LA NAISSANCE DE COLOSSUS*

Les Diables Rouges affrontent la Côte d’Ivoire, ce soir, en match de préparation pour la Coupe du Monde 2014. L’occasion de retrouver Yaya Touré, la star de Manchester City, dont la carrière européenne débuta à Beveren au début de ce millénaire.

Un samedi matin de juin 2001 à l’aéroport d’Abidjan. La tête basse, le regard vissé au sol, un jeune homme attend l’avion qui doit l’emmener vers Paris. Yaya Gnégnéri Touré, alors âgé de 18 ans, est accompagné de quatre copains : Gilles Yapi Yapo, Arsène Né, Jocelyn Péhé et Venance Zezeto. Tous ont été formés à l’Académie de l’ASEC, dirigée par JeanMarcGuillou. Dans leur bagage, l’espoir placé en eux par leur famille et… une paire de tongs.

Dans un documentaire de Belga Sport, Touré raconte ce départ des cinq premiers Ivoiriens qui allaient débarquer à Beveren.  » J’étais là de corps mais ma tête était ailleurs. Je ne regardais pas la télévision, je ne dormais pas. Pendant les six heures de vol jusqu’à Paris, je n’ai tenté de répondre qu’à une seule question : une fois sur place, comment faire pour réussir ? Comment aider mes parents ?  » Musulman convaincu, Touré a grandi au sein d’une famille nombreuse. Sa mère est malade, son père est militaire mais il ne roule pas sur l’or.

Yaya a commencé à jouer au football avec ses frères. L’aîné, Kolo, a réussi à intégrer le centre de formation de l’ASEC. Jusqu’à l’âge de 15 ans, Yaya a continué à jouer avec Les Inconditionnels, club dans lequel Aruna Dindane effectua également ses premiers pas. Il est situé à Adjamé, un quartier populaire, alors que le centre de formation de l’ASEC est implanté à Sol Béni, un quartier plus riche de la capitale. C’est lors d’une rencontre entre les deux formations que Yaya se fait remarquer.

Mais alors que Kolo Touré, Zezeto, Dindane et Yapi Yapo, un peu plus âgés que lui, brillent au sein d’un club qui, en 1998, a remporté la Ligue des Champions d’Afrique, Yaya n’a pas droit à une seule minute de temps de jeu en équipe première. A l’époque, Guillou affirme qu’il préfère s’entraîner avec les jeunes de l’académie. Mais selon Barry Boubacar Copa, alors gardien de l’ASEC, Yaya fait l’objet d’un conflit entre Guillou et le président du club, Roger Ouégnin.

C’est ce qui explique que Guillou l’a placé, en extra, sur la liste des premiers joueurs à partir pour l’Europe dans le cadre du projet de collaboration avec Beveren. Ce n’est qu’une fois sur place, lorsqu’il signe son premier contrat professionnel, que Yaya mesure l’ampleur de l’aventure.  » Maintenant, ma famille peut être heureuse « , dit-il.

L’impressionnante colonie ivoirienne du Freethiel

L’arrivée de ces cinq joueurs de l’ASEC à Beveren constitue le point de départ d’un projet qui va durer cinq ans et qui va voir 23 Ivoiriens débarquer au Freethiel. Il s’en faut pourtant de peu que rien de tout cela ne se réalise. Au terme de la première saison de Guillou en tant que directeur sportif du club, Beveren, en proie à des problèmes financiers, termine dernier du championnat avec deux victoires en trente-quatre matches et plus de nonante buts encaissés pour trente marqués. Les Ivoiriens n’ont pas convaincu. Si Alost et le RWDM n’avaient pas été privés de licence, Beveren serait donc descendu et Guillou aurait transféré son projet dans un autre club.

Cet échec surprend peu de monde et sûrement pas Emilio Ferrera qui lors de la saison 2000-2001, a réussi à maintenir Beveren en D1 malgré les problèmes financiers et les lacunes en matière de payement des salaires. Cela lui a valu pas mal de crédit au Freethiel mais il apparaît rapidement que sa vision des choses en matière de football ne cadre pas avec celle de Guillou.

 » On nous a envoyé des cadets ? « , demande-t-il lorsqu’il fait connaissance des cinq Ivoiriens. Il n’aime pas trop qu’on le lui rappelle mais même Yaya Touré, le seul Ivoirien à présenter un beau gabarit (1,89 m), ne l’impressionne pas. Trop frêle pour le poste de médian défensif et trop lent à la reconstruction, décrète le tacticien bruxellois.  » Ferrera voulait qu’on cherche directement la profondeur et qu’on reparte très vite en contre-attaque « , explique Eddy De Bolle, son adjoint de l’époque, qui entraîne aujourd’hui SenTower Park, à Opglabbeek.  » Emilio trouvait que Touré jouait trop court. Sa tactique était basée sur le jeu de l’adversaire, ce qui déplaisait fortement à Guillou. Lui, il voulait qu’on joue invariablement en 4-4-2 et que les Ivoiriens progressent.  »

Ferrera est limogé après trois matches. Guillou et son adjoint français Régis Laguesse reprennent l’équipe mais ils ne parviennent pas davantage à la faire tourner et, à la trêve, Beveren se met à la recherche d’un nouvel entraîneur. Son choix se porte sur Thierry Pister, ex-joueur du club. Il s’agit d’un coup de la direction qui profite d’un des nombreux voyages de Guillou à Abidjan pour reprendre le pouvoir.

Un mauvais pari car, comme Ferrera, Pister s’avère rapidement trop rigide pour les talentueux africains.  » Je l’avais pourtant prévenu « , dit De Bolle.  » Hurler comme un fou quand ils faisaient une bêtise ne servait à rien, au contraire. Il fallait les motiver. Pister accordait beaucoup d’importance à la discipline extra-sportive. Les voitures devaient être bien garées sur le parking, tout le monde devait porter le même équipement… Il gaspillait son énergie.  »

La manière plus importante que le résultat pour Jean-Marc Guillou

Cette saison-là, Yaya Touré entame pratiquement tous les matches de championnat mais il n’inscrit pas un seul but et il ne parvient pas à s’imposer comme leader. Au contraire, Pister l’enguirlande plusieurs fois : manque de combativité à l’entraînement, absence de discipline tactique en perte de balle…

 » De fait, Yaya était parfois nonchalant mais je pense que c’était surtout dû au fait que l’équipe ne tournait pas « , dit De Bolle.  » De plus, il était encore jeune et il était logique qu’il doive encore progresser.  » Plus tard, Pister reviendra sur les relations tendues avec l’Ivoirien.  » Si vous lui demandez un jour qui fut son plus mauvais entraîneur, il vous répondra : Pister. Je l’ai non seulement renvoyé sur le banc mais aussi dans la tribune.  »

Au début de la saison 2002-2003, Beveren se met donc une nouvelle fois à la recherche d’un entraîneur. Le candidat idéal doit surtout pouvoir se montrer flexible. Eddy De Bolle conseille à Guillou de prendre Herman Helleputte (49 ans à l’époque), un Campinois toujours de bonne humeur qui a entraîné le Lierse et Ekeren. Mais entraîner Beveren, c’est spécial.

 » Le plus important n’était pas de gagner mais de produire un football attractif, fait de combinaisons « , se souvient Helleputte.  » Il fallait que les Ivoiriens progressent. Pour un coach, c’est toujours intéressant de savoir qu’on ne sera pas jugé sur les résultats  » (il sourit).

 » Le problème, c’est que nous ne savions jamais vraiment quels joueurs allaient débarquer de l’académie. Guillou dressait un profil qui, la plupart du temps, correspondait… sauf en ce qui concernait la taille du joueur (il grimace). Nous nous étions rendu compte que, pour que les Ivoiriens puissent se mettre en évidence, il nous fallait surtout du renfort en défense. Grâce à la collaboration avec Arsenal (Guillou s’entendait très bien avec Arsène Wenger, ndlr), nous avons obtenu le concours de quelques joueurs de taille et de caractère venus d’Angleterre.  »

Parmi eux, Liam Chilvers, John Halls, Steve Sidwell (aujourd’hui à Fulham), Igors Stepanovs et le gardien Graham Stack (qui, plus tard, allait faire parler de lui pour avoir plaqué au sol un supporter de l’Antwerp monté sur le terrain). Une deuxième levée de jeunes talents débarque également de Côte d’Ivoire : Emmanuel Eboué, Arthur Boka et Mohammed Diallo.

 » Guillou disait toujours que plus on aurait d’Ivoiriens, mieux l’équipe tournerait. Et ça s’est avéré exact « , reconnaît Helleputte. Pour tenir le groupe, De Bolle et Helleputte font appel à leur meneur de jeu, Yapi Yapo, que ses compatriotes appellent Excellence.  » C’était le patron, le capitaine. Il fut aussi le premier à être appelé en équipe nationale. Malgré son jeune âge, Yaya était aussi un leader mais seulement sur le terrain. Il forçait le respect par ses prestations et son talent. Il perdait rarement le ballon, prenait des risques lorsqu’il le fallait et jouait simplement s’il le pouvait. Guillou en était convaincu : Yaya serait meilleur que Patrick Vieira. « . Un Yaya, dans l’intervalle, qu’on appelait Colossus*.

Fighting spirit anglais versus nonchalance africaine

Au cours de sa deuxième saison en Jupiler Pro League, Touré se met à impressionner de plus en plus régulièrement ses adversaires, le public et les journalistes par sa présence, sa technique et sa vista. Les médias l’interviewent pourtant rarement.  » Il était timide et n’aimait pas parler aux journalistes « , dit Helleputte.  » Si je lui disais qu’on l’avait demandé à l’interview, il répondait : non, non coach. Ce n’était pas de l’arrogance, il voulait juste qu’on le laisse tranquille. La seule chose qu’il faisait, c’était jouer au football et écouter de la musique ou jouer à des jeux sur l’ordinateur le soir à l’appartement avec ses copains.  »

Petit à petit, la mayonnaise prend. Même si, à l’entraînement, entre le fighting spirit britannique et la nonchalance africaine, ça fait parfois des étincelles.  » Les Anglais leur rentraient parfois dans le lard « , dit De Bolle.  » Mais attention : les tacles à l’africaine, ce n’est pas de la tarte non plus, hein. En la matière, Yaya savait se faire respecter. Un jour, après avoir reçu un coup, il a quitté le terrain et est rentré au vestiaire sans saluer Guillou, qui était là par hasard. Guillou l’a rappelé mais il a fait semblant de ne pas entendre. Etonnant car, en principe, ils buvaient les paroles de Guillou. Il était comme ça, Yaya : un gars très calme mais quand il avait une idée en tête, il montrait clairement ses intentions.  »

Mory Touré, son père, le sait depuis longtemps.  » Depuis tout petit, Yaya est un perfectionniste. Quand il veut quelque chose, il le dit. Et quand il ne veut pas, il le dit aussi.  » Sa maman décède en 2003, des suites d’une longue maladie. Au club, pourtant, personne ne note aucun changement dans l’attitude du joueur.  » Pourtant, il en a souffert « , dit Barry Copa.  » Mais Yaya est très réservé, il ne montre pas ses sentiments.  »

En dehors du terrain, l’adaptation des Ivoiriens n’est pas toujours simple. Le plafond de leur appartement est noirci parce qu’ils y organisent des barbecues, ils font un accident de voiture par semaine, leur note de téléphone est exubérante ( » Une fois, Eboué en a eu pour 1.000 euros : il avait téléphoné en Côte d’Ivoire toute la nuit « )…

Le nom de Yaya Touré revient pourtant rarement dans ces anecdotes. Parce qu’il a de la personnalité et ne tombe pas dans le piège. LucKempen, réalisateur du documentaire de Belga Sport, est tout à fait d’accord.  » J’ai revu des tas d’images d’archives de l’époque et elles ont un point commun : Yaya Touré passe toujours discrètement devant la caméra ou se terre dans un coin à jouer sur l’ordinateur sans dire un mot.  »

Selon De Bolle, Yaya avait pourtant un point faible.  » Le stoemp ! Au club, c’est la soeur de Helleputte qui faisait à manger et à chaque fois qu’il y avait de la potée au menu, il était intenable.  »

Anderlecht et Bruges refusent un débours de 2 millions d’euros pour lui

Au cours du deuxième tour de la saison 2002-2003, Beveren réalise quelques belles performances : 7-1 face au Lierse, 6-0 contre le FC Malines et 3-0 contre Anderlecht lors de la dernière journée. Il se classe ainsi onzième et, ce qui satisfait le plus Guillou, ses Ivoiriens sont toujours plus forts. Cela n’a pas échappé aux autres clubs. Anderlecht et le Club Bruges se renseignent au sujet de Touré mais les deux millions d’euros réclamés les font reculer. Le médian lui-même dit à Guillou qu’il se sent prêt à franchir un palier.

Pendant la période de préparation de la saison 2003-2004, il effectue une semaine de stage à Arsenal et dispute un match amical face à Barnet. Wenger est convaincu mais le transfert capote suite à des problèmes avec son permis de travail. Wenger et Guillou lui demandent alors de rester un an de plus à Beveren mais en janvier 2004, des émissaires du Metalurg Donetsk débarquent avec des valises remplies de roubles.

Touré part en Ukraine pour 2,3 millions d’euros. Il y reste un an et demi, jusqu’à ce que l’Olympiacos vienne le chercher. Le club grec est alors entraîné par Trond Sollied, qui le voulait absolument à Bruges. Cette fois, la question financière ne posait plus de problème. Sur ce plan, Touré est tranquille également puisque, après des passages par Monaco et le FC Barcelone, il joue aujourd’hui à Manchester City. Il n’avait pas menti : sa famille est heureuse. »

* Yaya Touré est surnommé Colossus en référence au personnage de Marvel Comics : un super-héros aux allures de panzer mais doté d’un grand coeur.

PAR MATTHIAS STOCKMANS – PHOTOS: IMAGEGLOBE

 » Jean-Marc Guillou était convaincu que Yaya Touré serait un jour plus fort que Patrick Vieira.  » Herman Helleputte

 » Ils nous ont envoyé des cadets ?  » Emilio Ferrera

 » Si vous lui demandez qui fut son plus mauvais entraîneur, il vous répondra : Pister.  » Thierry Pister

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire