’une solution : lancer leurs attaquants en profondeur. Luka était rapide et, tout comme moi, il allait rechercher ceux qui échappaient au piège du pressing et du hors-jeu. Jacky Munaron sortait aussi de son rectangle pour dégager un ballon en profondeur qui aurait surpris notre vigilance. Tactiquement, c’était du haut de gamme et les clubs belges tenaient en effet le haut du pavé. Ivic n’était pas un entraîneur défensif. Plus tard, dans son désir de surprendre des équipes nous cernant de mieux en mieux, il plaça un gaucher à droite, un droitier à gauche et d’autres trucs qui se retournèrent contre lui. Là, cela devenait trop compliqué « . La réussite d’Ivic à Anderlecht incita les autres clubs à revoir leurs plans. Après un succès en finale de Coupe de Belgique contre Lokeren (4-0), Ernst Happel céda sa place au Standard à Raymond Goethals qui recruta Arie Haan, Dusbaba, Walter Meeuws, Jean-Michel Lecloux et Benny Wendt.

 » Le transfert d’Haan et de Dusbaba au Standard durant l’été ’81 nous laissa indifférents « , commente De Groote.  » Leur présence dans la compo liégeoise pour la Supercoupe ne nous ébranla pas du tout. Arie n’était pas très apprécié par ses anciens équipiers car il ne pensait qu’à lui. Quant à Dusbaba, il ne menait pas une vie assez disciplinée pour un professionnel : c’était un sorteur « .

Si le grand Johnny disparut rapidement de la circulation à Sclessin, Haan devint le général de la ligne médiane du Standard. Après une bonne campagne de préparation estivale, la Supercoupe constitua le premier grand rendez-vous de la saison. Anderlecht semblait imbattable avec le système Ivic. Personne n’avait trouvé la parade. Goethals avait sa petite idée et il ne cacha pas ses ambitions à la presse. On allait bien voir qui serait le plus fort, le plus madré, le plus patient. Il n’y avait pas de doute : le Sorcier en faisait une affaire personnelle. Pour Goethals, un ancien de la maison mauve, il n’était pas question d’être battu par Ivic. Ce serait donc une partie d’échecs. Qui allait être le nouveau Garry Kasparov du football belge ? Ivic ou Goethals ? A quel genre de match pouvait-on s’attendre ? Qui baisserait sa garde ? Qui dévoilerait ses arguments alors que le championnat approchait à grands pas ? Le champion en titre avait-il l’intention d’immédiatement mettre son challenger au pas ? Le Standard avait-il eu le temps de décortiquer la philosophie tactique d’Ivic ?

 » Tahamata était notre électron libre  » (Jean-Michel Lecloux)

 » C’est déjà loin mais je m’en souviens comme si c’était hier « , raconte l’ex-attaquant Jean-Michel Lecloux (50 ans, agent commercial pour la chocolaterie Galler).  » Goethals était certain de trouver la parade. Et tant pis si cela devait passer par un match fermé ou carrément soporifique. C’était de la haute stratégie et seul le succès au bout du compte importait. Goethals ne désirait certainement pas que le doute s’installe. Par contre, s’il pouvait fissurer le mental des Mauves, le Standard ne pouvait pas manquer cette occasion. Pour moi, ce fut un réel bonheur de travailler avec un tel entraîneur. Goethals me voulait absolument. Or, le FC Liégeois était présidé par l’intransigeant Jules George qui freinait des quatre fers. Roger Petit boucla finalement le dossier car Goethals insistait pour que je vienne. Je le connaissais car en tant que coach national, il s’intéressait aussi à l’équipe nationale Espoirs dont je fis partie. Goethals appréciait ma pointe de vitesse : je pouvais jouer en pointe ou en tant qu’ailier droit. Il me ciblait bien. Goethals savait rire et faire rire mais il connaissait surtout très bien les hommes afin d’en tirer le maximum « .

 » Cet entraîneur cernait leurs atouts et leurs faiblesses. Il mettait leurs points forts en valeur. Je n’avais jamais rencontré un technicien sachant aussi bien associer les hommes. Il préférait les petits effectifs mais le vestiaire était remarquablement équilibré : du métier, un peu de jeunesse, de la taille, de la technique et des frappeurs. De plus, il était animé par la passion. Goethals était un amoureux du jeu. Ses idées passaient par une foule de petits matches. Son entente avec son T2, LéonSemmeling, était carrément extraordinaire. Ces deux-là ne vivaient que pour le football. Ils voulaient certainement impressionner Anderlecht en Supercoupe « .

Le public eut droit à une rencontre pas comme les autres : le 5-4-1 d’Anderlecht face au 4-4-2 du Standard, le pressing bruxellois face au hors-jeu liégeois. Il n’y avait pas moyen de placer une aiguille dans la botte de joueurs entourant la ligne médiane. Les deux formations se neutralisèrent durant toute la rencontre. La presse parla de non-match. Faux : c’était le duel de deux génies, de deux bancs, de deux approches du football, de deux coaches en avance sur leur temps.

 » Je me souviens avoir raté une occasion de but « , souligne Lecloux.  » Si Anderlecht se distinguait par son organisation, nous étions bien au point également. Chacun connaissait son job. Seul Simon Tahamata pouvait agir à sa guise : il était notre électron libre. Mais Simon était aussi un gros travailleur. Le Standard a finalement émergé aux tirs au but. La Supercoupe mérite plus d’attention : c’est un match de gala qui constitue plus qu’un galop d’entraînement. En 1981, nous avons démonté les mécanismes bruxellois. La roue tournait. Un an plus tard, le Standard était champion et disputait la finale de la Coupe des Coupes. Même si le spectacle ne fut pas grandiose, la Supercoupe belge avait alors un niveau européen « .

par pierre bilic – photos : belga

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