La première CLEF

Un des plus grands joueurs de l’histoire du Portugal titille parfois ses successeurs :  » Si je jouais toujours, personne ne vous remarquerait ! « 

Eusébio da Silva Ferreira demeure un observateur attentif du football moderne et de ses stars. En sa qualité d’ambassadeur de l’EURO 2004, il se réjouit d’accueillir des supporters des quatre coins de l’Europe dans un pays qu’il a contribué à introduire dans la cour des grandes nations footballistiques du continent. Il explique pourquoi il est convaincu que le Portugal est en mesure de signer un Championnat d’Europe spectaculaire, tout en s’attardant sur les plus beaux moments d’une fabuleuse carrière.

Que pouvons-nous espérer de l’EURO 2004 ?

Eusébio : Dans le passé, le Portugal a souvent rechigné à accueillir de grands événements, mais je pense que cette fois-ci, nous allons vivre le plus beau Championnat d’Europe de tous les temps. L’organisation est superbe, l’ambiance sera fantastique. Les éventuels hooligans seront contenus avec fermeté et le pays a pris des mesures strictes contre le terrorisme. L’hospitalité portugaise est légendaire, notre cuisine savoureuse. Je suis sûr qu’à leur départ, tous nos visiteurs conserveront un beau souvenir du Portugal. Quant aux résultats, je n’en sais pas plus que vous.

Quelles sont les chances du Portugal ?

Le premier match est toujours le plus important. Il constitue presque une finale en lui-même. Le gagner vous offre la clef des quarts de finale. Le Portugal doit absolument vaincre la Grèce dans le match d’ouverture.

Le Portugal est-il en forme ?

L’équipe est bonne mais encore faut-il que nos meilleurs joueurs achèvent indemnes leur long championnat au Portugal, en Espagne, en France, en Italie et en Angleterre afin que l’équipe soit au mieux de sa forme pour disputer le trophée. Le Portugal jouira du soutien fantastique de ses supporters et les joueurs feront tout pour répondre aux attentes. Dans de tels tournois, l’essentiel est que, quels que soient les onze joueurs alignés, ils forment un ensemble uni, harmonieux. Si c’est le cas, tout est possible. Le Portugal a l’avantage de jouer sur ses terres. Il doit donc remporter son premier match, contre la Grèce. S’il y parvient, il sera lancé et tous les espoirs seront permis.

Que pensez-vous de Luiz Felipe Scolari, le sélectionneur du Portugal ?

Quoi qu’on pense de son approche technique, c’est un entraîneur d’exception et j’apprécie vraiment son style. Il rayonne d’assurance sans manquer de respect. Il n’intervient que quand c’est nécessaire. Selon moi, sa nomination est l’une des meilleures choses qu’ait réalisées la Fédération portugaise ces dernières années. Il a conduit le Brésil au sacre mondial en 2002. De nombreux pays auraient souhaité l’enrôler mais il a choisi le Portugal car il connaissait son potentiel.

On le trouve dur. Qu’en est-il exactement ?

Scolari a une approche neuve, dans laquelle la discipline joue un rôle fondamental. Les joueurs qui ne s’y plient pas sont tout simplement écartés. Son message est clair, les joueurs le comprennent.

Hormis le Portugal, quels sont les favoris du tournoi ?

Hormis le Portugal ? La France, ensuite les Pays-Bas, l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Espagne. Cette dernière a une bonne équipe. Elle a vaincu le Portugal 3-0 en 2003. Il ne faudrait pas non plus oublier la République Tchèque, qui a signé une jolie série de matches sans défaite. Elle recèle des talents exceptionnels, comme mon bon ami Karel Poborsky.

 » Zidane : fantastique ! Ballon au pied, c’est de la poésie  »

Considérez-vous Luis Figo comme votre successeur ?

Je préfère ne pas nous comparer. Je laisse ce jeu à la presse. J’avais mon style, Figo a le sien. Je partais à l’assaut de la défense, plutôt comme Ronaldo quand il était à Barcelone même si je pense avoir eu un tir plus puissant. Ruud Gullit était peut-être le plus proche de mon registre, avec sa rapidité.

Figo est-il votre héritier spirituel ?

Figo est mon successeur en tant que footballeur portugais de classe mondiale. Sa réputation dépasse le cadre de l’Europe. Evoluer au Real Madrid contribue évidemment à sa notoriété. Il est simple, dénué de prétention, il respecte les autres et comprend bien son rôle.

Que pensez-vous d’autres grands noms : David Beckham, Zinédine Zidane, Raúl, Alessandro Del Piero, Michael Ballack, Ruud Van Nistelrooij et Pavel Nedved ?

Beckham est une véritable star. Il est incroyablement présent dans les médias mais cela n’ôte rien à ses mérites de footballeur. Il réalise d’excellentes passes, de formidables coups francs, il travaille beaucoup. Zidane : fantastique ! Ballon au pied, c’est de la poésie. Raúl est le meilleur joueur espagnol. Je ne comprends pas qu’il n’ait jamais été élu Footballeur Européen de l’Année. Il est très intelligent. Il figurerait toujours dans mon équipe. Del Piero est un joueur très doué, même s’il accuse des baisses de forme régulières. Ballack représente une nouvelle génération de footballeurs, combinant une excellente technique à la puissance. Van Nistelrooij est un superbe avant-centre, un grand joueur. On ne peut lui accorder le moindre espace. J’aime vraiment son style. Nedved est un colosse, un meneur exceptionnel, une véritable star.

Que représente à vos yeux le centenaire de Benfica, votre club ?

Cent ans d’histoire, c’est énorme. Je suis affilié à ce club depuis 44 ans, soit les deux tiers de ma vie et presque la moitié de l’existence de Benfica. Je suis vraiment fier de faire partie de la famille de Benfica. J’espère qu’il renouera avec la gloire dans un futur proche. Ces dernières années, les supporters n’ont pas vécu les succès auxquels le club les avait habitués et il ne clôturera pas son année de festivités avec le titre national ou la Coupe UEFA.

 » Un avion baptisé à mon nom  »

Qu’avez-vous éprouvé lorsqu’on vous a érigé une statue ?

J’en ai discuté avec ma femme et ma famille, pendant un repas. Je leur ai exposé mes sentiments. Un tel honneur est généralement posthume mais moi, je suis en vie et tout le monde peut voir ma statue, qui projette une image de moi et de mon style de jeu. Savez-vous que le même sculpteur a réalisé une autre statue de moi, qui se trouve aux Etats-Unis ? On a également baptisé des rues à mon nom et TAP Air Portugal a récemment fait de même avec un avion. Tout cela suscite en moi un sentiment d’humilité. J’ai vraiment du mal à y croire. Jamais je n’aurais imaginé ça. D’ailleurs, jusqu’à présent, je n’avais jamais entendu parler d’un avion baptisé du nom d’un joueur de football ! Ces marques d’affection me touchent profondément. Les gens ne peuvent imaginer à quel point je suis ému quand je vois la statue, l’avion et tous ces signes de reconnaissance. Ils montrent que ma carrière et ma vie ont eu un impact. Ma personnalité n’est sans doute pas étrangère à l’affection qui m’est témoignée : il est important de ne pas être prétentieux. Quand je jouais, je respectais toujours mes adversaires. Jamais je ne me suis cru supérieur à mes coéquipiers, non plus.

Quels ont été les moins bons moments de votre carrière ?

Les défaites me mettaient toujours à plat. J’ai très mal digéré notre revers face à l’Angleterre, en demi-finales de la Coupe du Monde 1966. Aujourd’hui encore, il me peine. Chaque fois que je me remémore ce match, près de 40 ans après, mon c£ur saigne. En ce qui concerne Benfica, j’accepte toujours mal nos deux défaites en finale de la Coupe d’Europe, contre l’AC Milan à Wembley et face à l’Inter à San Siro. La finale contre le PSV, en 1988, quand j’étais entraîneur adjoint, constitue également une terrible déception.

Avez-vous parfois joué sans être vraiment en forme ?

Oui, j’ai souvent joué alors que j’étais vraiment en mauvaise condition mais j’ai toujours adoré le football. J’en raffolais. C’est peut-être pour ça que les gens éprouvent de tels sentiments à mon égard. Quand j’étais blessé, je voyais bien que mes coéquipiers étaient abattus mais si je disais : -Je vais jouer, un frisson parcourait le vestiaire. Je n’oublierai jamais la façon qu’avait Cruz, le défenseur de Benfica, de m’appeler l’as de notre jeu.

Quelle fut votre plus belle expérience avec Benfica ?

J’ai effectué mes débuts dans le football professionnel tellement vite que je n’ai pas réalisé ce qui m’arrivait. J’ai quitté le Mozambique pour le Portugal le 17 décembre 1960. J’ai ensuite intégré l’équipe fanion de Benfica. J’ai été emporté par une véritable tourmente : championnats du Portugal, championnats d’Europe… J’ai été le meilleur buteur du Portugal à sept reprises, dont cinq de suite. En 1965, j’ai été élu Footballeur Européen de l’Année. Je pense que ce fut ma meilleure période. Franchement, jamais je n’aurais imaginé être considéré comme le meilleur footballeur d’Europe. Ensuite, il y a eu la Coupe du Monde 1966, la première apparition du Portugal au stade final. Nous avons été brillants. J’ai été le meilleur buteur du tournoi. Il m’est difficile de trouver les mots pour décrire comment j’ai vécu cette expérience mais ces sentiments m’accompagnent toujours.

 » J’ai souvent joué blessé mais jamais contre ma volonté  »

Les interventions chirurgicales que vous avez subies font partie de la mythologie du football.

Ces blessures étaient un tourment. Dans les années 1960, les attaquants n’étaient pas protégés comme ils le sont maintenant. J’ai effectué un pèlerinage à Fatima avant ma quatrième opération. J’ai prié Dieu de mettre fin à mes souffrances, en vain. Les blessures ont signifié la fin de ma carrière. J’ai souvent joué avant d’avoir récupéré la totalité de mes moyens mais jamais contre ma volonté.

Et tous ces retours ?

Dix-huit jours après une opération au genou, j’ai participé à un voyage de Benfica en Argentine. J’ai effectué mon retour trop tôt et j’ai rechuté. Vous voyez, Benfica pouvait gagner bien plus si Eusébio jouait. J’ai toujours pris les intérêts de mon club à c£ur. Je pensais que mon genou tiendrait le coup si je jouais 15 ou 20 minutes, et que le club obtiendrait ainsi les revenus de la vente des billets qu’il méritait. On a dit beaucoup de choses à propos de ma blessure en Argentine mais en fait, Rattin n’a commis aucune faute. Mon genou a heurté le sien mais c’est moi qui ai foncé sur lui, il n’a pas eu l’intention de me blesser. Mon genou a gonflé comme un ballon. Je suis retourné immédiatement à Lisbonne, où on m’a réopéré.

Vous avez fait sensation à Munich, en jouant alors que vous étiez blessé…

Nous affrontions le Bayern en Allemagne. Nous avons partagé 2-2. Gerd Müller a marqué les deux buts qui ont permis aux Bavarois d’égaliser. J’avais été blessé mais nous avions été en Asie pour nous reposer et je m’étais rétabli. L’après-midi précédant le match, je me suis blessé au gros orteil. Il s’est rempli de sang, je pouvais à peine marcher. L’entraîneur, Jimmy Hagan, m’a dit que je ne jouerais pas. Alors que mes coéquipiers se changeaient, j’étais assis sur le banc. Un homme d’affaires hongrois, ami de l’entraîneur précédent, Bela Guttmann, l’a remarqué et m’a demandé pourquoi je ne jouais pas. Je le lui ai expliqué. Il a répondu que ce n’était pas juste, que le public était venu pour me voir. Il s’est adressé à notre président, Fernando Neves, et à Jimmy Hagan, qui lui a répété que je ne pouvais pas jouer. Devant tout ce tumulte, j’ai demandé à Jimmy Hagan et au médecin s’ils pouvaient drainer le sang de mon orteil. Le médecin a répondu qu’il pouvait essayer mais que l’orteil resterait douloureux. Il s’est exécuté. Ensuite, le masseur a bandé mon orteil et m’a demandé de réaliser un test avant de monter sur le terrain. L’homme d’affaires était enchanté, le public, qui m’avait vu boiter avant le match, débordait de joie. Beckenbauer, lui, était surpris, car je lui avais confié que je ne jouerais pas. Le match a été passionnant. J’ai rapidement marqué de la tête, sur un centre de Jaime Graça, puis j’ai doublé la marque. Je suis sorti après vingt minutes, sous les ovations.

Comment avez-vous survécu à ces blessures et… aux traitements ?

J’ai perdu le compte des infiltrations. A la fin de ma carrière, je m’y étais habitué et je parvenais à supporter la douleur. Je mordais une serviette quand on me faisait une piqûre. C’est devenu une routine. Je rentrais chez moi et plaçais de la glace sur mon genou pour pouvoir jouer le lendemain. Arrivé aux cinquième et sixième opérations, j’ai prié Dieu qu’on ne m’ampute pas au-dessus du genou ! Ma jambe est restée raide mais je peux marcher et conduire, mener une vie normale.

Quel est votre plus beau but ?

J’ai marqué beaucoup de beaux buts mais j’imagine qu’il n’y en a pas de mauvais ! Celui que j’ai inscrit contre La Chaux-de-Fonds, en Coupe d’Europe, était spécial. Sur une passe de Simoes, j’ai dribblé trois joueurs, glissé le ballon à côté d’un autre puis armé mon tir dans le filet. En me retournant, j’ai entendu le gardien de La Chaux-de-Fonds crier -Eusébio, Eusébio derrière moi. J’ai pensé qu’il allait me frapper mais en fait, il voulait me féliciter. Il m’a expliqué que quand il avait levé les bras pour tenter d’intercepter mon tir, le ballon était déjà au fond du filet !

 » Chaque soir, je dédicace des photos à offrir le lendemain  »

D’autres buts spéciaux ?

En finale du Trophée Carranza, un tournoi espagnol d’été, j’ai battu Mazurkiewicz, le portier de Penarol, le club uruguayen, d’une volée tirée de l’extérieur du rectangle. Il s’est exclamé : -Tu es un phénomène ! Je n’aurais jamais imaginé être battu d’une volée de là ! J’étais très fier car il était un des meilleurs gardiens du monde. Comme Lev Yashine, il était toujours vêtu de noir. Deux autres buts sortent du lot : l’un contre le Real Madrid, après un sprint de 40 mètres, ballon au pied. J’ai passé six hommes avant de frapper de toutes mes forces. Cette nuit-là, Benfica s’est imposé 5-1. L’autre à Turin, contre la Juventus. J’ai botté un coup franc des 40 mètres.

Quel est votre penalty le plus mémorable ?

Contre l’Union Soviétique, dans le match pour la troisième place, durant la Coupe du Monde 1966. Lev Yashine attendait de voir quel coin j’allais choisir. Il est resté immobile jusqu’à ce que j’arme mon tir. Il n’a pas bougé, il n’a pas plongé ni essayé d’anticiper. J’avais mis beaucoup de puissance dans mon tir. Il s’est détendu et a frôlé le ballon des doigts, sans parvenir à le saisir. J’ai enlacé Lev. Il était vraiment sportif et il m’a rendu mon accolade. Nuno Ferrari, du quotidien portugais A Bola, a immortalisé notre étreinte. Des années plus tard, j’en ai donné une copie à Lev, lors d’une cérémonie en son honneur, à Moscou. Il était dans une chaise roulante. Nous nous sommes à nouveau étreints, les larmes aux yeux. C’était une fête magnifique. Bobby Charlton et Beckenbauer y assistaient également. Yashine était un ami. Il m’a raconté qu’en Union Soviétique, on me considérait comme le prototype du parfait avant-centre.

Qui a été votre meilleur entraîneur ?

J’en ai connu de fantastiques à Benfica, mais de tous, Bela Guttmann était le meilleur. Il a cru en moi et m’a lancé au bon moment. Il lisait si bien le jeu… Durant ces premières séances d’entraînement, en décembre, je souffrais du froid. Je devais enfiler deux ou trois survêtements gris, qui faisaient ressembler à des prisonniers. Guttmann a vu ma vitesse, la façon dont je contrôlais le ballon et me démarquais face à des joueurs de l’envergure d’Angelo, Cruz, Saraiva, Artur et Germano. Il a demandé au président, Gastao Silva, de régler la paperasserie le plus vite possible. Il a souvent répété à son adjoint, Fernando Caiado : -Ce garçon est de l’or en barre. Il m’a toujours prodigué de précieux conseils.

Voyagez-vous avec l’équipe du Portugal ?

Quand c’est le cas, Figo et Rui Costa accaparent l’attention mais les gens me reconnaissent aussi. Parfois, je titille les autres : -Si je jouais toujours, personne ne vous remarquerait !

Pensez-vous être devenu une légende ?

On dit que je le suis mais jamais je ne me suis estimé supérieur aux autres. Atteindre l’élite est difficile. S’y maintenir longtemps l’est encore plus. De nos jours encore, on me reconnaît et j’aime signer des autographes aux enfants, même s’ils sont beaucoup trop jeunes pour m’avoir vu jouer. Beaucoup d’entre eux ne sont même pas des supporters de Benfica. Chaque soir, avant de me coucher, je dédicace des photos à offrir aux supporters, le lendemain. Je les date toujours. J’ai commencé avec Eusébio 1961 et j’en suis à Eusébio 2004.

José Manuel Delgado, A Bola

 » 40 ANS PLUS TARD, chaque fois que je me remémore la demi-finale de la CM 66 face à l’Angleterre, MON C£UR SAIGNE  »

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