« La plupart de mes coéquipiers sont charpentiers ou éléctriciens »
Après avoir découvert l’élite à 17 ans sous les couleurs du Lierse, Jasper Van Der Heyden vise désormais d’autres sommets. Ceux de la D1 semi-pro des très accidentées Îles Féroé, où près de 53.000 habitants se passionnent pour le ballon rond, au beau milieu de l’Atlantique Nord. Entretien avec vue sur fjords et bateaux de pêche.
On ne peut pas tout prévoir. Il y a quelques années, alors que Jasper Van Der Heyden tente de percer en D2 islandaise, Jenny Wardum exerce en tant qu’esthéticienne dans le plus grand spa naturel de la Terre de glace. Une rencontre Tinder plus tard, le couple déménage aux Féroé, dont Jenny est originaire. Pour devenir respectivement joueur semi-professionnel et pêcheuse de crevettes au sein d’un équipage exclusivement masculin, en mer du Groenland, sous -40°C. La pêche est une tradition séculaire qui se transmet entre les générations, et donc, parfois de père en fille. Jenny tiendra un an au total. Aujourd’hui, les deux tourtereaux vivent dans la maison familiale de Kollafjørdur, le village le plus long de l’archipel, étiré sur la route de Tórshavn, la capitale. Jasper accueille en claquettes-chaussettes dans la cuisine embaumée par les effluves de café, tandis que le beau-père serre une main qui ne l’oubliera pas de sitôt, avant de partir pêcher en solo. Jenny et Jasper n’ont pas encore fixé leur prochaine destination. Il a des envies d’Asie, elle a juste des envies d’ailleurs. Mais d’abord, le gamin de Zoersel va probablement devoir affermir sa place de titulaire au KÍ Klaksvík. Après un beau but inscrit sur la pelouse de l’ÍF Fuglafjørdur mi-avril, Jasper a rongé son frein toute la partie lors du Clásico des Îles face au HB Tórshavn, le club le plus titré de toute la Scandinavie. « J’étais content que l’on arrache un point en fin de match, mais j’ai eu du mal à dormir », reconnaît-il le lendemain, sourire en coin. « J’ai toujours eu du mal à accepter de ne pas jouer. »
C’était clair pour tout le monde que Maged Samy faisait venir ses joueurs au Lierse pour les vendre et récupérer de l’argent sur son investissement. » Jasper Van Der Heyden
Cette frustration, tu la ressens depuis tout jeune?
JASPER VAN DER HEYDEN: Oui. Au Lierse, où j’ai joué pendant onze ans, j’avais un coach allemand en U16 qui ne m’aimait pas et moi non plus. Du coup, je lui ai demandé si je pouvais jouer avec l’équipe B. Ça n’a pas eu d’influence: l’année suivante, je suis revenu en A, puis j’ai très vite sauté les U19 et U21 pour me retrouver en réserve, où j’ai été meilleur buteur.
Et tu as rejoint l’équipe première, à 17 ans…
VAN DER HEYDEN: Le coach Eric Van Meir était connu pour donner leur chance aux jeunes. J’ai fait mes débuts contre Gand lors des play-offs 2, en 2013. Plus tard, j’ai joué trente minutes contre le Club Bruges, alors que mon père était assis sur le banc brugeois en tant que T2. C’est un moment que je n’oublierai jamais. Je vivais encore chez mes parents à l’époque, donc avec mon père, on n’a pas arrêté de se chamailler. Mais bon, un Lierse-Bruges, tu sais d’avance qui va l’emporter… On a perdu 4-1. Parfois, je regarde encore les temps forts de ces rencontres.
C’était une surprise d’entrer au jeu?
VAN DER HEYDEN: Pas forcément. Je pense que c’est aussi l’époque où j’ai disputé quelques matches avec les U18 de l’équipe nationale lors d’un tournoi en Russie. Ça, c’était vraiment une surprise parce que je revenais d’une blessure à l’aine. C’était une très belle expérience, mais j’avais le sentiment que je ne faisais pas vraiment partie du groupe: tous les joueurs se connaissaient déjà et avaient l’habitude de jouer ensemble. Je ne me pensais pas non plus assez bon pour être là, je manquais peut-être d’un peu de confiance en moi… Pour mon premier match en tant que titulaire, j’ai marqué après trente secondes de jeu ( contre le Kazakhstan, ndlr). J’étais très content, mais je ne savais pas comment célébrer parce que je ne connaissais pas bien mes coéquipiers. Je ne savais pas vers qui courir, donc j’ai eu le sentiment de célébrer ce but tout seul ( Il mime et se marre). Heureusement, quelques gars sont venus vers moi.
« Avec les autres jeunes du Lierse, on savait qu’on ne recevrait pas notre chance »
Quels ont été tes plans après avoir disputé quelques bouts de matches en D1?
VAN DER HEYDEN: Au début de la saison 2013-14, le club m’a dit que je serais le second choix derrière Dolly Menga. Il s’est fait les ligaments croisés, j’étais censé prendre sa place, mais le nouveau coach, Stanley Menzo, est arrivé avec un autre ailier, Wanderson. J’ai continué à m’entraîner avec l’équipe première, j’ai même arrêté l’école pour être sûr de pouvoir participer à tous les entraînements, mais je ne jouais qu’avec la réserve. C’était l’époque du président égyptien Maged Samy, qui plaçait tous les joueurs de son académie au Lierse. Avec les autres jeunes du club, on savait qu’on ne recevrait pas notre chance, même en réserve, où de nombreux joueurs de l’académie débarquaient pratiquement tous les mois. C’était de bons joueurs, ils étaient techniquement très forts, mais ils ne savaient pas marquer de but: ils ne faisaient que se passer le ballon, sans jamais finir l’action. C’était clair pour tout le monde que Maged Samy les faisait venir pour les vendre et récupérer de l’argent sur son investissement.
Tu as ensuite rejoint la D2 à Geel, la D3 à Hoogstraten et même la D1 Amateurs avec Zwarte Leeuw. Comment as-tu vécu cette évolution?
VAN DER HEYDEN: Je ne comprends toujours pas comment ça a pu se passer comme ça: j’ai joué avec l’équipe nationale des U18, j’ai fait mes débuts en équipe première en D1 à 17 ans, j’ai montré que je pouvais évoluer au plus haut niveau, mais malgré tout, je ne parvenais pas à trouver un club. Une fois à Zwarte Leeuw, je me suis dit que si je ne retrouvais pas une division supérieure à la fin de la saison, je chercherais du travail. Puis mon père a reçu ce mail d’un entraîneur anglais, Gregg Ryder, actif à Thróttur, un club de D2 islandaise basé à Reykjavik. Il avait vu des vidéos de moi que mon père avait postées sur Youtube et Linkedin et il a demandé si je voulais venir en test pour dix jours. La D2 islandaise ou la D4 belge, il n’y avait pas photo.
Où as-tu logé pendant ces dix jours?
VAN DER HEYDEN: Dans un petit appartement situé au rez-de-chaussée de la maison de l’un des membres de la direction. C’était la première fois que je devais me débrouiller seul, qui plus est à l’étranger, sans mes parents pour faire la cuisine. Du coup, je n’ai mangé que des sandwiches au fromage… Matin, midi et soir. Le jour du match-test, je me suis quand même dit qu’il fallait que j’aie quelque chose de plus consistant dans le ventre, donc je suis allé au restaurant manger un steak-frites ( Il rit). Quand j’ai signé mon contrat, je partageais un appartement avec deux joueuses américaines de l’équipe féminine du club. Ça m’a aidé: je n’étais pas tout seul, on faisait à manger ensemble, on allait découvrir le pays… Avec mes parents, j’ai toujours été habitué à voyager, j’avais ça dans les gènes. J’ai vraiment adoré ma vie en Islande, il y a beaucoup de choses à faire: tu peux découvrir une source d’eau chaude différente tous les jours si tu veux…
Pourquoi avoir quitté l’Islande?
VAN DER HEYDEN: Ce n’était pas intéressant de resigner un contrat avec mon club, qui m’offrait moins que ce que je gagnais déjà… C’était bizarre. Quitte à rester en Islande, je voulais jouer en D1 ou au moins la montée en D2. J’ai eu une touche avec un club de Reykjavik, mais ils m’ont demandé de faire un essai et j’ai trouvé ça ridicule puisqu’ils m’avaient vu jouer pendant deux saisons… Je n’ai pas donné suite. J’ai peut-être fait une erreur en optant pour les Féroé parce que ce club a fini champion la saison suivante ( Il sourit). À la base, j’étais en vacances aux Féroé, chez ma copine, et je voulais simplement rester fit. J’ai commencé à m’entraîner avec le B36 Tórshavn, un des plus gros clubs du pays. Ça se passait bien, mais le coach m’a finalement annoncé qu’il n’y avait plus d’argent pour me faire signer. Deux jours plus tard, l’AB Argir ( un quartier de la capitale, ndlr) m’a fait part de son intérêt. Je ne savais pas comment ils me connaissaient, mais ici, les nouvelles vont très vite ( Il rit). Ils m’avaient apparemment vu jouer un amical et je n’avais rien d’autre, donc j’y suis allé. J’ai quand même fait mettre une option dans mon contrat stipulant que je pouvais partir quand je le voulais.
« Je m’accrochais pour ne pas tomber du bateau, c’était l’enfer »
Lors de tes débuts aux Féroé, ta copine Jenny partait pêcher pendant plusieurs mois. Ce n’était pas trop dur pour toi?
VAN DER HEYDEN: C’était étrange de vivre au quotidien avec ma belle-famille, sans ma copine. Je regardais beaucoup Netflix ou je jouais à la PlayStation, mais ça m’a aussi permis de découvrir certaines habitudes des Féroïens. Un jour, j’étais seul dans la maison, j’ai entendu du bruit en bas. Quand je suis descendu, j’ai vu un vieil homme aller aux toilettes, puis sortir à nouveau, comme si de rien n’était. J’ai appris par après que c’était le frère de la grand-mère de Jenny… C’est tout à fait normal ici d’entrer chez l’un ou chez l’autre sans frapper à la porte ( Il rit). Tout le monde laisse sa maison ouverte, il n’y a pas de criminalité aux Féroé. Je me suis aussi essayé à la pêche avec mon beau-père, un ancien capitaine de navire russe reconverti dans la pêche d’appâts. Il a navigué partout dans le monde, il travaille en mer depuis qu’il a douze ou treize ans… On est partis quelques fois à deux pêcher du cabillaud ou de l’aiglefin. En pleine journée, avec la lumière, ça allait, mon beau-père était même surpris que je réagisse aussi bien. Mais lorsqu’il faisait nuit, je ne pouvais pas voir les vagues et mon cerveau ne comprenait pas pourquoi le bateau bougeait autant, donc j’ai été très malade. Je ne répondais même pas aux messages de soutien de Jenny tellement je vomissais, suspendu au ponton ( Il rit). Mon beau-père me criait des consignes de l’autre bout du bateau pour guider l’embarcation et je faisais comme je pouvais pour les respecter… Je m’accrochais pour ne pas tomber, c’était l’enfer.
J’ai été très chanceux de me retrouver aux Îles Féroé: ça m’a permis de continuer à jouer et d’avoir plus d’attention sur mes prestations. » Jasper Van Der Heyden
Jouer aux Îles Féroé implique de transiter régulièrement d’île en île. Comment se passent les voyages en ferry?
VAN DER HEYDEN: L’année dernière, on est allés à Suduroy, l’île la plus au sud du pays, à deux heures de ferry de Tórshavn. Ce week-end-là, il y avait un festival de musique sur l’île. Le club n’a pas pu nous trouver un endroit pour dormir – ou du moins c’est ce que la direction nous a dit – donc ils nous ont soumis une proposition: ils louaient un hall de sport pour y dormir et on prenait nos sacs de couchage, avant de jouer le lendemain. Tout le monde pensait que c’était une blague… C’était un match important. On jouait contre le TB Tvøroyri, qui luttait pour le maintien, comme nous. L’idée ne nous a pas plu, donc on a décidé de se déplacer le jour du match. Sauf qu’il n’y a que quatre ferries par jour et ce jour-là, le bateau a eu un problème au moment du départ, ce qui nous a mis en retard. La mer n’était pas trop agitée, mais deux joueurs ont vraiment eu le mal de mer alors qu’ils étaient titulaires. À cause du retard, on a aussi dû se changer sur le bateau… On était avec nos chaussettes, nos shorts, au milieu des voyageurs lambdas ( Il se marre). On est arrivés environ trente minutes avant le match, on s’est un peu échauffés, puis on a joué ( match nul, 1-1, ndlr). Après le match, c’était pareil: on a dû courir jusqu’aux vestiaires, prendre une douche, mettre en vitesse nos affaires et attraper le bus pour prendre le ferry à temps. On était parmi les derniers à le prendre. Au total, je pense qu’on a dû rester sur l’île environ trois heures…
Étant l’un des seuls en Europe à se disputer au début de la pandémie, le championnat féroïen était plus suivi que d’habitude. Finalement, ce n’était peut-être pas un si mauvais choix pour toi…
VAN DER HEYDEN: C’est vrai. La Fédération a aussi commencé à diffuser gratuitement les matches en streaming la saison dernière et le championnat a même été retransmis en Norvège, où les fans étaient en demande de foot. Si je prends ça en compte, j’ai effectivement été très chanceux de me retrouver ici: ça m’a permis de continuer à jouer et d’avoir plus d’attention sur mes prestations. Si on regarde ma saison 2019-20 avec Argir, hormis les statistiques, je pense que je m’en suis bien sorti, même si on a été relégués. Ma copine m’a dit qu’on parlait beaucoup de moi à la radio, que « le Belge » n’était pas si mal ( Il sourit).
« Dans le football d’aujourd’hui, l’argent est en Asie »
Ce qui t’a permis de signer à Klaksvík, le grand favori pour le titre…
VAN DER HEYDEN: C’est un club tellement plus professionnel. Tout est pris au sérieux, tu n’as pas besoin de demander deux fois la même chose. Ils paient le salaire à temps tous les mois, j’ai reçu une voiture du club et ils paient aussi pour les tunnels que je dois prendre… Ici, je peux juste me concentrer sur le foot. Aucun des joueurs étrangers ne travaille, contrairement aux Féroïens, qui ne touchent pas beaucoup d’argent: soit ils continuent d’étudier, soit ils bossent. Je ne sais pas si c’est une coïncidence, mais la plupart d’entre eux sont charpentiers ou électriciens. En même temps, il n’y a pas non plus beaucoup d’options ici.
Aux Féroé, rares sont les villages qui ne possèdent pas de terrain de foot ou ne fut-ce qu’une agora…
VAN DER HEYDEN: Je ne savais rien du football féroïen avant de venir ici, mais j’ai découvert qu’il est très important pour les gens. Le football se développe bien et Klaksvík en est un bel exemple. Le club a vraiment fait beaucoup de chemin ces dernières années. Cet été, le stade pourra accueillir pour la première fois des matches européens, avec une nouvelle tribune qui va être construite. Mon beau-père travaille beaucoup sur son bateau, il parle tout le temps de pêche, mais quand l’équipe nationale joue, il s’arrête, il regarde, il lâche des jurons ( Il marque un temps d’arrêt parce que son beau-père rentre justement de la pêche, ndlr). Ici, tout le monde suit le foot, d’une façon ou d’une autre. Les grands-parents de Jenny suivent aussi le championnat, son grand-père est très content de pouvoir le regarder à la TV maintenant. Ils supportent l’EB/Streymur ( modeste club de D1, ndlr) parce que c’est le club de leur village, mais aussi le KÍ Klaksvík, depuis que j’y joue…
Il paraît que tu rêves de jouer en Asie…
VAN DER HEYDEN: Je vais avoir 26 ans et j’ai toujours joué pour des clubs qui n’avaient pas beaucoup de moyens. Après l’Islande, j’espérais vraiment rejoindre ce continent: je pensais au futur et à épargner pour mon après-carrière. Dans le football d’aujourd’hui, l’argent est en Asie. Puis ça serait aussi une grande aventure: jusqu’ici, je ne suis allé qu’en Jordanie, pour voir mon père et découvrir un peu le pays ( Stephan Van Der Heyden est entraîneur adjoint de l’équipe nationale de Jordanie, ndlr).
Ton statut de « fils de » n’a pas été trop lourd à porter depuis le début de ta carrière?
VAN DER HEYDEN: Quand je suis arrivé à l’un de mes premiers entraînements au Lierse, j’ai dit à Wesley Sonck que j’étais le fils de Stephan, avec qui il avait joué au Germinal Beerschot. Il m’a répondu: « Oh! Je serais déjà si vieux?! » ( Il rit). De manière générale, je dirais que ça a plutôt été un avantage. Mon père a voyagé un peu partout, il a l’expérience du monde du football et il peut me donner plein de conseils, même si le sport a beaucoup changé par rapport à son époque. C’est souvent lui qui me dit ce que je dois dire aux coaches lors de situations compliquées. Ce que j’aime moins, c’est que dès qu’il y a un article à mon sujet, il y a toujours la mention « fils de Stephan ». Je trouve ça toujours bizarre d’être constamment appelé « fils de ». J’espère qu’un jour, je serai assez important pour que l’on parle de moi comme je suis, en tant que personne, et non en tant que fils. Ce jour-là, je serai juste Jasper.
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