LA RÉVOLUTION ROUGE

Il y a six ans, les Diables Rouges étaient la risée de l’Europe. Maintenant, ils valent leur poids en or.

La semaine dernière, à la une du magazine hebdomadaire Extra Time de la Gazzetta dello Sport, une photo des Diables Rouges, assortie du titre :  » La Belgique, l’équipe nationale la plus chère d’Europe.  »

Le magazine a calculé que la sélection actuelle valait 380 millions d’euros. Seules la seleçao brésilienne (40 millions de plus) et l’Argentine de Messi (120 millions) sont plus chères que l’actuel numéro trois mondial.

Fin 2012, Trends/Tendances estimait la valeur du numéro 30 au classement FIFA à 240 millions (voir encadré). A l’époque, seuls le Brésil et l’Espagne valaient plus.

Il y a six ans, nul en Belgique n’aurait cru de tels chiffres.

UN SEUL SUPPORTER

Le 9 septembre 2009, la Belgique affronte l’Arménie à Erevan, quelques jours après une raclée 5-0 en Espagne. Ce sera le dernier match dirigé par Francky Vercauteren et Francky Dury. La fédération a trouvé un accord avec Dick Advocaat, qui reprend l’équipe en janvier. La Belgique est alors 75e, son pire classement depuis sa 71e place en juin 2007. En 2003, Les Diables étaient encore 16es.

Le match n’est retransmis qu’à la radio. La Vier, RTL et la RTBF décident de ne pas le retransmettre : le match n’est pas intéressant et il est trop cher. Un seul supporter accompagne les Diables Rouges : Ludo Rollenberg (47 ans), qui assiste à tous les matches depuis 2002. Il peut même monter dans l’avion des Diables.

Ce n’est pas anormal, selon Filip Van Doorslaer, le directeur marketing de l’UB où il travaille depuis dix ans.  » Les supporters qui voulaient voir les Diables Rouges à l’oeuvre à l’étranger achetaient eux-mêmes leurs billets à la fédération adverse. Comme ils étaient peu nombreux, ils étaient généralement mêlés aux autres.  »

En l’absence de Fellaini, Vermaelen, suspendus, de Vertonghen et de Kompany, blessés, quatre Diables toujours (parfois) présents de nos jours sont titulaires : Jean-François Gillet, Kevin Mirallas, Steven Defour et Moussa Dembelé. Il y a aussi Maarten Martens, capitaine de l’équipe quatrième des JO un an plus tôt, Gill Swerts, Olivier Deschacht et Igor De Camargo. Sur les 14 joueurs alignés, cinq se produisent en Belgique, quatre aux Pays-Bas, trois en France, un en Italie et un en Allemagne.

Vercauteren démissionne immédiatement après la honteuse défaite d’Erevan (2-1). Emile Mpenza et Anthony Vanden Borre n’avaient pas souhaité jouer. Las, le staff médical démissionne aussi. Marc Goossens, médecin de l’équipe depuis un quart de siècle dit qu’il est impossible de travailler avec ce groupe aux allures de stars. Nike a déjà annoncé qu’il ne reconduirait pas son contrat, qui arrive à échéance en 2010.

Un mois plus tard, 28.541 fans, dont 17.000 Belges, se pressent dans les tribunes, pour assister aux débuts de Dick Advocaat, bien que Belgique-Turquie soit dénué d’enjeu. C’est la dernière fois que l’équipe adverse sera encouragée par un tel contingent – plus de 11.000 personnes. En novembre 2006, quand la Belgique avait joué (et perdu 0-1) un match amical contre la Pologne, l’UB avait cédé la tribune 2 aux 14.000 Polonais. La Belgique bat la Turquie mais décide de ne plus accorder que les 5 % de places réglementaires aux supporters visiteurs.

Trois jours plus tard, la Belgique se rend en Estonie. A l’aéroport, Advocaat tance Logan Bailly, qui se présente avec un sac Vuitton et pas un Nike.  » C’est dans le but que tu dois te distinguer, pas avec ton sac.  »

SEPT SPONSORS

15 août 2006. Un nul blanc contre le Kazakhstan, au stade Constant Vanden Stock, devant 17.000 spectateurs. Deux journalistes kazakhs voudraient acheter un maillot des Diables Rouges. La fédé tombe des nues. Elle n’a pas la moindre idée de l’endroit où on en vend. Les Kazakhs, qui possèdent déjà une belle collection, se demandent où ils sont tombés.

Benjamin Goeders, l’actuel responsable du marketing, n’est pas surpris. Il est entré en fonction en 2007. Il ne restait presque plus de sponsors. En 2002, l’UB avait écoulé 100.000 articles de Nike avant, pendant et après le Mondial. Depuis, la vente était quasi au point zéro et aucun magasin n’était intéressé. Pas plus qu’Adidas. Goeders a alors reçu un coup de fil de Paris : la Belgique voudrait-elle jouer avec des maillots de Burrda, une nouvelle marque du Qatar ? Marché conclu. La fédé n’a presque rien vendu les premières années puis les chiffres ont connu un boom, jusqu’à 250.000 articles en 2014.

La Belgique s’est depuis associée à Adidas, qui a fait une offre fantastique. Les nouveaux maillots vont être commercialisés avant le prochain match, en novembre. Ils ont été conçus en exclusivité. Une telle production requiert seize mois. Les Diables Rouges disposent du plus grand fanshop possible avec Carrefour, un des derniers grands sponsors à avoir rejoint les Diables.

A l’arrivée de Filip Van Doorslaer, il restait sept sponsors. Ils étaient dix avant la Coupe du Monde et ont été rejoints par Carrefour et Luminus l’année dernière. Il y a deux ans, un sponsor A devait allonger un minimum de 350.000 euros. Le montant est désormais d’un demi-million. La fédé doit refuser de grandes sociétés : elle limite le contingent de sponsors pour garantir à chaque partenaire l’exclusivité dans sa branche.

200 MILLIONS D’AUTOCOLLANTS

Van Doorslaer n’a pas oublié ces temps durs.  » Parfois, nous nous demandions pourquoi un candidat-sponsor nous avait fixé rendez-vous car nous ne ressentions pas le moindre intérêt pendant la discussion. Après une énième défaite, de fidèles partenaires comme Coca Cola, Proximus et Inbev nous téléphonaient pour nous encourager et dire qu’ils étaient là dans les bons moments comme dans les mauvais.  » Il y a cinq ans, les banques belges n’étaient pas intéressées mais ING (groupe néerlandais) bien. Benjamin Goeders :  » Le responsable m’a dit que cette équipe allait devenir une des meilleures au monde. ING a signé pour quatre ans, avec option pour quatre saisons de plus.  »

L’entreprise de construction Verelst fait partie des sponsors depuis 2008. Elle songeait au cyclo-cross mais comme il n’est pas populaire en Wallonie, elle s’est tournée vers les Diables Rouges. Suite au retrait de nombreux sponsors, les négociations ont été fluides. Après le départ de Kia, l’UB a cherché un remplaçant automobile. C’est tout juste si une marque française ne lui a pas ri au nez mais Audi a accepté. Puis BMW s’est présentée. Goeders :  » La marque a élargi sa gamme à la classe moyenne et a cherché des sports plus populaires que le golf. Nous discutons actuellement de la reconduction du contrat.  »

L’année dernière, Carrefour a vendu 200 millions d’autocollants en douze semaines, durant une action spéciale. La chaîne a aussi écoulé près de deux millions de mini Diables Rouges l’année dernière.

ON RIGOLE DE BENTEKE

En 2010, Advocaat ne résiste pas aux roubles russes. L’UB débauche précipitamment Georges Leekens de Courtrai. Nul n’est conscient de la valeur de l’équipe. Le 19 mai 2010, la Belgique, qui dispute un match amical contre la Bulgarie aligne la base de l’équipe actuelle : Kompany, Alderweireld, Lombaerts, Vertonghen, Hazard, Defour, Lukaku et Dembelé. La Belgique est menée 0-1 à la 89e mais Christophe Lepoint et Vincent Kompanyrenversent le match : 2-1. Leekens tâtonne.  » J’ai posté Vertonghen dans l’entrejeu mais il n’y a pas vraiment apporté un plus.  »

Sur les 17 footballeurs alignés ce soir-là, neuf évoluent toujours en Belgique. Il y a deux débutants : Lepoint et un dont on rigole quelque peu. Leekens :  » Dans la dernière demi-heure, quand j’ai fait entrer Christian Benteke au jeu, d’aucuns pensaient que c’était parce qu’il jouait à Courtrai. Je l’avais transféré du Standard, où il ne s’imposait pas, parce que je croyais en lui.  »

Un autre joueur est sur le banc : Mehdi Carcela. Il ne joue pas et opte pour le Maroc quatre jours plus tard. Leekens :  » Il a hésité pendant un an. Cette semaine-là, je l’ai sommé de choisir, en suivant son coeur. Le forcer n’aurait rien apporté.  »

C’est le dernier match de la Belgique en équipement Nike. Joueurs et entraîneur se plaignent de Burrda la première année. Leekens :  » Le matériel n’était pas bon, les couleurs n’étaient pas bien et les quantités étaient insuffisantes mais ça s’est arrangé.  »

Autre fait saillant, ce soir de mai 2010 : il n’y a que 11.000 personnes dans les tribunes, soit un quart de la capacité du stade. Les gens peuvent acheter un billet et entrer au stade dans le quart d’heure suivant. Pour la dernière fois. Leekens :  » Nous devions distribuer des billets pour remplir un tant soit peu le stade. La Belgique était 64e au classement FIFA.  »

QUATRE À ASTANA

En octobre 2010, quatre supporters seulement accompagnent l’équipe au Kazakhstan. Les journaux publient une photo d’eux posant devant le stade national d’Astana.

Leekens commence par organiser l’encadrement. Il adjoint Lieven Maesschalk et deux autres kinés au staff médical, un attaché de presse, son prédécesseur accédant au nouveau poste de team manager, et un responsable de la sécurité.  » Les joueurs bénéficiaient de cet encadrement dans leurs clubs étrangers. En échange, ils ont été souples dans les négociations sur les primes. Ces améliorations les ont motivés. D’un coup, ils sont venus de bon coeur alors qu’avant, nous avions sans cesse des problèmes avec les clubs. Huit ou neuf joueurs étaient sûrs de leur place alors que maintenant, il y a trois ou quatre candidats valables à chaque poste. Les jeunes Belges ne partent plus aux Pays-Bas mais en Angleterre.

Lors de mon premier mandat, nous devions miser sur l’organisation et l’intelligence car beaucoup de pays nous surpassaient. Ce n’est plus le cas. Simons et Van Buyten ont inculqué leur rage de vaincre et leur caractère aux jeunes. L’ambiance s’est améliorée par rapport à mon premier passage. Ces joueurs soignent leur communication. En 2010, ils avaient du talent mais pas d’aura. Savez-vous ce qui est le plus beau ? Nous n’avons pas une génération exceptionnelle qui peut se reposer sur ses lauriers car de nombreux jeunes loups aussi doués se manifestent.  »

Jusqu’en 2010, la fédération espérait jouer contre des adversaires prestigieux pour remplir le stade. Grâce aux supporters visiteurs. L’enthousiasme suscité par cette jeune équipe douée reste modéré mais Van Doorslaer se démène :  » Nous avons compris qu’il ne suffisait pas d’envoyer deux équipes et un arbitre dans le stade. Nous devions mettre sur pied un véritable événement.  »

En novembre 2011, les Diables jouent en France. Une semaine plus tôt, Benjamin Goeders reçoit un coup de fil. C’est une connaissance de Jette, Paul Vanhaever, mieux connu sous le nom de Stromae. Benjamin peut-il lui obtenir des billets pour le match ? Tout s’enchaîne.  » Nous n’avons pas attendu la qualification pour le Brésil pour désigner une chanson officielle. Quand nous avons demandé à Paul s’il avait envie de composer une chanson, il a répondu qu’il y en avait une sur son nouveau disque :  » Ta Fête « . Paul habitait près du stade Roi Baudouin. Il s’est produit à la mi-temps du match contre le Pays de Galles.  »

SOLD OUT CONTRE ANDORRE ET CHYPRE

Selon Filip Van Doorslaer, le revirement s’est produit lors de la double confrontation avec l’Autriche, fin 2010-début 2011.  » Le stade n’était pas comble mais ce 4-4 fou a réconcilié équipe et supporters. Nous avons planché sur l’organisation d’un événement au match retour, crucial, en mars.  » Le scénario est idéal : le match se déroule un vendredi, on peut organiser un citytrip. Van Doorslaer prend contact avec le président de la fédération des clubs de supporters des clubs belges, Eric Reynaerts,fan du FC Malines, pour lui demander comment s’y prendre. Ils réservent des cars et des avions. 2.500 fans belges se retrouvent à Vienne, tout surpris. Les joueurs sont flattés et font la fête avec les fans dans le stade, après leur victoire. On décide de fonder un club de supporters, comme il en existe déjà en Allemagne et aux Pays-Bas. Il est baptisé 1895, date de la fondation de l’UB. En un rien de temps, il compte 24.000 membres.

Les joueurs belges suscitent l’intérêt étranger. Jusqu’au match d’hier contre Israël, les Diables Rouges ont disputé neuf matches d’affilée dans un stade Roi Baudouin comble. Ce qui a le plus surpris Filip Van Doorslaer ces dernières années, c’est la vitesse à laquelle les billets pour des matches contre Andorre et Chypre ont été écoulés. Quelle différence avec octobre 2007, quand 15.000 supporters, dont seulement 3.000 payants, avaient assisté à Belgique-Arménie ! Désormais, Ludo Rollenberg n’est plus seul en déplacement. Mille Belges ont accompagné l’équipe à Andorre comme à Chypre. Il y a deux ans, ils étaient 2.200 en Croatie et 9.000 en Ecosse.

Il y a cinq ans, même les billets gratuits ne suscitaient guère d’intérêt alors que maintenant, tous les billets sont convoités. Une équipe gagnante est un aimant. Sur les 40 matches disputés sous la direction de Marc Wilmots jusqu’au match à Andorre samedi dernier, les Diables Rouges n’ont concédé que sept nuls et six défaites. Ils ont remporté 27 victoires alors que sur les 40 matches précédents, ils n’en avaient gagné que quinze – et perdu autant.

Désormais, la victoire ne suffit plus. Pour la première fois depuis trente ans, la Belgique est qualifiée pour un EURO mais personne ne jubile. Nous trouvons ça normal. C’est peut-être le plus fou dans toute cette histoire.

PAR GEERT FOUTRÉ – PHOTOS BELGAIMAGE

En 2006, deux journalistes kazakhs ont voulu acheter un maillot des Diables Rouges. A l’UB, personne ne savait où c’était possible.

En 2009, Arménie-Belgique n’est même pas retransmis, faute d’intérêt.

 » En 2010, on devait distribuer des billets pour remplir un tant soit peu le stade.  » GEORGES LEEKENS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire