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 » LA RELIGION NE DOIT PAS ENVAHIR LE CHAMP DE JEU « 

Marginal encore il y a un quart de siècle à peine, le ramadan est devenu une réalité avec laquelle clubs et joueurs doivent composer aujourd’hui. Reflets d’un vécu.

« Ici, les joueurs se douchent dans des cabines individuelles, mangent halal et il y a trois salles de prière : une pour les musulmans, une pour les chrétiens et une pour les bouddhistes « , s’amuse Murat Yaman en faisant la visite du Fatih Terim stadium, l’enceinte de Basaksehir à Istanbul.

Le directeur administratif de l’équipe surprise du championnat turc réfute l’idée que des joueurs optent pour son pays en raison de leurs convictions religieuses.  » J’ai signé ici pour la passion des fans et la pratique de l’islam, plus facile « , contredit le Sénégalais Moussa Sow, à Fenerbahçe depuis quatre ans, avec un intermède d’une saison à Al-Alhi, un club de Dubaï.

Une assertion à laquelle ne veut pas croire Eray Akyurek, longtemps dirigeant du Besiktas Istanbul :  » Les footballeurs signent ici pour les salaires et les ambitions sportives. Lors des négociations, les clubs peuvent argumenter dans ce sens, mais il n’y a pas de marketing musulman pour les faire venir.  »

Lionel Carole (Galatasaray) et Ricardo Faty (Bursaspor), tous les deux convertis à l’islam, assurent être venus pour  » des raisons sportives et financières.  »  » Parce que le rythme y est parfait pour un trentenaire, aussi « , rigole le second, international sénégalais, né en France, passé par l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et la Grèce.

L’idée de rejoindre un club où l’islam est ancré dans la culture du pays continue de tarauder nombre de jeunes footballeurs musulmans en Europe. En janvier 2016, Yarouba Cissako, un espoir de l’AS Monaco, a résilié son contrat pour s’engager pour un club qatari et disparaître des radars.

 » Certains joueurs idéalisent les pays musulmans, c’est une erreur « , assure depuis Dubaï, où il réside, FrédéricKanouté, l’ex-international malien qui a évolué à Tottenham, à Séville et en Chine.  » Il y a des facilités en termes de nourriture, prières ou ramadan, mais ils ne sont pas exempts de tout reproche. En Europe, on a beaucoup de droits et une liberté incroyable.  »

Né à Strasbourg, d’un père musulman et d’une mère protestante, Cédric Kanté, athée et ex-coéquipier de Kanouté dans l’équipe du Mali, va dans le même sens :  » Beaucoup espèrent trouver mieux là-bas par rapport à la religion. L’herbe est toujours plus verte ailleurs. Même s’ils sont moins montrés du doigt, souvent ils reviennent vite, pas forcément épanouis.  »

Le magnum remplacé par une coupe en Angleterre

Certaines ligues semblent s’être plus facilement adaptées aux contingences de la foi des joueurs musulmans. L’Angleterre s’y est peu à peu accommodée.  » C’est facile d’être musulman, ici. On s’en fout de quelle origine tu es, quelle religion tu pratiques, on respecte. Quand je suis arrivé, le chef m’a demandé si je mangeais halal, il y a toujours des trucs halal. La fille qui contrôle les passeports avant l’avion, elle peut avoir un foulard ou le turban des Sikhs, personne ne la remarque « , étaye Marouane Fellaini dans un hôtel de Manchester, au printemps dernier.

Aujourd’hui à Glasgow, champion d’Afrique avec la Côte-d’Ivoire, Kolo Touré, qui habite le royaume depuis quinze ans, confirme :  » Ma religion a toujours été ma force, la part la plus importante de ma vie, avant même ma famille. Le foot vient ensuite. A Arsenal, à City, il y a toujours eu un endroit pour prier. A Liverpool, le manager nous a fait une place comme pour les chrétiens et les juifs. Qu’un club respecte la confession de ses joueurs, c’est déterminant pour moi. Je ne pourrais pas faire autrement…  »

A la création de la Premier League en 1992, le championnat le plus populaire du monde, il n’y a qu’un seul musulman, Nayim, un joueur de Tottenham. Aujourd’hui, ils sont entre vingt et quarante selon les saisons. Leur influence grandit. En 2012, Yaya Touré refuse la bouteille de champagne qui récompense traditionnellement le meilleur joueur d’une rencontre outre-Manche.

 » Je n’en bois pas, je suis musulman « , dit-il à l’officiel avant de la donner à un coéquipier. Depuis, la ligue a remplacé le magnum par une coupe. Certains joueurs non-musulmans de Premier League vont jusqu’à imiter la Sajdah prostration, une posture de prière, pour célébrer un but.

En raillant celle-ci ( » Il bouffe le gazon, là ? « ), lorsque le Montpelliérain Karim Ait-Fana inscrit un but en Ligue des Champions à l’automne 2012, et alors qu’il commente la rencontre pour la version anglophone… d’Al Jazeera, Gary Lineker s’est pris une volée de bois vert avant de s’excuser. En Premier League, Samir Nasri peut soulever son maillot afin de célébrer l’Aïd el-Fitr, la fête de fin du jeûne du ramadan, sans que cela ne suscite de remous.

 » Je pouvais me comporter comme je l’entendais. Personne ne me regardait bizarrement comme en France. Vous mangez trois fois par jour, je prie cinq fois dans la journée, c’est tout « , raconte Demba Ba, le Franco-Sénégalais, natif de Sèvres (Hauts-de-Seine), ex-Chelsea et Newcastle, désormais en Chine.

Certains cachent leur foi pour ne pas avoir de problèmes

Le football anglais n’a pourtant pas toujours été ce havre de tolérance. Nathan Ellington, 35 ans, converti à l’islam via son mariage avec une Bosniaque, qui a fréquenté West Bromwich Albion, Watford et Derby County dans les années 2000, se souvient de ce manager qui ne le faisait pas jouer quand il jeûnait.  » Ensuite, je ne disais pas lorsque je le faisais et personne n’a vu la différence.  »

Au cours de sa carrière professionnelle longue de quinze ans, Ellington a également rencontré des  » joueurs musulmans qui faisaient beaucoup d’efforts pour cacher leur foi et même un jeune qui ne demandait pas de viande halal pour ne pas avoir de problème.  » A Newcastle, Didier Domi (ex-PSG) est moqué par ses coéquipiers parce qu’il prie dans la douche, faute d’endroit. Le pire remonte probablement à l’après 11 Septembre. A West Ham à l’époque, Frédéric Kanouté est sommé de s’expliquer.

 » Il y avait des réflexions qui piquaient à l’entraînement, des questions. Il fallait d’une certaine façon répondre des attentats, donner des explications à quelque chose qu’on ne comprenait pas soi-même. Il fallait disculper notre religion, se repentir. Pas question, je ne cautionne pas, point. Il y avait une sorte de punition collective qui nécessitait presque de s’excuser avant de prendre la parole. ‘Bon, je peux causer maintenant ?  »

Les temps changent. La planète football est un biotope où la performance prime toute autre considération. Le temps aidant, les clubs et sélections s’adaptent et donnent aux joueurs les moyens d’être performants. Sauf rares exceptions, être musulman dans un club n’est plus un problème.

 » C’est venu petit à petit, les mentalités ont changé. Les clubs se sont mis au diapason à cause de la composition des vestiaires. Dans le foot, on est habitué à côtoyer différentes communautés et religions. Ces différences sont notre force « . Jean-Alain Boumsong, ancien international français, né à Douala et issu d’une culture protestante, converti en fin de carrière en Grèce, considère qu’un joueur  » arrive dans un club avec ses bagages sociaux, culturels et religieux. A partir du moment où il respecte le collectif, où est le problème ?  »

Au quotidien, les joueurs peuvent manger halal ou au moins du poisson ; il y a parfois des salles de prière mais pas à Clairefontaine ( « Ils vont se recueillir dans leur chambre « , précise Noël Le Graët, le président de la Fédération française). Enfin, plus personne ne s’étonne quand un joueur se douche en caleçon :  » Il n’y a pas que des musulmans qui se douchent couverts « , pointe Ricardo Faty.  » Il y aussi des chrétiens, des juifs, des chrétiens, des athées, des pudiques et d’autres qui se sentent mal dans leur corps, aussi.  »  » La pudeur n’a pas de religion « , synthétise Boumsong.

Du sparadrap sur le maillot pour masquer un site de paris en ligne

Après l’Angleterre, Frédéric Kanouté part jouer à Séville en 2005, où il brille en gagnant cinq trophées (dont deux Coupes de l’UEFA) en sept ans. En Andalousie, il rachète une mosquée afin de permettre aux musulmans de la ville d’avoir un lieu de recueillement. Il fait aussi parler de lui en jouant avec du sparadrap sur son maillot pour cacher le sponsor, un site de paris en ligne. Suite aux récriminations de la société en question, le Franco-Malien trouve un terrain d’entente avec son club et ne participe à aucune opération publicitaire.

 » L’islam est un mode de vie plus qu’une religion, dit-il. Quand t’es ouvert au dialogue, ça améliore le vivre ensemble. Avec les dirigeants de Séville, ça se passait tellement bien qu’ils m’ont prévenu, vu la forme que j’avais, que je risquais d’être désigné meilleur joueur de la Supercoupe d’Europe 2006, et comme le prix s’accompagnait d’une bouteille de champagne, le club s’est arrangé pour qu’un autre joueur soit désigné.  »

Frédéric Kanouté est devenu musulman autour de la vingtaine après un cheminement spirituel qui l’a mené à l’islam. Depuis le début des années 2000, les footballeurs musulmans affirment plus avant leur foi.  » Chez les Bleus, c’était plus vrai il y a dix ans que maintenant « , avance Le Graët. En France, les rapports compliqués du pays avec son immigration et ses banlieues n’ont pas arrangé les choses.  » Quand on stigmatise une partie de la population, il ne faut pas s’étonner que les gens s’affirment dans leur religion. Cela n’a jamais nui au vestiaire « , note Cédric Kanté.

 » Si j’ai eu des soucis à cause de ma religion, personne ne me les a présentés noir sur blanc. On vous met des bâtons dans les roues, en trouvant des prétextes. Vous ne le savez jamais. Quand je jouais (1990-2003), les islamophobes ne sortaient pas du bois comme ils le font aujourd’hui.  » Au téléphone depuis San José (Californie), Tariq Abdul-Wahad, un des premiers sportifs européens à revendiquer sa foi musulmane dans les années 90, n’a rien perdu de sa verve. L’ancien joueur des Sacramento Kings et d’Orlando Magic affirme toujours ses convictions.

De son côté, Mimoun Azagouah, un joueur germano-marocain qui a grandi à Francfort ( « Une ville multiculturelle où on se fout de savoir d’où tu viens et en ce que tu crois « , dit-il), voit sa vie basculer dans l’instant. Le 12 février 2015, Bild, le tabloïd allemand, publie un article controversé qui interroge :  » L’ancienne vedette de Schalke 04 est-elle devenue salafiste ?  »

Azagouah tombe des nues.  » Après avoir lu l’article, je suis allé à la police de moi-même et ils ne m’ont pas retenu. Cette histoire est terminée mais elle a laissé des traces. Des amis sont devenus plus distants, des parents avec leurs enfants changent de trottoir. Dans leurs têtes, je suis Azagouah, le salafiste. Pour ma famille, c’est pire… « , raconte-t-il, touché.

L’ancien joueur de Mayence et Kaiserslautern voit se fermer les portes des clubs qui souhaitaient le recruter.  » La journaliste de Bild qui a écrit l’article m’a envoyé un SMS le lendemain de la parution, jamais avant « , poursuit-il, dépité.  » Les salafistes ne m’ont jamais approché. Pour moi, ce ne sont pas des musulmans, ce sont des criminels.  »

Des distances avec la laïcité française

Dans un registre plus officiel, le Service Territorial du Renseignement Territorial (STRT) français a publié en juillet 2015 une note D3, intitulée  » Le Sport, vecteur de communautarisme, voire de radicalisme dans le sport amateur « . Ce rapport de treize pages est un étrange fourre-tout qui pointe une quarantaine de cas sensibles dans le pays. Des paragraphes évoquent des structures communautaires comme des exemples de prosélytisme plutôt flous.

 » Plusieurs remontées de terrain font état de phénomènes de radicalisation dans certains clubs sportifs « , justifie Patrick Kanner, le ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, par mail. Puis d’ajouter, plus probant :  » Pour éviter tout amalgame et pour être le plus précis possible, il faut une étude de terrain renseignée et objective.  »

Dans son bureau parisien, Noël Le Graët, le président de la Fédération française, ne s’inquiète guère du rapport du STRT, resté lettre morte.  » La religion ne doit pas envahir le champ de jeu ni même la vie.  »  » Ce qui m’importe, c’est que la pratique ne soit pas contradictoire avec les valeurs de la République « , abonde Patrick Kanner.

Depuis ses dix-neuf ans et ses études dans le Michigan puis à San José, Tariq Abdul-Wahad a pris ses distances avec la laïcité à la française.  » Aux Etats-Unis, il y a des droits basiques et inaliénables par rapport à la foi que les Américains ne questionnent jamais. Dans bien d’autres pays, il est plus facile de vivre sa religion qu’en France. Chez nous, il y a cette fausse idée de la laïcité, la façon dont on l’a travestie, c’en est à un tel point qu’elle en devient en quelque sorte une religion. Du coup, pour être français et républicain, faut être laïc, ça devient compliqué.  »

PAR RICARDO RIZZITELLI, À ISTANBUL ET PARIS – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Un joueur arrive dans un club avec ses bagages sociaux, culturels et religieux. A partir du moment où il respecte le collectif, où est le problème ?  » Jean-Alain Boumsong, ex-international français

A Galatasaray, les entraînements sont programmés en fonction des prières et un bus emmène les joueurs musulmans à la mosquée.

 » Vous mangez trois fois par jour et moi je prie cinq fois dans la journée, c’est tout.  » Demba Ba, ex-Mouscron

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