© INGE KINNET

Le bon, la brute et les truands

Il était une fois mon père, un homme tyrannique et paranoïaque, convaincu que son vieux voisin était un facho. Tous les jours, mon père le menaçait de lui faire la peau s’il n’arrêtait pas d’être un facho. Les habitants du village disaient à mon père de se calmer, qu’il n’était pas nécessaire d’user de la violence, « après tout, qu’est-ce qui nous dit qu’il est vraiment un facho, peut-être même que c’est vous le facho »?

Pour protéger le vieux voisin de l’ire de mon père, les villageois surveillaient par leur fenêtre. Parfois même, ils levaient un index menaçant qui signifiait « attention, hein, bonhomme ». Sauf que mon père était un homme immense, d’une force spectaculaire. Certains disaient qu’il possédait dans sa cave des armes de toutes sortes, des gourdins, des pierres, mais aussi des fusils et des grenades. Alors quand ces index se tendaient, c’était surtout quand mon père ne regardait pas. En effet, ils craignaient tous de croiser son regard et redoutaient très fort le jour où ils devraient s’opposer à lui. Tout de même, les villageois guettaient.

Tout ce qu’ils avaient à se mettre sous la dent, c’était moi et mon ballon en cuir, tentant de faire des dribbles et des jongles dans le jardin, excité par le match de foot à venir. Chaque week-end, je retrouvais mes petits copains pour disputer un match. Les parents des autres enfants venaient nous encourager, moi, c’était juste ma mère. C’était un moment savoureux, le foot, le point d’orgue de ma semaine. Il me faisait oublier l’école, les mauvaises notes, les devoirs.

Un jour, mon père sentit très fort au fond de lui que son voisin pensait à un truc de facho, pas une pensée facho habituelle, du quotidien, non, une pensée de facho profonde, presque physique. Et ce fut la goutte de trop. Il sortit de sa maison avec de la foudre dans les yeux, de la fumée lui sortait des oreilles. Il avait sorti une grosse pierre de sa cave et on distinguait un fusil coincé dans sa ceinture. Les fleurs du parterre du vieux voisin se firent broyer sous les semelles de mon père et son poing fit trembler la porte d’entrée. Comme le vieux voisin n’ouvrait pas la porte, mon père la défonça d’un solide coup d’épaule, il attrapa le voisin et le traîna jusque sur le perron. Le vieux voisin se pensait hors de danger car tous les habitants assistaient à la scène depuis leur fenêtre et les index qu’ils tendaient semblaient vigoureux et menaçants! Pas assez, visiblement. Mon père lui écrasa sa pierre sur les doigts de la main gauche et lui tira une balle dans la rotule afin qu’il cesse d’être un facho. Puis il revint à la maison sous les regards ébahis des villageois.

C’était un moment savoureux, le foot, le point d’orgue de ma semaine.

En guise de sanction, le village me confisqua mon ballon. Et mon entraîneur m’interdit de participer à mon match de foot du week-end, moi qui aime tant y jouer. « Ça donnera une bonne leçon à ton père », me dit-il, et tous les habitants acquiescèrent derrière son épaule. « On ne peut quand même pas laisser ce gamin jouer alors que son père casse la gueule du voisin ». Et moi de songer que ça n’arrêtera pas mon père de penser que son voisin est un facho ni de vouloir lui faire un sort.

Bientôt, le riche du village organisa un grand tournoi avec tous les garçons du coin. Tous les garçons, sauf moi. Il paraît que le riche bat sa femme. Il aurait même un esclave dans sa cave, mort d’avoir travaillé dans des conditions épouvantables. Alors j’ai pensé que les villageois regarderaient ça depuis leur fenêtre, l’index alerte. Mais le riche promit une pièce en or à tous les participants. Alors tout le monde s’y rendit avec le sourire. Il suffirait de plisser les yeux pour ne pas voir les bleus sur les bras et de respirer par la bouche pour ne pas sentir l’odeur de la mort.

Ce fut une grande et belle fête.

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