© GETTY

LA REVANCHE D’ANGRY RUSS

Il a battu un record de NBA vieux de 55 ans et que tout le monde pensait inaccessible mais il a toujours autant d’ennemis que d’admirateurs. Mystérieux, passionné et souvent incompris : qui est Russell Westbrook ?

« Le triple-double est une expression d’origine américaine utilisée en basket pour définir une performance individuelle lors d’un match dans lequel un joueur a enregistré au moins dix unités dans trois des cinq catégories statistiques suivantes : points, rebonds, passes décisives, mais aussi interceptions et contres « , nous apprend Wikipedia.

On a beau prétendre qu’on fait dire aux chiffres ce qu’on veut, en NBA, on adore les statistiques, les triple-doubles sont rares et réservés aux joueurs les plus complets. Pourtant, même pour eux, ce n’est pas évident. Même le meilleur joueur de tous les temps, Michael Jordan, n’en a signé que 28 tout au long de sa carrière. Magic Johnson, une autre légende, en a réalisé 138 (surtout des assists) mais jamais plus de 18 par saison (sur 82 matches). Le record d’Oscar Robertson (41 en 1961/62) semblait donc aussi mythique qu’inaccessible.

Jusqu’à ce que, lors de la phase classique de la saison en cours, Russell Westbrook (28) se prenne pour Indiana Jones et parte à la recherche du Graal pour effacer des tablettes le record de Robertson : 42 triple-doubles (voir encadré). On pourrait penser que cet élixir de vie rendra le point guard d’Oklahoma City Thunder immortel mais rien n’est moins vrai.

Alors qu’il était en train d’établir son record historique, les fans et les médias ne l’ont même pas sélectionné pour le All-Star Game. Il n’est même pas certain de décrocher le titre de Most Valuable Player, le meilleur joueur de la saison. Il est en effet en concurrence avec James Harden, un autre spécialiste du triple double (22) qui a emmené les Houston Rockets vers la troisième place de la Western Conference avec huit victoires de plus qu’Oklahoma, qui n’a terminé que sixième.

La candidature de Westbrook au titre de MVP a certes été boostée par les déclarations d’Oscar Robertson qui, la semaine dernière, a remis un trophée à l’homme qui a battu son record en terminant son speech par : M-V-P ! Bien que le meneur ait effectivement été très efficace avec Oklahoma (qui a remporté 33 des 42 matches lors desquels il a signé un triple-double), Westbrook est toujours très critiqué.

On dit qu’il ne songe qu’à ses stats, qu’il est trop égoïste, qu’il perd trop de ballons, que son pourcentage de shots réussis est trop bas, que ses équipiers lui font des cadeaux… Et que, dès lors, en dépit du record, c’est James Harden qui mérite le trophée de MVP.

NUMÉRO 0

Pourquoi Westbrook est-il aussi sous-estimé après une campagne aussi mémorable ? L’explication réside peut-être dans les huit dernières saisons, lorsqu’il formait un duo avec une autre superstar, Kevin Durant. Les deux joueurs emmenèrent le Thunder vers une finale de NBA et quatre finales de Conférence Ouest. A chaque fois, cependant, ils virent le titre leur filer sous le nez au profit de LeBron James (Miami/Cleveland), Tim Duncan (San Antonio) ou Stephen Curry (Golden State).

Pour les consultants, ces flops étaient davantage causés par Westbrook que par Durant. Les deux joueurs sont très différents : Durant est considéré comme un marqueur de génie, sympathique et bien élevé. Un métronome. Westbrook, lui, est un soliste, une sale g… lunatique et égoïste qui ne voulait pas se contenter d’un second rôle aux côtés de Durant et voulait démontrer chaque semaine qu’on avait tort de penser que celui-ci lui était supérieur.

Ce n’est pas un hasard si, depuis ses débuts en NBA, Westbrook porte le numéro 0, symbole du mépris qu’il ressent. Découvert sur le tard – il n’a réussi son premier dunk qu’à 17 ans ans après avoir pris 17 cm pour mesurer 1,91 m. – il n’a reçu qu’au dernier moment une bourse à l’UCLA, la fameuse université de Los Angeles.

En 2008, lorsque les Seattle Supersonics (qui ont déménagé à Oklahoma un an plus tard) l’ont choisi comme quatrième de la draft (un pool des meilleurs jeunes joueurs), beaucoup ont estimé qu’il s’agissait d’une erreur de casting colossale. Seul un certain Michael Jordan, propriétaire des Charlotte Bobcats, avait vu que Westbrook avait du potentiel.

Il avait pris ses renseignements mais s’était heurté à un non catégorique de Sam Presti, le manager de Seattle. Celui-ci était convaincu qu’avec Kevin Durant (deuxième de la draft l’année précédente) et Westbrook, il avait de l’or entre les mains.

Bien qu’on ait pratiquement autant parlé de la relation entre les deux stars que de celle entre Brad Pitt et Angelina Jolie, il semble que les deux hommes s’entendaient bien, tant sur le parquet qu’en dehors. Le titre ne devait être qu’une question de temps. Jusqu’à ce qu’en juillet 2016, Durant décide de prendre la direction de Golden State pour y former une super-équipe avec Stephen Curry & co.

Westbrook se retrouvait tout seul, son  » pote  » n’avait même pas eu le courage de l’avertir personnellement de son départ. Il avait alors subtilement posté sur Instagram une photo avec des cup cakes, faisant allusion au surnom de  » soft  » donné par un ancien équipier aux joueurs trop mous. De nombreux consultants avaient aussi reproché à Durant d’avoir choisi la voie de la facilité en optant pour les Warriors.

FROM ZERO TO HERO

Tout le monde s’attendait à ce que Westbrook prenne lui aussi la direction d’une équipe meilleure ou plus riche que le modeste Oklahoma mais, à la surprise générale, il renouvelait son contrat, devenant ainsi un héros dans la ville. Sur le plus haut gratte-ciel de la ville, on pouvait lire ‘Thank you Russ ! ‘ tandis que, partout, fleurissaient des bannières sur lesquelles il était écrit ‘Why not ? ‘, le slogan personnel de Westbrook, l’explication de son caractère anti-conformiste mais authentique. Fashion victim, il avait ainsi créé sa propre marque de vêtements excentriques et colorés, n’hésitant pas à porter un kilt. Et quand on lui demandait pourquoi, il répondait :  » Why not ?  »

Avant la saison, certains collègues avaient prévu que Westbrook battrait le record d’Oscar Robertson et lui-même y croyait.  » Je ne me fixe pas de limite. Je dis simplement why not ? Et je joue.  » De nombreux consultants pensaient pourtant que c’était utopique. Sur un site de paris, l’exploit était coté à 20,5 contre 1, soit considéré comme hautement improbable. Seule vedette restant à Oklahoma, il serait certes encore un peu plus personnel mais prendre plus de 10 rebonds par match quand on ne mesure que 1,91 m. et délivrer plus de 10 assists dans une équipe dont les shooteurs sont moyens paraissait impossible.

Oklahoma semblait parti pour une saison au cours de laquelle il allait regretter chaque semaine le départ de Durant. C’était toutefois sans compter sur Westbrook. Au fil des semaines, on parlait de moins en moins de KD et de plus en plus des triple-doubles de Westbrook. Surtout lorsque, en novembre, il arriva pour la première fois à un triple-double de moyenne. Ce fut même le sujet de conversation de toute la NBA, y compris parmi les supporters des équipes adverses. Au point qu’en décembre, Westbrook piqua une colère.  » Pour la centième fois, je répète que je me fiche de ce record. Ce qui compte, ce sont les victoires.  »

Avide de revanche, il voulait prouver qu’il était capable de porter une équipe et gagner sans Kevin Durant. Il portait mieux que jamais son surnom d’Angry Russ, tant l’agressivité se lisait sur son visage.  » Il joue chaque match comme si quelqu’un avait pissé dans ses Cheerios (des céréales, ndlr) « , dit un jour de lui Michael Malone, le coach de Denver.

Pour Earl Watson, son ex-coach à UCLA, Westbrook  » met la tête où personne n’imagine « . Angry Russ a une explication toute simple :  » Je ne connais qu’une seule façon de jouer : tout donner, quel que soit l’adversaire, l’heure du match ou le record à battre…  »

C’est cette assiduité qui a permis à The Brodie – un surnom qu’il s’est donné lui-même en référence à un personnage de la série télévisée The Wire – d’aligner les triple-doubles. Ce n’est que la semaine dernière qu’il a décidé de laisser tomber un des 82 matches afin d’être en forme pour les play-offs, qui ont débuté la semaine dernière par un clash contre les Houston Rockets de James Harden, son rival pour le titre de MVP.

UNE BALLE MAGIQUE

Pas sûr, toutefois, qu’il ait besoin de ce repos car Westbrook ne semble jamais à court d’énergie. A cela aussi, il a une explication toute simple :  » Je décide de ne pas être fatigué.  » Pour lui, la fatigue est comme un défenseur qui tente de l’arrêter et qu’il faut dribbler. Avec la tête et les jambes.

Il faut dire qu’il est bâti comme un panzer : malgré deux opérations au genou en 2013, il est plus rapide, plus vif et plus puissant que tous les joueurs de sa taille. On dirait une balle magique. Il parle rarement de son régime d’entraînement mais, selon ses équipiers, il y atteint un volume et une intensité mythiques. Il considère chaque séance comme le match décisif des play-offs.

 » Parfois, sans le faire exprès, il nous fait vraiment mal tant il est dur au duel « , dit Anthony Morrow. Dur avec ses équipiers et dur avec lui-même. Il n’est pas rare de le trouver à 5h30 du matin à la salle de fitness ou à 21 h sur le parquet. Voici peu, après avoir raté 19 tirs sur 25 contre Phoenix, Angry Russ s’est infligé une séance d’une heure de shots après le match, refusant même qu’un assistant-coach lui passe les ballons.  » J’irai les rechercher moi-même, je ne mérite pas mieux « , dit-il, considérant cet entraînement punitif comme une thérapie.

Cela doit être une réminiscence de l’éducation stricte que son père lui a inculquée. Adolescent, il passait des milliers d’heures sur la plaine. Son père lui apprenait à s’élever dans l’air pour shooter en jump. Ils appelaient cela le Cotton Shot car le ballon ne pouvait qu’effleurer le filet.

Ce régime d’entraînement strict se reflète aussi dans l’attention qu’il porte aux détails. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a déjà vu vêtu d’un T-shirt sur lequel on pouvait lire ‘Under Cover Maniac‘. Un paradoxe car, autant il est partout à la fois sur le terrain, autant il aime l’ordre et la routine en dehors. Il appelle ses parents chaque jour à la même heure, gare toujours sa voiture à la même place, tartine son sandwich de la même façon et a ses chaussures d’entraînement et de match avec semelles spéciales.

Son échauffement commence toujours trois heures avant le match. Deux heures plus tard, très croyant, il va prier à la chapelle et ne remonte sur le terrain que 6 minutes et 17 secondes avant le tip off (il ne veut pas dire pourquoi). Pour Westbrook, un homme doit contrôler ce qu’il peut et tout faire avec passion. Comme le dit son coach, BillyDonovan :  » La limite entre la confiance et la témérité est étroite. Russell balance parfois entre les deux mais à la fin de sa carrière, il ne pourra jamais regretter de ne pas avoir tout fait pour devenir un grand.  »

C’est ainsi qu’Angry Russ a pris sa revanche sur tout le monde, alignant 42 tripledoubles. Au grand dam de ceux qui l’envient.

PAR JONAS CRETEUR – PHOTOS GETTY

BILLY DONOVAN, SON COACH

 » Il joue chaque match comme si quelqu’un avait pissé dans ses céréales.  » ICHAEL MALONE, COACH DE DENVER

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire