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Là où El Loco est devenu un dieu

Le championnat d’Angleterre reprend ses droits le week-end prochain. L’affiche de la première journée oppose Liverpool à Leeds United, de retour en Premier League grâce à Marcelo Bielsa, qui n’avait toutefois pas encore prolongé son contrat à la fin de la semaine dernière.

Jeudi dernier, le quotidien argentin La Nación s’est interrogé sur la situation de Marcelo Bielsa à Leeds. En titre : Misterio.  » Marcelo Bielsa met tout en oeuvre pour continuer son travail à Leeds, mais n’a toujours pas signé de contrat  » : depuis début août, le journal questionne régulièrement le promu au sujet de Bielsa, qui a obtenu la médaille d’or olympique avec l’Argentine. La réponse est toujours la même : nous y travaillons, nous sommes optimistes et il y aura des nouvelles dans quelques jours. Les dernières fois, le club n’a pas répondu. Il ne poste plus de photos de son coach, qui est pourtant à Leeds et s’occupe des transferts. Mystère…

L’argent n’est pas un problème pour Bielsa. Quand il se fâche, c’est toujours à cause de différences de vision.

Compte tenu de l’activité de l’équipe sur le marché des transferts et l’implication de l’entraîneur, qui n’a pas quitté la ville depuis la promotion, il ne devrait pas y avoir de problème. Évidemment, la pandémie l’empêchait de retourner en Amérique latine. L’Argentine a fermé ses frontières et son espace aérien depuis longtemps. Alors, pourquoi se poser des questions ? C’est que Bielsa suscite souvent la controverse et change régulièrement de club. L’ancien président de la fédération argentine, Julio Grondona, l’a remercié en lui reprochant… un manque d’énergie ( sic). Bielsa a quitté Marseille après la première journée de sa deuxième saison, suite à une dispute avec la direction. Il a fait ses bagages à la Lazio après deux journées, les transferts promis n’ayant pas été effectués. Lille l’a renvoyé après treize matches, déçu de son manager.

Leeds, qui entame la saison samedi à Anfield, après seize ans en Championship, va-t-il suivre le même chemin ? C’est peu probable. Bielsa l’entraîne depuis deux ans. Club et supporters le portent aux nues et on fait tout ce qu’il dit. Il y a même une Marcelo Bielsa Way à Elland Road. Le club lui a proposé un contrat de deux ans, qui n’était donc pas encore signé la semaine passée. L’argent n’est pas un problème. Il ne l’est jamais pour Bielsa. Quand il se fâche, c’est toujours à cause de différences de vision.

Murderball

Leeds United est un club de tradition. Sa remontée a même été fêtée en Argentine et au Canada, où un supporter a persuadé le bourgmestre de Niagara Falls, en Ontario, de faire couler les célèbres chutes d’eau aux couleurs de son équipe.

Leeds investit, en plus. Rodrigo (Valence) a coûté quarante millions d’euros, primes comprises. C’est un record pour le club. L’ancien date d’il y a vingt ans et concernait le transfert de Rio Ferdinand (26 millions). Il y a trois ans, Andrea Radrizzani avait dû se défaire de cinquante millions pour acquérir le club. L’année dernière, des Qataris ont approché celui-ci, dans leur quête d’une équipe de Premier League. L’Italien les a rencontrés à Paris, lors du match du PSG contre le Club Bruges en Ligue des Champions. Il a demandé cent millions, un montant jugé excessif par les Qataris, Leeds n’ayant pas encore assuré son retour parmi l’élite.

C’est Bielsa qui a persuadé Rodrigo de jouer en Angleterre. Il y a un an, il coûtait cinquante millions, quand l’Atlético de Madrid et Barcelone le convoitaient. Le transfert est risqué, car l’avant a déjà 29 ans. Va-t-il s’adapter au football de l’Argentin ? Rodrigo, que Benfica avait déjà loué à Bolton durant son adolescence, n’a jamais été un véritable finisseur. Il n’a marqué plus de dix buts en championnat qu’à deux reprises : au Portugal, sous le maillot du Benfica (onze) et il y a deux ans à Valence (seize). Mais Bielsa croit en lui, avant tout parce que l’attaquant n’hésite pas à se placer au service de ses coéquipiers et qu’il est capable de s’adapter : en six saisons à Valence, Rodrigo a connu dix managers. Le principal risque réside sans doute dans l’état physique de l’Espagnol, qui a connu pas mal de problèmes la saison passée. Leeds l’a soumis à une batterie de tests médicaux, non sans difficulté : à cause de la pandémie, le responsable du service médical du club n’a pu quitter la bulle de l’équipe. Il a donc dû demander des scanners et les résultats des analyses sanguines via internet. Il a donc examiné Rodrigo à distance.

Leeds a également embauché un défenseur de Fribourg, Robin Koch, pour treize millions. Il était le capitaine de son équipe et joue dans l’axe. Ce sont les principaux transferts, en plus de l’achat de l’ailier Hélder Costa, que les Wolves louaient déjà à Leeds.

Norwich City a également eu l’honneur d’effectuer son retour parmi l’élite à Anfield Road la saison passée. Les Canaries avaient audacieusement développé le football qui leur avait permis de remporter le titre en Championship, mais avaient déjà encaissé quatre buts à la mi-temps. La partie s’était achevée sur le score de 4-1. Leeds fera-t-il mieux ?

Klopp vs Bielsa, ça promet. De l’énergie contre encore plus d’énergie, grâce à son murderball, non stop football. À Marseille, on appelait ça opposition, l’Athletic Bilbao parlait de champions. C’est devenu murderball dans le Yorkshire. En résumé, s’il n’y a pas de match en semaine, les joueurs savent qu’ils ont intérêt à bien manger le mardi soir, car le mercredi va être terrible : un match à onze contre onze, voire à onze contre dix ou neuf, en fonction de l’humeur de l’entraîneur. Les jeunes de l’académie complètent les équipes. Sciemment. Bielsa veut un noyau restreint et permet souvent aux jeunes de s’entraîner avec lui. Le murderball est un exercice brutal, que Bielsa n’interrompt que quand il voit quelque chose qui lui déplaît. Five minute battles, puis il s’interpose. Sinon, pas de pause : si le ballon sort, un adjoint en relance un autre sans tarder. Il n’y a pas de remise en touche, on ne siffle pas les fautes. Sprints et pressing sont plus importants que la tactique. C’est physique. Il est difficile de jouer plus intensément. L’objectif est d’habituer le corps des joueurs à un rythme élevé, d’augmenter l’énergie. Rodrigo y survivra-t-il ?

Les supporters de Leeds United rêvent de pouvoir revenir à Elland Road pour assister aux exploits des hommes de Bielsa en Premier League.
Les supporters de Leeds United rêvent de pouvoir revenir à Elland Road pour assister aux exploits des hommes de Bielsa en Premier League.© GETTY

Il y a bel et bien une méthode derrière cette folie. C’est le seul moyen de développer le football que vise Bielsa. Il a ainsi offert le titre aux Newell’s Old Boys en Argentine, le Chili a été loué de toutes parts quand il en était le sélectionneur et il a fait de l’Athletic un adversaire redouté en Espagne et en Europe. Arturo Vidal, le médian qui a travaillé avec Bielsa au Chili, n’en est pas fan. Il a déjà déclaré que Bielsa était fou de foot, tactiquement fort, mais dépourvu de toute épaisseur humaine dans ses rapports avec les joueurs. Il est trop passionné par son métier.

Analyse étoffée

C’est Victor Orta, le directeur sportif espagnol de Leeds, qui a convaincu Bielsa de venir à la rescousse. Dans une autre vie, Orta a travaillé pour Radio Marca, et en 2002, le travail de Bielsa avec l’Argentine, avant le Mondial asiatique, l’a impressionné. Quand Orta a quitté la presse pour un club, il s’est juré d’y attirer Bielsa un jour.

Il a essayé une première fois à Séville, où Orta a fait ses gammes sous la houlette de Monchi, l’architecte du succès du club. En vain. Quand Orta a rejoint le Zenit Saint-Pétersbourg, il a remis le couvert, toujours sans succès.

C’est au troisième coup qu’on reconnaît les maîtres. Il y a un peu plus de deux ans, il s’est armé de tout son courage. Durant leur première année à Leeds, Orta et Radrizzani en ont vu de toutes les couleurs : deux entraîneurs, des transferts très critiqués et une décevante treizième place. Tout le monde était déçu à Elland Road. Orta a prononcé le nom de Bielsa. Il a pris rendez-vous et s’est envolé pour l’Argentine, plein d’espoir, mais également prêt à essuyer un nouveau refus. Leeds a beau être un club de tradition, il avait dégringolé de son piédestal, comme l’Antwerp en Belgique. Troisième de Premier League en 2000, demi-finaliste de la Ligue des Champions 2001, le club a été relégué en Championship en 2004 et a même glissé en League One en 2007, à cause de sa trésorerie. Leeds s’appuyait sur un château de cartes, investissant grâce à des emprunts et espérant un retour sportif. Il a eu du mal à remonter la pente. Bielsa allait-il prendre un risque pareil ?

Oui. À Buenos Aires, Orta a découvert le côté obsessionnel de Bielsa. Après analyse, il a déclaré que l’équipe valait beaucoup mieux que sa treizième place. Son analyse était étoffée : pour se préparer à l’entretien, Bielsa avait regardé tous les matches de Leeds dans leur intégralité, soit plus de septante heures d’images. Il s’était plongé dans la composition de toutes les équipes de la division. Il connaissait chaque acteur de Championship. Il avait en plus passé en revue le centre d’entraînement du club et établi une liste d’adaptations. Il fallait entre autres des chambres de repos. Bielsa était préparé, intéressé et il a obtenu le job. Il a conduit Leeds aux play-offs, perdus contre Derby County. Cet été, il a fait monter l’équipe. Au terme d’un long championnat, les joueurs ont obtenu deux semaines de congé avant de reprendre l’entraînement.

 » Vous voulez toujours me parler ?  »

Les supporters vénèrent Bielsa. Parce qu’il est un des boys in tracksuits. Bielsa a beau gagner près de sept millions d’euros par an, il ne dépense pas son argent en vêtements ni en maisons. Il passe ses journées en survêtement, même quand il est invité à un dîner chic, il habite un appartement d’une chambre au-dessus d’une librairie. Il se rend au travail à pied, avec son sac à dos. Il fait ses courses lui-même, au supermarché local, et les réunions du staff se déroulent souvent dans un café. Les supporters lui demandent souvent des selfies. Il n’accorde jamais d’interview exclusive, en revanche. L’Argentin trouve que ce n’est pas juste : tout le monde doit avoir le droit de poser des questions. Encore faut-il parler espagnol. Car même après deux ans, son anglais est loin d’être parfait. Mais ses propos sont fascinants, d’après les journalistes qui suivent Leeds United depuis des années.

Le moins que l’on puisse dire est qu’il est excentrique. Il doit son surnom, El Loco, à son mandat à Newell’s Old Boys, dont le stade porte son nom. Un jour, alors que l’équipe de Rosario avait été battue 6-0, des ultras étaient venus lui rendre visite. Il ne s’est pas caché. Non, il a ouvert la porte et s’est présenté. Une grenade à la main. Il a menacé de la dégoupiller s’ils ne s’en allaient pas. Ils n’ont pas demandé leur reste. On raconte que Bielsa les a poursuivis en pyjama en criant :  » Vous voulez toujours me parler ?  »

À Leeds, El Loco est un dieu. Grâce à son style de jeu, son succès, mais aussi son respect de l’éthique de la working class des fans d’Elland Road. Bielsa essaie d’en imprégner ses joueurs. Un jour, il a demandé à un collaborateur combien de temps un supporter devait travailler, en moyenne, pour payer son billet. Trois heures. Quelques jours plus tard, l’homme a vu Bielsa rassembler ses joueurs à la fin d’une séance et les envoyer ramasser des détritus pendant trois heures à Thorp Arch, le complexe d’entraînement de Leeds. Histoire de leur faire comprendre les sacrifices consentis par leurs fans pour les voir à l’oeuvre. Bielsa est modeste.

Il est énergique, aussi. Et imprégné d’une formidable éthique de travail. Au Chili, il dormait sur un transat dans son bureau pour perdre le moins de temps possible. Quand on a révélé qu’il avait envoyé un espion à l’entraînement de Derby County – le fameux spygate, il a avoué. Mais il a aussi invité la presse à une conférence de presse stupéfiante de 27 minutes, durant laquelle il a exposé toutes les données recueillies en long et en large, sur PowerPoint. Cet espionnage n’était qu’une infime partie de sa préparation.

Il a encore fait preuve d’éthique contre Aston Villa, en avril 2019. Contre un rival direct pour la promotion. Leeds a marqué alors qu’un joueur adverse, blessé, était au sol. Les supporters ont applaudi, mais Bielsa était furieux. Les caméras ont enregistré ce qu’il hurlait à ses joueurs : give a goal, give a goal. Ils se sont exécutés, laissant le champ libre à Albert Adomah. Les supporters ont sifflé le raid d’Adomah puis Bielsa, qui est resté de marbre. Leeds a concédé le nul (1-1) et a loupé la promotion, mais l’équipe a reçu le prix du fair-play de la FIFA.

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