« La Ligue Pro revendique la paternité du monstre »

Le ministre de l’Intérieur et le directeur de la Ligue Pro justifient les contraintes imposées aux supporters de D1.

Petit pays, petite mentalité? C’est l’avis que partagent beaucoup d’amateurs belges de foot dès que l’on évoque la fancard, ce moyen d’identification (payant) obligatoire pour assister à un match de D1. Les grincements de dents se multiplient. Les rubriques Courrier sportifs regorgent de lettres assassines, dirigées contre la Ligue Professionnelle et le ministère de l’Intérieur.

Des fans de foot se présentent en semaine au guichet d’un stade, munis de leur fancard, mais sont empêchés d’acheter des billets d’entrée pour leur famille ou des amis. Des Belges ne possédant pas de fancard décident, le jour du match, de se rendre au stade, mais se font refouler car ils n’ont pas effectué au préalable la démarche requise. Des Allemands de la région de Gelsenkirchen font le déplacement jusqu’à Sclessin pour assister à un match du Standard mais s’entendent dire que, sans fancard, ils ne peuvent pas pénétrer dans le stade, et doivent donc prendre directement le chemin du retour.

A côté de cela, des interdits de stade se vantent régulièrement de parvenir à assister à des matches en utilisant la fancard d’une personne non interdite. Bref, la fameuse fancard produit surtout des irritations.

Antoine Duquesne, ministre de l’Intérieur, et Jean-Marie Philips, directeur de la Ligue Professionnelle, sont en première ligne. Sport/Foot Magazine les a réunis pour les confronter aux critiques de la masse non silencieuse: les supporters qui en ont ras-le-bol de devoir vivre au rythme de ce petit bout de plastique nominatif et sponsorisé, format carte de banque.

Le ministre attaque d’emblée: tout serait plus facile si on rassemblait toutes les forces vives pour éradiquer le fléau qui a poussé le monde du football à imaginer la fancard.

Antoine Duquesne: Tout le monde doit s’engager dans une chasse aux hooligans. Il y a en Belgique des centaines de milliers de supporters pacifiques pour quelques dizaines de voyous. On les connaît et il faut les dénoncer. Je refuse de parler de délation, mais quand un supporter qui n’a rien à se reprocher remarque des choses louches, il doit en avertir les forces de l’ordre et s’écarter afin qu’on puisse identifier les coupables. C’est à cause d’eux qu’on a dû prendre autant de précautions, et je ne vois qu’un moyen de combattre efficacement le problème: la tolérance zéro. Les hooligans, il ne faut pas les rater. Il n’est pas normal qu’un match de première division nécessite la présence de 20 à 800 policiers. Je serai un ministre ravi le jour où on pourra réduire les effectifs de façon spectaculaire. Je préférerais voir tous ces hommes sur d’autres terrains: le long des routes par exemple. Ou dans les quartiers pour réduire les risques de cambriolages. On nous demande d’améliorer la sécurité routière, mais les policiers ne peuvent pas être partout au même moment. Et je ne parle même pas des coûts: les forces de l’ordre autour des stades, ce sont, chaque année, des centaines de milliers d’euros que nous pourrions utiliser ailleurs.

Il y a beaucoup de policiers autour des stades, mais on a rarement l’impression qu’ils effrayent les hooligans.

Duquesne: Beaucoup de policiers sont pour une approche douce. Ils pensent rendre service au football en se montrant compréhensifs mais ils se trompent complètement. On verbalise trop peu en Belgique. Surtout en Wallonie. Il y a déjà eu 200 PV cette saison, soit autant que pour tout le championnat 2001-2002. Cela ne veut pas dire qu’on a assisté à une progression de la violence mais plutôt que la politique de verbalisation est déjà mieux appliquée. Toutefois, il faut encore franchir un cap supplémentaire. Le problème est que, quand il y a des échauffourées, les policiers ne pensent pour ainsi dire qu’à rétablir l’ordre et qu’ils ne se concentrent dès lors par sur la rédaction de PV. Les Anglais ont tout compris: les sanctions contre les hooligans sont très lourdes. C’est la seule façon de parvenir à un bon résultat.

Jean-Marie Philips: En Angleterre, le moindre incident vous vaut une interdiction de stade pendant dix ans. Si vous montez sur le terrain pendant un match, cela vous coûte plusieurs mois de salaire. Chez nous, la répression est incontestablement le maillon faible de la chaîne de la sécurité. Vous souvenez-vous de ce spectateur qui était monté sur le terrain d’Anderlecht lors d’un match décisif pour le titre? Scifo et Zetterberg avaient dû le raisonner pour qu’il retourne dans la tribune. J’y étais. Deux heures plus tard, quand je suis sorti du stade, j’ai revu le même type, occupé à démolir une autopompe. En Angleterre, il se serait directement retrouvé au frais. Ici, nous avons des cachots mais il n’y a jamais de hooligans dedans. « Les hooligans s’entraînent et se préparent pour le match; comme les joueurs »

On a beaucoup parlé de la comparution immédiate au moment de l’EURO 2000, mais cette loi a été très peu appliquée: pourquoi?

Duquesne: Je le regrette. Les magistrats utilisent beaucoup trop peu cette latitude. Un de mes thèmes de campagne sera l’instauration d’une espèce de tribunaux des flagrants délits. Je plaide aussi pour qu’on convoque les interdits de stade au commissariat, les jours de matches.

Philips: Si un hooligan est jugé tout de suite, il risque gros. Par contre, si on le juge cinq ans après les faits, son avocat expliquera que le type a entre-temps trouvé du boulot, a fait trois gosses et s’est stabilisé… Et ces arguments risquent fort de lui éviter une condamnation. Je regrette vivement, moi aussi, l’application exceptionnelle de la loi sur la comparution immédiate.

La fancard n’existe pas dans les grands pays du football mais on n’y relève pas nécessairement plus d’incidents que chez nous. N’est-ce par le meilleur argument pour sa suppression?

Philips: On doit comparer ce qui est comparable. En Angleterre ou en Allemagne, on ne trouve pratiquement que des abonnés dans les stades. Des gens identifiés, donc. Les clubs ont des listes d’attente sur lesquelles il faut patienter trois ou quatre ans. Les supporters savent donc qu’ils ont intérêt à bien se comporter s’ils veulent de nouveau avoir un abonnement pour la saison suivante. Et peu de fans font les déplacements, à cause des distances. Chez nous, on va facilement d’un stade à l’autre.

Les incidents graves ne se déroulent plus jamais dans les stades mais en dehors. Là où les hooligans peuvent se battre sans posséder de fancard: n’est-ce pas un autre argument pour sa résiliation?

Duquesne: Je suis conscient du déplacement de la violence et c’est pour cela que j’ai fait changer la loi. Désormais, des sanctions administratives peuvent être prises pour tout incident se produisant dans un périmètre de sécurité de maximum 5 km autour des stades. C’est une façon de punir le vandalisme pur, les hooligans qui détruisent des voitures ou des vitrines. Des actes totalement gratuits. Le phénomène est connu: quelques hooligans s’entraînent et se préparent pour le match pendant toute la semaine. Comme les joueurs, finalement. Et ils emmènent dans leur sillage des supporters au départ pacifiques, mais influençables. Pour les hooligans, la principale justification est le film du match. Une décision arbitrale qu’ils contestent ou un résultat négatif suffit à les allumer. « L’abonnement de tram ou la carte de mutuelle peut remplacer la fancard »

Quel bilan global faites-vous de la fancard?

Duquesne: Je tiens à faire une mise au point très importante. Je n’ai jamais imposé la fancard, malgré les courriers, négatifs à mon égard, qui ont circulé pendant tout un temps dans les clubs. J’ai simplement demandé qu’on identifie les spectateurs et la Ligue Professionnelle m’a répondu en proposant l’introduction de la fancard. Pour moi, la carte d’identité, l’abonnement de tram ou la carte de mutuelle peut faire l’affaire, à partir du moment où on connaît l’identité de la personne qui occupe tel ou tel siège et où les supporters sont répartis dans le stade en fonction de l’équipe qu’ils soutiennent. J’ai pris un arrêté qui autorise les clubs à vendre quatre billets d’entrée à une même personne. Tous les clubs n’utilisent pas cette latitude mais je n’en suis pas responsable. J’ai toujours cherché à prendre les mesures les moins contraignantes possibles pour les supporters. Si je dois faire le bilan aujourd’hui, je dis que la situation, même si elle reste préoccupante, s’est déjà fortement améliorée depuis que nous imposons l’identification des spectateurs. Cette amélioration s’explique aussi par la présence de stewards et de caméras dans les stades, par le compartimentage des supporters et par l’application de sanctions pour les fauteurs de troubles.

Philips: Il faut replacer l’introduction de la fancard dans son contexte. Une loi en bonne et due forme a stipulé cinq obligations pour les clubs professionnels: 1. L’identification des spectateurs. 2. Le compartimentage des supporters. 3. Les tickets nominatifs. 4. La connaissance, à tout moment, du degré d’occupation de chaque stade pour le match à venir. 5. La limitation du nombre de tickets pouvant être achetés par une même personne. Notre latitude était donc limitée. La loi, c’est la loi, et chaque club est tenu de la respecter. Nous avons réfléchi à la meilleure solution et c’est ce qui a donné le monstredont la Ligue Professionnelle revendique la paternité : la fancard. Un système plus efficace que plusieurs autres qu’on nous a proposés. La fancard répondait – et répond toujours – aux impératifs commerciaux et de sécurité. Le grand public dit que les clubs ont gagné beaucoup d’argent grâce à la fancard, mais il faut nuancer: à cause des investissements qu’il a fallu consentir en hardware et software (4,5 millions d’euros), les bénéfices sont limités. Aujourd’hui, ces investissements ont été amortis et cela va nous permettre de proposer la fancard gratuitement aux moins de 12 ans dès la saison prochaine, et à tout le monde à partir du championnat suivant. Il faudra toutefois trouver des sponsors pour que le système reste viable. Je ne m’en fais toutefois pas trop car la réputation de la fancard est aujourd’hui bien meilleure qu’à ses débuts. Quand elle a été lancée, nous avons dû convaincre des entreprises de soutenir un produit qui était critiqué, vomi même, par tout le monde.

Duquesne: Je n’ai jamais été partisan d’une fancard payante. Mais, à partir du moment où il ne faudra plus la payer, les gens n’auront plus d’excuse. Ils ne devront plus venir dire qu’ils ont arrêté d’aller au foot à cause de la fancard. Elle ne présentera plus aucun inconvénient. A-t-on le droit de râler parce qu’on doit accepter ce contrôle? Moi, quand je prends l’avion, j’accepte de passer dans le portail de détection des métaux. Je le fais volontiers parce que je n’ai rien à me reprocher.

Philips: Cette gratuité risque aussi de produire des effets négatifs car le risque de fraude sera encore plus grand qu’aujourd’hui. Il sera encore plus facile, pour les interdits de stade, d’emprunter la fancard de quelqu’un d’autre pour assister quand même aux matches. S’ils font cela et se comportent convenablement, je suis rassuré en tant qu’organisateur. Mais s’ils font les fous, j’ai un gros problème. « Tourner autour des hooligans comme les Indiens autour des cow-boys »

La fancard actuelle coûte 12,5 euros pour trois ans: c’est cher pour le spectateur qui ne va au foot qu’une seule fois par saison!

Philips: Si je veux rentrer dans une boîte de nuit branchée, je dois acheter une carte de membre. Même si je ne fais qu’une seule danse…

Pourquoi les clubs n’autorisent-ils pas l’achat de quatre tickets par fancard à partir du moment où le ministre de l’Intérieur le permet?

Philips: La situation actuelle dans les clubs, c’est un ticket par fancard. Ils font pourtant ce qu’ils veulent. Mais à leurs risques. S’il y a des dérapages, ils devront assumer.

Un amateur de foot sans fancard qui décide, le jour du match, d’aller au stade, ne peut généralement pas entrer: aberrant, non?

Philips: Il faut tordre le cou une fois pour toutes à la rumeur qui affirme que beaucoup de gens décident au dernier moment d’aller au stade. C’est très, très, très rare.

Ce n’est pas ce qu’on dit dans les clubs!

Philips: Tous les dirigeants affirment que la fancard est ennuyeuse mais qu’elle est en même temps nécessaire. Chaque fois que nous abordons le sujet à la Ligue Professionnelle, les commentaires vont dans le même sens: il faut la maintenir. Il y a actuellement 300.000 fancards classiques en circulation, et 50.000 pour des sociétés. Ce sont de bons chiffres. Et, si des dirigeants ne sont pas contents, ils n’ont qu’à jeter la fancard à la poubelle. Mais attention: le responsable de la sécurité et le président du club en question devront assumer. Ce n’est pas moi qui irai en prison!

Duquesne: Après l’EURO 2000, j’ai fait aux ministres européens un rapport dans lequel je détaillais les mesures que nous avions prises pour assurer la sécurité lors de cet événement. Tout s’est extrêmement bien passé alors que notre Parlement m’avait demandé d’interdire le match Allemagne-Angleterre. Les vrais supporters étaient dans les stades, et les mauvais, on ne les a pas ratés. J’en ai renvoyé 600 en Angleterre. Mes mesures ont été approuvées par les 15. Un peu plus tard, les Coréens et les Japonais sont venus chez moi pour en savoir plus dans l’optique de la Coupe du Monde. Et aujourd’hui, ce sont les Portugais qui se renseignent en prévision de l’EURO 2004. C’est quand même la preuve que nous avons eu de bonnes idées, non?

Un supporter qui déposerait plainte contre la fancard n’aurait-il pas des chances de gagner le procès?

Philips: En invoquant l’atteinte à ses libertés individuelles? Je ne vois pas en quoi nous les bafouons.

Que pensez-vous des Allemands qui ont été renvoyés à leur arrivée à Sclessin?

Duquesne: Qui dit qu’ils n’appartenaient pas à l’un ou l’autre noyau dur? Il y en a des milliers en Allemagne.

Philips: Ces supporters, on ne les connaissait pas. Mais il leur aurait suffi de se faire identifier auprès du manager du Standard, en cours de semaine et, après les contrôles d’usage, ils auraient pu rentrer dans le stade à condition de ne pas être fichés. Ils ne devaient pas posséder de fancard mais simplement se donner à connaître.

Duquesne: Il y a un échange d’informations sur le plan international. Nous essayons, avec les autorités d’autres pays, de resserrer l’étreinte autour des hooligans. Comme les Indiens autour des cow-boys!

La fancard ne risque-t-elle pas d’être un thème de campagne électorale? Alain Courtois a déjà plaidé pour sa suppression et Marc Wilmots pense la même chose.

Duquesne: J’attends des adversaires de la fancard qu’ils proposent des solutions. Tout le monde peut donner son avis au café du commerce en prenant une chope, mais moi, j’attends des projets qui garantiraient la même efficacité que la fancard. En attendant, j’assume mes responsabilités.

Philips: Une société m’a proposé récemment un projet d’identification par empreintes digitales. Vous imaginez les réactions des supporters si on les obligeait à livrer leurs empreintes au moment où ils entrent dans le stade? Certains plaident pour qu’on se limite à la présentation de la carte d’identité. Vous voyez le guichetier retranscrire les données de chaque carte d’identité? Cela prendrait trois minutes par billet: impossible. Aujourd’hui, il faut environ 22 secondes pour acheter son ticket sur présentation de la fancard: il faut plus longtemps pour compter ses euros et ses petites pièces que pour faire contrôler sa fancard. Mais les gens estiment encore que c’est trop contraignant.

Pierre Danvoye

« Je n’ai jamais imposé la fancard » (Antoine Duquesne)

« Nous avons des cachots mais il n’y a jamais de hooligans dedans » (Jean-Marie Philips)

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