Le Baseggio d’Eupen

Il était destiné au top en France et en Italie. Pourquoi un tel talent a-t-il atterri en Belgique ?

« Ma compagne, Cécilia, a renoncé à ses études de médecine pour que je puisse me consacrer au football : elle n’a pas hésité un seul instant à me suivre en Italie « , affirme Matthias Lepiller.  » Nous avons galéré, ça je peux le dire, mais le bout du tunnel est en vue et c’est d’abord une récompense pour Cécilia. Sans elle qui y a toujours cru, je ne sais pas si le ciel se serait dégagé. Je lui dois beaucoup…  » L’histoire de l’artiste du Kehrweg ressemble à celle des enfants surdoués qui peuvent survoler leurs études ou, au contraire, vivre des échecs.

Né en 1988, Lepiller était un des élèves les plus en vue du football français. Même si on le compare à Walter Baseggio, son talent n’aurait jamais dû le mener à Eupen.  » Il était déjà question de cette similitude la saison passée « , avance-t-il.  » Comme je ne connaissais pas l’ancien Anderlechtois, j’ai vu des vidéos sur YouTube : Baseggio, c’était du haut du gamme. Cela me fait plaisir mais cela en reste là car je ne suis encore nulle part. J’apprécie la chance d’enfin vivre en D1 mais on fera le bilan en fin de saison…  »

Danny Ost estime que son numéro 10 a même quelque chose de plus que l’ancienne étoile d’Anderlecht :  » Je ne connais pas beaucoup de joueurs comme lui en D1. Et que dire de sa frappe ? Des curieux assistent à nos entraînements rien que pour le voir à l’oeuvre sur les phases arrêtées. Sa façon de percuter le ballon est unique. Ses chaussures sont usées le long du gros orteil. Je n’avais jamais cela. Et cela ne l’empêche nullement d’y ajouter de la puissance et de l’effet. Il est sur la bonne voie. La D1 lui va comme un gant car on y joue forcément mieux au football qu’en D2. Maintenant, il y a tout le reste : la volonté, la hargne et les petits détails qui font la différence. Ainsi, Matthias doit lutter sans cesse pour ne pas prendre des kilos superflus. Il lui suffit de renifler un hot-dog pour avoir des problèmes avec sa balance. Je suis sans cesse sur ses talons car il serait dommage qu’un tel talent ne se réalise pas pleinement.  »

Cette aisance lui a vite permis de faire la différence. A 5 ans, il usa ses premiers crampons dans un petit club à Gainneville, près du Havre, sa ville natale en Normandie. Le gamin n’y signe pas de licence mais est tout de suite repéré par Gonfreville-l’Orcher, où il ne reste qu’un an. Lepiller se retrouve alors dans l’un des plus vieux clubs de France : Le Havre Athletic Club, fondé en 1872. Le football est une affaire de famille. Son père a été gardien de but dans différents petits clubs normands.  » Il était doué et a eu des offres intéressantes de clubs de D1 dont une du Havre « , raconte l’attaquant d’Eupen.  » Malgré tout, il a tout refusé en bloc et a préféré vivre sa passion au niveau amateur. Plus tard, mon père regretta ce choix. Il ne cesse de m’encourager, surtout quand c’est dur comme ce fut parfois le cas. « 

A 15 ans chez les pros

Au Havre, réputé pour la qualité de son centre de formation, Lepiller gravit rapidement les marches menant vers l’équipe fanion. Il rejoint le groupe professionnel à l’age de 15 ans et demi. Toute la France en parle car une seul jeune avait fait mieux que lui : Laurent Paganelli (ex-Saint-Etienne, Toulon, Grenoble, Avignon et désormais consultant de Canal+). La promesse du Havre gagne de tournois et est élu jeune du mois de son club quand la chance frappe à sa porte.

 » J’étais de passage au club pour prendre possession de ma récompense « , se souvient-il.  » Les professionnels y préparaient leur match de la soirée contre Nancy. C’était une des belles affiches de la L2. L’ambiance était soucieuse car un des titulaires s’était blessé. On me demanda si j’avais ma carte d’identité. Non, je l’avais laissée à la maison. Un employé du club s’y rendit rapidement car, à ma grande surprise, j’étais retenu pour match de l’équipe fanion. Pour une surprise, c’était réussi : la totale. Je suis monté au jeu à une demi-heure de la fin. Je m’en suis bien tiré… « 

Lepiller est alors un habitué des sélections nationales de jeunes et il fréquente régulièrement Clairefontaine, le centre d’entraînement de la Fédération française de football. Il marque 12 buts en 15 sélections avec ses différentes équipes nationales de jeunes. Dans ce décor de rêve pour un footballeur, il s’entraîne parfois avec des jeunes qui feront leur chemin : Samir Nasri, Karim Benzema, etc.  » Ils sont nés en 1987 et je n’ai pas fait partie de la même levée qu’eux. Mais quand on jouait contre eux à l’entraînement, les choses étaient claires : leur talent ne passait pas inaperçu.  »

Lepiller aurait dû vivre les mêmes choses, des joies nationales et européennes : or, il se relance à Eupen alors que Nasri et Benzema sont sur les toits du monde. N’est-ce pas frustrant ?  » Non, pas du tout « , explique-t-il.  » Ce sont des trajectoires exceptionnelles. A côté de cela, il y a des centaines de jeunes qui ont arrêté, se retrouvent dans de petits clubs, etc. A 22 ans, j’ai eu des hauts et des bas mais je n’ai pas à me plaindre. Je suis sous contrat à la Fiorentina et j’ai acquis du temps de jeu à Eupen. Le reste dépend de moi. « 

Oui, mais son trajet tortueux doit bien s’expliquer. Au Havre, après ses débuts en L2, il évolue en CFA et y confirme ses progrès. Ses relations avec Jean-Marc Nobilo se compliquent. Cet ancien directeur de la formation devient entraîneur. Il ne supporte pas Lepiller et lui fait comprendre qu’il ne jouera jamais en L2 avec lui. Le président Jean-Pierre Louvel tente d’arrondir les angles : en vain…

La Fiorentina est aux aguets et ramène Lepiller dans ses filets. L’affaire fait du bruit et, après un procès, l’UEFA obligera les Italiens à payer 600.000 euros.  » Moi, je n’ai jamais voulu en arriver là « , explique Lepiller.  » Je ne demandais pas mieux que de rester dans le club de mon c£ur et de ma ville. Je souhaitais jouer un jour en D1 avec le Havre. Mais, là, on ne condamnait pour des raisons étranges. Le coach estimait que je jouais à la vedette, ce qui était faux. J’ai refusé d’y signer mon premier contrat professionnel. Les 600.000 euros, c’est le dédommagement pour les droits d’années de formation passés au Havre. En Italie, j’ai découvert un autre monde, une nouvelle langue, etc. Le football y est plus une religion qu’en France. Et je n’avais que 18 ans quand même. « 

La Fiorentina est un des plus grands clubs italiens. La pression y est permanente. Lepiller doit se définir dans un effectif hautement concurrentiel avec des stars comme Luca Toni, Adrian Mutu, Martin Jorgensen, etc. Et on peut en ajouter tant d’autres chaque année : Stevan Jovetic, Alberto Gilardino. La liste est sans fin. Lepiller s’est-il perdu dans cet océan de stars ?  » Non, j’ai été très bien reçu et parfaitement encadré dans ce club « , explique-t-il.  » J’y ai appris mon métier : préparation, travail physique, technique, tactique. On ne peut que progresser dans ce contexte. J’ai souvent réussi de bons matches d’avant-saison. Le coach, Cesare Prandelli, était satisfait mais ne m’a jamais aligné en Série A. C’était râlant car, tout en comprenant ses choix, j’avais le sentiment de pouvoir rendre service. Je n’ai pas joué en Série A mais la Fiorentina ne m’a jamais lâché et croit encore en moi. La preuve : j’y ai récemment prolongé mon contrat jusqu’en 2014 tout en jouant à Eupen. Sinisa Mihajlovic a pris la succession de Prandelli désormais à la tête de l’équipe nationale d’Italie. Le Serbe songera peut-être à moi mais ce n’est pas le plus important pour le moment…  »

90 kg à la pesée lors de son arrivée

Après un passage aux Grasshoppers de Zurich, Eupen est entré dans sa vie.  » Je me demande ce que je suis allé faire en Suisse « , souligne-t-il.  » Le coach ne me connaissait pas et ce fut le plongeon. J’y suis arrivé après la reprise des entraînements. J’avais un retard de préparation. Je n’ai pas joué, je me suis découragé, je ne me suis pas soigné, j’ai pris des kilos difficiles à perdre. J’ai failli tout lâcher. Sans Cécilia, c’était la cata. J’étais vraiment dans le trou quand on m’a parlé d’Eupen.  » Lepiller se retrouve au Kehrweg en, janvier 2009 après le Havre, la Fiorentina et les Grasshoppers de Zurich : bonjour la chute…

 » Ce n’était pas évident car Eupen était largué en D2 « , se souvient-il.  » Le nouvel effectif a lutté jusqu’au bout pour rester en D2. Le premier miracle s’était réalisé. Eupen était sauvé, je renaissais. Ces épreuves et cette remise en question m’ont requinqué. Je ne sais pas ce qui se serait passé en cas de relégation en D3. Ma carrière était en danger. J’ai opté pour un défi sportif, pas pour l’argent. Il y avait évidemment du talent, je m’en suis vite rendu compte. La saison passée, Eupen a pratiqué le plus beau jeu de D2 mais nous avons eu un creux en hiver et c’est ce qui nous obligea à passer par le tour final. Pour moi, la montée ne fut pas une surprise. Des clubs hollandais se seraient manifestés pour moi. Je ne les ai pas rencontrés. Je préfère rester à Eupen. Je dois confirmer et aider ce club à s’installer durablement en D1. Je ne connaissais rien du football belge. Il est devenu ma rampe de lancement. Moi, cela ne me dérangerait pas de rester des années à Eupen. « 

Son aventure lui a valu un coup de fil du magazine français, So Foot. Ce n’est pas encore la gloire mais on doit se souvenir de lui du côté du Havre.  » Mon frère était plus doué que moi « , insiste-t-il.  » Il a préféré une vie plus normale avec ses amis, le sorties…  » Matthias s’est contenté d’un verre d’eau lors de l’entretien. A 22 ans, il n’a plus de temps à perdre :  » J’avais 90 kg quand je suis arrivé à Eupen. Je suis à 85 et j’aimerais en perdre trois ou quatre.  » Ost appréciera les efforts du Baseggio d’Eupen…

par pierre bilic – photos: belga

« Sa façon de percuter le ballon est unique. Ses chaussures sont usées le long du gros orteil. (Ost) »

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