Le blues des chefs

Pourquoi les grands patrons du football belge ne sont-ils pas à la hauteur de leurs glorieux aînés ? Qui les incite à exclure les anciens joueurs des sphères décisionnelles ? Nourrissent-ils des ambitions et des visions à long terme ?

Plus de 34 % des Américains estiment que George W. Bush est le plus mauvais président depuis 1945. En Belgique, les présidents de nos clubs de D1 ont également une mauvaise image. Pourquoi ? Quelques phénomènes ont certes apporté de l’eau au moulin de leurs censeurs. L’attitude de Jos Vaessen, qui a cédé son fauteuil présidentiel à son ami Harry Lemmens mais tire les ficelles dans la coulisse à Genk, est plus qu’édifiante. Il a eu des coups de gueule inexcusables et joua au pyromane fou dans l’affaire Steven Defour.

Dès que ce dernier fut transféré au Standard, le patron du club limbourgeois déclencha ses orgues de Staline. Ses commentaires et menaces eurent pour effet d’énerver ses propres supporters qui incendièrent une voiture devant le domicile du joueur. Les propos de Vaessen étaient inacceptables car il joua avec la vie d’autres personnes. A Charleroi, on a vu le président Abbas Bayat monter sur le terrain, s’en prendre publiquement à son coach, critiquer l’arbitrage, fermer les yeux ou approuver quand l’un ou l’autre de ses proches catapulte les stewards, tels des milices fascistes, à l’assaut de la presse et donc de la démocratie.

A Bruxelles, Johan Vermeersch a eu une idée de génie en misant sur l’impact et la renommée internationale de la capitale : FC Brussels, c’est novateur, rassembleur tant pour les joueurs que les supporters, les sponsors et les pouvoirs publics. Le c£ur de la Belgique peut abriter deux clubs de D1. Grand argentier de cet édifice, Vermeersch le dirige cependant avec une attitude déplacée. Ses coups de boutoir sont tragicomiques. Son discours est dépassé et même dégradant. Il limite l’action de son coach, s’attribue sans cesse tous les lauriers mais ne respecte pas sa philosophie de départ. Il entendait miser sur le talent bruxellois : il faut désormais examiner son effectif à la loupe pour trouver des kets comme Steve Colpaert, Cédric De Troetsel et Michaël Jonckheere. Est-ce pour plus tard ? Ou pour jamais ? En attendant, il lui est arrivé de recruter au Brésil. Tous ses Cariocas sont repartis. Il a fait son marché de Noël en France mais ce n’est pas la gloire, c’est l’incertitude. On va, on vient, ce n’est plus un vestiaire, c’est un marché.

Ce président fait tellement parler de lui qu’il incarne son équipe. Qui connaît le meneur de jeu du Brussels, son buteur ou son back gauche ? Les initiés oui, pas le grand public. La vedette du Brussels, c’est Vermeersch. Richard Culek peut se promener sur la Grand-Place de Bruxelles, personne ne lui demandera un autographe. Par contre, le président bruxellois aura plus de succès que Manneken-Pis. Ce n’est pas normal. A moins que ce ne soit l’objet du jeu : de la pub gratuite pour lui et ses affaires. Ivre de lui-même, Vermeersch menace sans cesse de partir : c’est déstabilisant pour tout le monde et le ras-le-bol à son égard gagne du terrain dans son propre club.

Rafa Benitez ne connaissait même pas le nom du président de Liverpool

Une anecdote Made in England peut lui indiquer un autre chemin à suivre. A Liverpool, Rafael Benitez n’a vu que deux fois son premier président. Celui-ci était venu afin d’être présent sur la photo de groupe du début de saison et le célèbre coach espagnol ne le retrouva que bien plus tard : le chairman avait tenu à lui serrer la main après la victoire en Ligue des Champions. Benitez ne connaissait même pas son nom et traitait au quotidien avec le directeur général. A Molenbeek, c’est tout le contraire et on suppose qu’ Albert Cartier doit envier Benitez. Vermeersch serait tellement plus efficace s’il consacrait toute son énergie à son travail de bureau. On mesure parfaitement les mérites d’Albert Cartier, adoré par ses joueurs ( Christ Bruno lui a dédié son magnifique but inscrit à Westerlo) et qui résiste intelligemment à cette frénésie présidentielle.

A Lokeren, Roger Lambrecht est dé- sormais atteint par la même paranoïa. Il s’est séparé d’ Ariel Jacobs sur un coup de tête. Résultat : zéro. Slavo Muslin, c’est, pour le moment, une maigre rustine sur une chambre à air usée. Un comble pour un marchand de pneus qui roule désormais à l’excitation mal octanée. Il encense son nouveau coach puis le voue aux gémonies. Il adresse des reproche aux arbitres : est-ce bien normal pour un homme de son âge ? Comme Vermeersch, il tremble probablement pour tout l’argent personnel qu’il a investi dans le club. A l’étranger, les clubs sont organisés différemment avec un actionnariat souvent très large et les présidents travaillent beaucoup mais dans un contexte plus confortable. En Belgique, les clubs sont le plus souvent des affaires personnelles, familiales, et parfois fragiles. Ils ne sont pas assez structurés en sociétés anonymes.

L’hebdomadaire Le Vif-L’Express a consacré fin février une enquête à  » ces fous qui nous gouvernent  » et les qualifient de mégalos, paranos, schizo, etc. Chez les politiciens, selon le magazine, le besoin d’être aimé donne parfois naissance à la mégalomanie. La paranoïa serait un autre grand classique de la maladie politique. Dans le cénacle de ceux qui dominent le terrain de la politique, des écorchés vifs sont incapables de supporter la critique et ont besoin d’être admirés pour leur intelligence dite supérieure. Politiciens, dirigeants de D1, même combat pour avoir le pouvoir, mêmes complexes, mêmes maladies ?

La furie n’est pas la panacée des vieux de la vieille. A Charleroi, le manager se comporte sans cesse en animal furieux. Mogi Bayat traque la presse et voit des ennemis partout. Il passe son temps avec des avocats pour tenter d’effrayer ceux qui lui résistent, est pathétique et tragique à la fois. En peu de temps, il a considérablement enrichi le dictionnaire des insultes proférées autour des terrains. Certains sont interdits de stade pour moins que cela. La Ligue Pro s’inquiète depuis (trop) longtemps de ces dérives et, cette semaine, Jean-Marie Philips (mandaté par le comité de direction de la Ligue Pro) devrait rencontrer le président Abbas Bayat afin d’examiner la situation. Charleroi reproche à la presse un manque de déontologie mais qu’en est-il de sa propre déontologie ? Son jeu est très clair : il veut pouvoir uniquement donner l’accès à son stade aux journalistes  » amis « , qui ne critiquent jamais rien ni personne. C’est grave pour l’image du football belge et la crédibilité de Charleroi en particulier. Et cela ruine en grande partie les mérites de Jacky Mathijssen et de ses joueurs.

Heureusement, certains remontent le niveau

Il y a évidemment des gens sensés dans cette corporation. Les Ivan De Witte (Gand), Roger Vanden Stock (Anderlecht), Willy Naessen (Zulte Waregem), Frans Schotte (Cercle Bruges), Jos Verhaegen (Germinal Beerschot), Luc Espeel (Roulers), pour ne citer qu’eux, compensent les dégâts provoqués par des leaders qui ne sont pas à leur place. Mais ces bons gestionnaires sont aussi victimes des dérives de leurs collègues.

Il y a un an à peine, La Louvière, le Lierse et Saint-Trond laissèrent entrer en D1 une maudite mafia chinoise qui a pourri le football belge. Des dirigeants, des joueurs et des entraîneurs ont été impliqués jusqu’au cou : les présidents ont affirmé qu’ils ignoraient tout ce qui se tramait dans les entrailles de leur stade. Allons donc… Au Lierse, l’ancien président Gaston Vets a présenté lui-même Zehyun Ye à ses joueurs en affirmant que ce dernier s’occuperait désormais de leurs salaires. Le Chinois, dit-on, distribuait également des montres de grand luxe (25.000 euros l’exemplaire) afin de bricoler des matches. Il suffisait de les vendre afin qu’il n’y ait pas de traces d’argent chinois. On en aurait vu passer de main en main dans le Hainaut.

Or, présider, c’est prévoir : l’absence de grand passé sportif explique-t-il leurs manquements en faisant passer la défense de leur investissement avant le sport ? C’est probablement une partie de l’explication. Le football belge a besoin de calme et de compétences. Sans cela, point de vrais projets pour préparer l’avenir. Les choses bougent dans le bon sens à Anderlecht au Standard et à Gand. Les Bruxellois développent des plans pour un stade de 50.000 places, Gand a les mains dans le ciment et le Standard relance la formation, mise sur les jeunes, érige l’Académie Robert Louis Dreyfus où les vedettes et les jeunes disposeront d’un outil de travail formidable. Même si les clubs ont encore transféré beaucoup de joueurs étrangers à l’occasion du dernier mercato, les jeunes du cru redeviennent une priorité. Genk montre aussi l’exemple même si le jeune talent belge est cher. C’est une façon intéressante de penser à demain.

A Bruges, le Docteur D’Hooghe n’est pas parvenu à faire baisser la température de son Club. Il a repoussé les erreurs vers son ancien directeur technique, Marc Degryse. C’est plus facile. Ponce Pilate a fait la même chose. Degryse a symbolisé le nouveau rôle destiné aux anciens joueurs désireux de participer à la direction d’un club : directeur technique. Bruges a raté son virage vers un jeu plus technique. Etait-ce prévisible ? Probablement. Si Degryse a dépensé beaucoup d’argent, c’est avec l’accord de son président qui a encensé Jan Ceulemans avant de le liquider sans pitié. De plus, il n’appréciait pas trop Emilio Ferrera : pourquoi l’avoir engagé alors ? Bruges reste sur deux ans d’errance et ne vit plus dans le long terme. Il espère aussi construire un nouveau stade mais rien n’est encore définitif.

Le Standard tourne le tonnerre pour le moment mais peut nourrir des regrets. Michel Preud’homme a conquis 82 % des points depuis qu’il coache le groupe. S’il avait occupé cette fonction avec cette réussite depuis le début de la campagne, son équipe compterait 59 points, soit trois de plus que Genk. L’option Johan Boskamp (3 ponts sur 12) a été un échec amplifié par le fait que l’effectif était incomplet : c’est une erreur de management qui coûtera cher à l’heure de l’arrivée, malgré de réels succès (affirmation de Marouane Fellaini, brio de Milan Jovanovic, réussite d’ Ali Lukunku, classe de Dante).

Pourquoi Preud’homme n’est-il pas devenu le Platini belge ?

A part Vermeersch, aucun président de D1 n’a joué au plus haut niveau. Chez nous, un Michel Platini ne peut plus accéder aux plus hautes fonctions de la fédération tandis que l’UEFA a compris que le football devait revenir aux ex-joueurs sous peine d’être étouffé par le business. Le nouveau président de cette immense entité a déjà remis la balle au centre du terrain et on reparle d’abord de jeu dans les hautes sphères continentales.

A l’étranger, d’autres anciennes gloires détiennent les manettes dans de grands clubs ou à la tête de puissantes fédérations comme Franz Beckenbauer. Pourquoi Preud’homme n’est-il pas devenu le Platini belge ? Il avait des idées mais a été balayé ou écarté au moment de décrocher un poste à responsabilités. Tout le football belge a raté un virage important, celui de la modernité. François DeKersmaecker est devenu président de l’Union Belge, Jean-Marie Philips sera le nouveau directeur général de cette institution, Ivan De Witte chapeautera la Ligue Pro ad intérim. A trois, ils n’ont pas pris part à un match de D1. Les apparatchiks détiennent le pouvoir, pas question de le partager avec les joueurs. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi et les anciens joueurs ont, dans le passé, changé le cours de l’histoire du football belge.

Les premiers présidents de l’Union Belge furent tous d’anciens joueurs : le baron Edouard de Laveleye (1898-1924, ex-FC Liégeois, Léopold Club), le comte Joseph d’Oultremont (1924-1929, ex-Léopold Club, fondateur de Bressoux), Rodolphe-William Seeldrayers (1929-1937, fondateur dirigeant du FC Ixelles, président de la FIFA de 1954 à 1956 (!), Oscar Vankesbeeck (1937-1943, joua en D1 au Racing de Malines, grand-père de l’épouse de l’actuel président). Ces grandes personnalités se firent entendre et suscitèrent souvent le débat. Ce fut parfois discutable avec les débats épiques autour de la notion de professionnalisme, l’interdiction d’exploiter son nom pour des raisons commerciales ( Raymond Braine donna son nom à un café en 1930, Pol Anoul patronna une marque de chaussures de football en 1955), de la possibilité de transférer des joueurs à partir de 1935, du statut de footballeur indépendant, etc. Et c’est finalement le 29 février 1974 que le professionnalisme fit son entrée dans le règlement de l’Union Belge.

Un trio de grands manitous assuma un rôle énorme dans cette évolution : Constant Vanden Stock, Roger Petit, Eddy Wauters. Tous les trois ont usé leurs crampons en D1. Vanden Stock fit partie de l’équipe d’Anderlecht qui en 1935-1936 remonta pour de bon en Division d’Honneur (actuelle D1) avant de se fracturer la jambe et d’être transféré à l’Union Saint-Gilloise. Petit joua au Standard jusqu’en 1943 avant d’opter pour des fonctions dirigeantes. Président de l’Antwerp depuis des lustres, Wauters fut quatre fois international A. Cette triplette peut s’enorgueillir de beaux parcours dans le monde des affaires : Vanden Stock fit mousser sa gueuze et sa brasserie Belle-Vue, Petit se débrouilla bien dans le textile, Wauters devint administrateur délégué de la Kredietbank. Vanden Stock fut aussi sélectionneur national des Diables Rouges de 1958 à 1968 : 68 matches (28 succès, 11 nuls, 29 défaites).

Toutes ces richesses leur ont permis de moderniser le football belge de la cave au grenier avec une kyrielle de succès européens à la clef. Le football comptait sur la scène internationale. Arrivé à la présidence d’Anderlecht en juin 1970, Constant Vanden Stock succède à Albert Roosens (futur secrétaire général de l’Union Belge) efface le déficit et bâtit une nouvelle équipe. C’est un homme ferme, fort et moderne. Dans les années 80, avec son manager Michel Verschueren il entreprend la modernisation du stade sans l’aide des pouvoirs publics. Mais tout comme Roger Petit, il aura ses faiblesses (argent noir, affaire Nottingham) et ne voit pas arriver l’arrêt Bosman en 1995. La donne change brutalement. Tout footballeur est désormais libre en fin de contrat.

Les avocats déferlent sur les clubs, les hommes d’affaires comprennent que le football est devenu une immense caisse de résonance. L’économie mondiale se globalise, les marchés deviennent de plus en plus immenses. Le football s’inscrit dans ce mouvement. Les clubs belges suivent difficilement le mouvement, ne trouvent plus les parades ou les innovations.

Le citron était pressé, Scifo avait servi, c’était fini

A Charleroi, un grand président ( Jean-Paul Spaute, ex-joueur de D1) s’est échiné, a recruté de bons joueurs en D3, cherché en vain du bois de rallonge à l’étranger ( Milan Mandaric) avant de céder le témoin. Enzo Scifo tenta alors une aventure intéressante. En juin 2000, il signa un contrat de joueur à Charleroi, devint actionnaire minoritaire, vice-président, coach. Naïve, la vedette ne se rendit pas compte qu’elle était utilisée par les politiciens du club avant les élections. On ne lui apprit pas l’art de devenir l’ambassadeur de son club. Après les élections, on trouva un investisseur (Abbas Bayat) et Enzo Scifo fut poussé vers la porte de sortie : le citron était pressé, Scifo avait assez servi, c’était fini. Charleroi a raté l’occasion de bien travailler avec un monstre sacré qui est sorti très meurtri de cette aventure.

Les relations politiques peuvent pourtant servir comme à Mouscron que le bourgmestre Jean-Pierre Detremmerie a soutenu à fond avec ses relations, des subsides et autres prêts. Grisé par la gloire, il a englouti des fortunes dès 1996 afin d’étayer les ambitions et l’appétit de Georges Leekens et de Hugo Broos : le club oublie son ancrage régional et en paye désormais les terribles conséquences. Detremmerie avait oublié de ne pas dépenser deux pièces quand on n’en a qu’une en poche. Il a placé Mouscron sur la carte du football et a construit un centre de formation mais à quel prix. L’Excel est désormais sur la paille. Le patron cherche une solution d’urgence sur les délicates pistes du Kazakhstan. Au fou, au suicide ? On sort Philippe Dufermont d’un chapeau et il est élu président à 99,04 %. Le sauveur ? Les Kazakhs sont oubliés, tant mieux mais la crédibilité financière du club est proche de la faillite.

A Mons, Dominique Leone ne s’est pas découragé après la chute en D2. Son club est désormais bien structuré. Il n’a pas le temps de suivre le club au quotidien. Jean-Paul Colonval (un ex-grand buteur de D1 à Tilleur, au Standard et au Daring de Bruxelles) a réussi dans son rôle de directeur technique sportif. Ce dernier a fait des choix gagnants afin de remonter en D1 et croise les doigts pour que Mons reste au paradis du football belge. Leone, lui, est invisible. Discret, modeste, il laisse travailler les gens à qui il a fait confiance. Il est la preuve qu’on peut apprendre très vite à se comporter de manière à la fois efficace et conforme à la correction, en général, et à la correction sportive, en particulier.

par pierre bilic – photos: reporters

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