LA TOUR DE KRAAINEM

Avec 300 affiliés de 42 nationalités différentes, le Kraainem Football Club sait ce qu’est la diversité. Depuis peu, il accueille également des immigrés venus du Mali, de Syrie ou encore d’Afghanistan et cherche à les intégrer via un langage universel : le football.

« Bonjour, je m’appelle Françoise « . –  » Bonjouw, jon m’oppel Sejad « . Petite barbe naissante, cheveux d’un noir ébène, ton de voix quelque peu intimidé par le monde qui l’entoure, Sejad répond à sa professeur pour se présenter. Avec ses quatre potes afghans, il est plutôt participatif, souriant et il n’hésite pas à rigoler quand il ne prononce pas bien un mot. Tous ont eu le réflexe d’écrire en phonétique les mots qu’on leur mentionne, mais à l’heure de réciter par coeur la liste des mots liés au foot qu’il vient d’apprendre, le voisin d’en face de Sejad ne peut s’empêcher de retourner sa feuille avec un sourire malicieux. Dans la buvette du Kraainem Football, un bâtiment assez moderne qui surplombe les deux terrains en herbe du club, une dizaine de gosses courent dans tous les sens en attendant leur entraînement. Au milieu de cette ambiance vivante, un enfant reste calme et dessine paisiblement des formes que Sejad et ses amis sont encore très loin de pouvoir prononcer en français. Arrivés pour la plupart dans le courant du mois de septembre, ils ne connaissent pas un mot de la langue de Molière.

L’ALPHABÉTISATION, L’ANGLAIS ET LA GESTUELLE

Celui qui la manie plutôt bien et sans même qu’on ait besoin de l’y forcer, c’est Khaled. Grand bonhomme d’une quarantaine d’années, il accueille derrière son bar en terminant d’avaler un morceau de cake avant de rappeler son chien qui en fait de même avec la galette d’enfants hébétés. » C’est un plaisir de voir ces jeunes rire, se plaire, s’impliquer car ils essaient vraiment de parler français « , débute le bénévole du club.  » S’ils peuvent voir autre chose, tant mieux, parce que j’ai l’impression qu’ils oublient leurs problèmes grâce à ça.  » Ça, c’est l’activité mise en place par le club de Kraainem pour accueillir des jeunes immigrés du centre Fedasil (Agence fédéral pour l’accueil des demandeurs d’asile) de Woluwé Saint-Pierre pour leur permettre de jouer au football tout en apprenant le français.  » C’est plutôt une alphabétisation que des cours de langue « , précise Elise, responsable de la communication, même si elle n’est pas fan du terme.  » La première phase, c’est de se présenter : on leur apprend à utiliser des mots faciles ainsi que ceux qui ont trait au football. On leur donne aussi des petits devoirs, mais on verra s’ils les feront vraiment.  » Si au moins un enfant de chaque groupe parle anglais et peut donc traduire en cas de réel besoin, il y a aussi pas mal d’improvisation.  » Hier, pour communiquer avec eux, je jonglais avec l’anglais, le français et l’arabe… mais j’utilisais aussi la gestuelle, ça tout le monde finit par la comprendre « , rigole ainsi Khaled.

Présent autour de la table des immigrés, Sahak Ahmad Shah, 16 ans, est arrivé en Belgique à la mi-septembre.Secoué par la guerre civile de son pays, il fait partie des nombreux jeunes qui viennent chercher la sérénité en Europe.  » Je suis venu d’Afghanistan en partant à pied puis en prenant la voiture et parfois le train. Je suis passé par l’Iran et la Turquie pour arriver ici « , explique-t-il avec un ton un peu gêné. Chaque semaine, ce sont 20 jeunes comme Sahak qui viennent assister aux séances langue-foot proposées par le club de Kraainem.  » On peut très bien être généreux, mais il faut aussi se rendre compte de la réalité : on s’est donc fixé sur 20 jeunes par semaine divisés en groupes de cinq. C’est le plus efficace pour les cours, mais aussi pour éviter qu’ils soient noyés dans la masse.  » L’homme qui parle tout de costard vêtu, c’est le président du club Laurent Thieule. Avec un léger accent français, il explique que le projet s’étalera a priori sur une période de trois mois.  » Après, il y a des chances qu’ils sortent du centre Fedasil vu que leur situation va se régulariser. Pas sûr dès lors qu’ils soient encore dans le paysage de l’académie.  » En attendant, la soixantaine de jeunes présents au centre Fedasil se battent au sens figuré pour venir à Kraainem, mais également au sens propre entre nationalités. C’est notamment une des raisons qui a poussé les organisateurs à regrouper les jeunes selon leur origine nationale.

 » J’AI PLEIN D’IDÉES  »

Après une bonne quarantaine de minutes de  » Ballow de foutball  » et de  » Cardien de boute « , le cours s’achève avec beaucoup de satisfaction pour Elise.  » Ils étaient très bons ceux-ci, on a pu apprendre à se présenter, à citer les termes principaux du foot et les chiffres jusqu’à 10.  » La prof principale, Françoise, bénévole comme tout le monde, confirme que plus les jeunes sont âgés, plus ils sont attentifs.  » Au dernier cours, il y en avait un de 13-14 ans qui n’arrêtait pas de regarder le foot à la télé par exemple. Mais je le comprends, il n’y est pas habitué.  » Institutrice primaire de profession, Françoise ne donne évidemment pas souvent ce genre de cours.  » C’est clair que cela change des enfants francophones « , sourit-elle.  » Mais ils ont une chance d’apprendre et ils le savent donc ils sont demandeurs. Ça donne envie de revenir… et j’ai plein d’idées pour les prochaines fois.  » Basée dans une école de Kraainem, Françoise n’a qu’à traverser le terrain de foot pour se retrouver à la buvette du club.  » Et elle invite également ses collègues à venir donner un coup de main « , relance Laurent Thieule.  » Ça fonctionne un peu comme le téléphone arabe.  »

EN JEANS ET EN CRAMPONS

Après la théorie, les demandeurs d’asile passent à la pratique et descendent au vestiaire avec Khaled pour recevoir leur équipement.  » On a fait des récoltes auprès des parents pour pouvoir distribuer des chaussures et des vêtements aux nouveaux. Hier, il y avait notamment un Afghan habillé intégralement en Italien. Le problème, c’est qu’on reçoit beaucoup d’habits d’enfants alors qu’on a des gars de 15-16 ans. Mais s’il faut, je donnerai mes chaussures (rires).  » Les parents du club ont en effet un rôle essentiel à jouer dans un projet pour lequel ils ont bien entendu eu leur mot à dire dès le départ.  » Le club de Kraainem a un caractère multiculturel « , explique Laurent Thieule.  » Il y a 300 jeunes de 42 nationalités différentes. Nous avons fait une réunion pour expliquer le projet et tout s’est très bien déroulé, les parents étaient tout à fait partants.  » Cela aide évidemment au niveau de l’intégration.

Arrivés dans le vestiaire, les jeunes Afghans serrent donc les mains des jeunes du club qui se montrent accueillants à coup de  » bonjour  » bien polis. C’est peut-être la première fois que ces adolescents du Moyen-Orient découvrent l’odeur d’un vestiaire de foot, entre transpiration, boue, moisissure et ce qu’il reste du déo mis en début de journée. Tout excité à l’idée de rejoindre ses nouveaux coéquipiers malgré la pluie, Sahak lâche rapidement que la dernière fois qu’il a joué au foot,  » c’était en Afghanistan. Mais là-bas, il y a beaucoup moins de mouvements sur le terrain qu’ici.  » Cette fois-ci, Sahak va devoir jouer en jeans, mais heureusement on ne lui demandera pas de multiplier les courses pendant 90 minutes.  » Ils participent à tout l’entraînement, mais on ne leur met pas non plus trop d’exercices physiques, il ne faut pas les tuer… « , blague Khaled. Dans un futur proche, Sahak et ses proches devraient pouvoir bénéficier d’un équipement complet puisque le Kraainem Football Club va recevoir le soutien d’un partenaire qui prendra en charge les frais que l’achat de chaussures, chaussettes et autres vêtements entraîne.

LE FOOT INTÈGRE

Petite blonde énergique et sociable, Patricia est une des coordinatrices du projet. S’occuper de jeunes qui parlent une autre langue n’est pas une première pour elle, vu que le club organise chaque été des stages de langue et de foot pour des adolescents. Seule différence : avec les cinq Afghans, Patricia joue presque le rôle d’ange-gardien.  » Je les accompagne partout sauf dans les vestiaires, évidemment. Mais je veille aussi à ce qu’il y ait régulièrement un homme avec moi pour respecter la question de la religion.  » À la fin des cours, Patricia reste donc dans la buvette d’où elle peut observer la magie du football.  » Ce projet est une fenêtre supplémentaire dans leur parcours d’intégration : ils apprennent une langue, font du sport, vivent en communauté, apprennent à devenir autonomes, etc. « , résume le président Thieule. Cette idée d’intégration par le sport, il l’a notamment tirée d’un think tank, ce  » laboratoire d’idées européen  » qu’il préside et qui s’intitule Sport et Citoyenneté.  » Tous les trois mois, nous nous intéressons à une thématique différente : le sport et la femme, le sport et les paris truqués, le sport et le dopage, etc. Pour le moment, on regarde ce qui est fait au niveau de l’intégration dans divers pays. Et Kraainem est un peu mon laboratoire.  »

Président du club de Kraainem depuis 2009, Laurent Thieule a bien entendu directement pensé au football comme sport d’intégration, et il ne le regrette pas.  » Le foot est un langage universel « , affirme-t-il.  » Et si le foot pro est assez clivant – les tribunes ne respirent en effet pas la tolérance – ce n’est pas le cas du foot amateur. Intégrer ces jeunes dans un club ne peut que les tirer vers le haut. Je veux que nous soyons le club qui accepte l’autre.  »

 » Quand j’étais petit, dans les années 70, je retournais en vacances en Afrique du Nord et j’enlevais mes chaussures pour jouer pieds nus avec les autres en tapant dans des ballons constitués de chaussettes « , se souvient quant à lui Khaled.  » Pour moi, tous les sports doivent avoir un rôle d’intégration, mais certains sont moins accessibles que d’autres, je pense au tennis par exemple. Le football est donc parfait pour ça. Et puis, quel est le sport le plus connu ?  »

 » CERTAINS NE SONT VRAIMENT PAS BONS  »

Derrière ce projet, le club de Kraainem n’a bien entendu pas pour objectif de se créer une filière de transferts de l’autre côté du monde.  » Affilier ces joueurs sera difficile « , pose Thieule.  » Mais on ne cherche de toute façon pas à en faire des champions et puis la plupart d’entre eux ne sont vraiment pas bons.  » Si le président s’est lancé dans cette aventure, c’est d’une part pour des raisons sociales, et d’autre part par considération pour notre pays.  » Je respecte tous les discours concernant l’immigration, mais je trouve que la Belgique est un pays généreux, tolérant et qui accepte la diversité. Et ce petit exemple à l’échelle d’une nation permet qu’il n’y ait pas d’explosion. Nous sommes dans un monde où il faut accepter les différences entre nous. C’est pour cela qu’il ne faut pas sous-estimer les capacités d’intégration du sport.  » Les jeunes du centre Fedasil ne feront pas que des cours et du football, ils auront ainsi également l’occasion de faire des excursions comme la visite de l’Atomium ou un match du Sporting d’Anderlecht.

 » Il y a un objectif de durabilité dans ce travail avec le centre « , insiste Elise.  » Les jeunes sont formés à être vraiment autonomes : ils viennent en métro, par exemple. En espérant que cette initiative puisse en inspirer d’autres…  » Il y a 17 centres Fedasil en Belgique. Le rêve de Laurent Thieule et de ses bénévoles est qu’ils soient tous liés à un ou plusieurs clubs de foot. Mais l’initiative ne doit pas venir uniquement des clubs eux-mêmes.  » C’est pour cela que je trouve dommage que l’UB n’est pas très réactive – ou alors je ne suis pas assez inspirant – parce que j’attendais une plus grande prise de conscience. La fédération serait en effet dans son rôle en promouvant des actions de solidarité dans le pays « , estime le président. Etant donné que l’Europe doit s’attendre à accueillir des millions de réfugiés dans les prochaines années, c’est même tous les niveaux de gouvernance qui vont devoir s’y mettre pour les répartir. Et ça ne sera pas en vain, car Sahak l’affirme :  » ça nous aide beaucoup de pouvoir venir ici. « 

PAR EMILIEN HOFMAN – PHOTOS JASPER JACOBS

Chaque semaine, 20 jeunes du centre Fedasil viennent assister aux séances langue-foot à Kraainem.

 » Intégrer ces jeunes dans un club ne peut que les tirer vers le haut. Je veux que nous soyons le club qui accepte l’autre  » – LAURENT THIEULE, PRÉSIDENT DU KRAAINEM FC

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire