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La libération de Rotterdam

Dimanche, 18 années de frustration ont été évacuées contre l’Heracles. Feyenoord est de nouveau champion des Pays-Bas, pour la première fois depuis 1999.

« Je n’avais jamais vu ça, c’était complètement fou « , a admis Wouter Gudde, le directeur commercial de l’Excelsior Rotterdam. Pendant des semaines, il a été assailli par des demandes de places pour le match de la 33e journée. Ce jour-là, Feyenoord était censé remporter le titre dans le minuscule stade de Woudestein, d’une capacité de 4.500 places à peine.

 » Nous avons même reçu une demande de cinq grands-mères originaires de Maastricht qui étaient prêtes à acheter une carte de membre du club « , a raconté Gudde au journal néerlandais Algemeen Dagblad.

Cette effervescence, Gudde l’avait pourtant vu arriver. Pendant la trêve hivernale, lorsque Feyenoord comptait cinq points d’avance, la vente de mini-abonnements pour une demi-saison à l’Excelsior avait battu tous les records : 250 ont été écoulés, tous achetés par des supporters de… Feyenoord ! Ils avaient déboursé près de 100 euros pour sept matches qui ne les intéressaient pas, mais ils étaient assurés d’avoir leur place pour le derby du 7 mai 2017.

Et ils avaient fait une affaire en or. Car, au lendemain de la victoire de Feyenoord à Vitesse Arnhem, combinée aux défaites de l’Ajax et du PSV, quatre cartes business ont trouvé preneurs à… 30.000 euros. Et des tickets  » normaux  » ont été vendus entre 3.000 et 4.000 euros sur certains sites internet.

 » C’est incroyable « , s’étonne Gudde, pour qui le football rotterdamois n’a pourtant plus aucun secret. Lorsqu’il était joueur, il a été formé à Feyenoord avant de jouer en Eredivisie pour le Sparta et l’Excelsior, les deux autres clubs professionnels de la ville. En outre, il est le fils d’Eric Gudde, le directeur général de… Feyenoord, conspué par les supporters depuis son engagement en 2007. Chaque fois que quelque chose ne fonctionne pas au Kuip, c’est sa faute. Auparavant, le même homme avait officié comme directeur du service des sports de la Ville de Rotterdam.

Des critiques pas toujours fondées, car deux ans à peine après son engagement, le club a été placé sous curatelle. La conséquence d’une gestion financière désastreuse de ses prédécesseurs. Gudde a dû justifier chaque investissement supérieur à 50.000 euros. Feyenoord, qui a reçu le Trophée Rinus Michels récompensant le meilleur club formateur cinq fois d’affilée entre 2010 et 2014, a été obligé d’effectuer son recrutement dans son propre centre de formation, Varkenoord.

Jeune classe et légion

L’équipe Première devait alors accepter la domination du PSV et de l’Ajax, mais le travail de formation a porté ses fruits. Et la vente de produits du cru, comme Stefan de Vrij, Bruno Martins Indi, Jordy Clasie, Jean-Paul Boëtius, Leroy Fer, Georginio Wijnaldum et Jonathan de Guzman, a permis de rétablir un certain équilibre dans le budget. D’autres jeunes issus du centre de formation – Tonny Vilhena, Terence Kongolo, Bart Nieuwkoop et Rick Karsdorp – sont restés au bercail (mais pour combien de temps encore ? ) et ont contribué à la conquête d’un titre historique, cette saison.

Pourtant, on continue à agiter les mouchoirs blancs à l’adresse de Gudde, alors qu’il a fait passer le club en cinq saisons de la catégorie 1 (insuffisant) à la catégorie 3 (bon). Il a été menacé, verbalement et physiquement, mais il tient bon.  » Travailler à Feyenoord, c’est comme gravir le mont Ventoux à vélo. Il est toujours possible d’abandonner, mais lorsqu’on monte dans la voiture-balai, on éprouve vite des regrets.  »

Feyenoord champion, enfin. Après 18 années durant lesquelles le club a souvent touché le fond. Paradoxalement, tous les contretemps ont encore renforcé les liens qui unissent les supporters à leur club. En 1999, 32.000 spectateurs prenaient place dans le stade lors de chaque match à domicile. En 2002, l’année où l’équipe a remporté la finale de la Coupe de l’UEFA au Kuip contre le Borussia Dortmund, on a frôlé la barre des 40.000 spectateurs.

Et, au cours des 15 années suivantes, ce chiffre n’a cessé d’augmenter : 44.000 en 2007/08, lorsque le club a remporté la Coupe des Pays-Bas, et près de 48.000 la saison dernière, couronnée par une 12e coupe sous la houlette de Giovanni van Bronckhorst.

Trois trophées depuis le dernier titre de champion en1999, sous la houlette de Leo Beenhakker : c’est beaucoup trop peu.  » On ne devient pas supporter de Feyenoord pour le plaisir « , a un jour déclaré Gerard Cox, un célèbre cabaretier rotterdamois. HetLegioen – la légion, nom donné à ses fans – est pour toujours liée au club. Ce sont des têtes brûlées d’une grande fidélité, qui cultivent leur chemin de croix.

Voir et vivre le foot

À l’automne 2010, l’équipe de Mario Been a été humiliée à Eindhoven : une défaite 10-0 des oeuvres du PSV. Mais le mercredi suivant, ils étaient 40.000 dans les tribunes pour un non-match contre le VVV Venlo. Les supporters de Feyenoord témoignent d’une fidélité à toute épreuve. L’un d’eux l’a décrite en ces mots, dans le Livre du Jubilé paru en 2008 :  » L’amour que l’on voue à Feyenoord n’est pas lié au succès. Feyenoord, c’est comme Pâques : on sait que la crucifixion est inéluctable et douloureuse, mais qu’une résurrection est toujours possible.  »

C’est aussi ce qu’a écrit Jean-Paul van Gastel, l’actuel entraîneur adjoint qui a été champion en 1999, dans la préface de Het Legioen, le livre signé Berne van Leeuwen.  » Je ne cesse de le répéter : si vous voulez voir du football, ne venez surtout pas chez nous. En revanche, si vous voulez vivre le football, vous n’allez pas être déçu. Pendant mes années comme joueur à Feyenoord, j’ai pu me rendre compte à quel point ce club pouvait déchaîner les passions. J’ai toujours admiré cette incroyable fidélité. C’est impressionnant. Et c’est ce qui rend Feyenoord unique.  »

18 ans sans titre. Et 13 entraîneurs qui, depuis Beenhakker (le dernier qui a été titré), ont dû mordre sur leur chique pour essayer de répondre aux attentes. Lorsque Van Bronckhorst, qui a été l’assistant de Ronald Koeman et de Fred Rutten pendant quatre ans, a été présenté comme T1 en mai 2015, il s’est heurté aux réticences du directeur technique Martin van Geel, qui aurait préféré un entraîneur plus expérimenté.

 » Confier les rênes de l’équipe à Van Bronckhorst présentait un risque. Je voyais qu’il avait du potentiel, mais je n’étais pas convaincu « , a avoué Van Geel récemment.  » Mais, à l’époque, je n’avais pas trouvé d’entraîneur expérimenté qui offrait plus de garanties.  »

Gio est réputé pour être un grand travailleur, qui n’hésite pas à bosser 18 heures par jour pour replacer Feyenoord dans le sillage de l’Ajax, mais après une série de sept défaites d’affilée – un record dans l’histoire du club – les doutes ont ressurgi. Dans le vestiaire, le natif de Rotterdam ne parvenait plus à trouver les mots pour remotiver les joueurs.

Après une nuit de réflexion, Van Geel décide d’adjoindre Dick Advocaat comme conseiller au groupe. Van Brockhorst accepte et Van Geel lui en est reconnaissant.  » Dans l’intérêt du club, il a consenti à mettre son ego – qui, dans son cas, n’est pas surdimensionné – de côté.  » Affublé d’une belle-mère, Van Bronckhorst s’épanouit complètement. Lors des conférences de presse obligatoires, il reste en retrait et sur la réserve, mais il élimine progressivement les erreurs de débutant qu’il avait pu commettre jusque-là. Comme celle de changer constamment la composition de son équipe et le système de jeu.

Dick Advocaat et Giovanni van Bronckhorst

Le duo Advocaat-Van Brockhorst ne perd plus le moindre match et réalise également un parcours sans faute en Coupe des Pays-Bas. Au lendemain de la finale remportée contre le FC Utrecht, Van Bronckhorst soulève la Coupe au balcon de l’Hôtel de Ville, aux côtés de Dirk Kuyt. C’est un lundi matin, il pleut et il fait froid, mais 40.000 supporters sont là pour l’acclamer.

 » C’est fantastique de remporter un trophée dès ma première saison comme entraîneur principal, à la tête du plus beau club du pays. La saison a été compliquée, mais elle se termine en apothéose.  » Il se garde toutefois bien de promettre un 15e titre.

Il ne s’emballera pas davantage lorsque, cette saison, l’équipe s’impose 0-5 au FC Groningen dès la première journée, et remporte les huit matches suivants dans la foulée. 27 sur 27. Comme si, au Kuip, on avait appris à ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Serait-on devenu réaliste ? Feyenoord, candidat au titre ? Lorsqu’on compare les budgets, cela paraît tellement improbable. Le budget du PSV est de 85 millions d’euros. Celui de l’Ajax de 80 millions d’euros. Feyenoord doit se contenter de 59 millions d’euros.

Van Geel a bien été obligé d’en tenir compte. Il évite de trop dépenser durant l’intersaison. Steven Berghuis est loué à Watford, le gardien Brad Jones arrive gratuitement du NEC Nimègue, et quelques jeunes talents sont puisés dans le vivier de Varkenoord. L’attaquant Nicolai Jørgensen, acheté au FC Copenhague pour concurrencer Michiel Kramer, a coûté 3,5 millions d’euros. C’est beaucoup d’argent mais Jørgensen fait d’emblée forte impression. Neuf matches, sept buts et quatre assists plus tard, plus personne ne parle de Kramer au Kuip.

Ce n’est que lors de la 12e journée qu’un premier faux pas est enregistré : une défaite 1-0 sur le terrain des Go Ahead Eagles, avant-derniers au classement. Trois semaines plus tard, Feyenoord est bousculé pendant 80 minutes par le FC Utrecht, mais le duo Jørgensen-Kramer parvient à égaliser à 3-3 dans le temps additionnel. Certains journaux pointent du doigt les lacunes tactiques de Van Bronckhorst, alors qu’il compte plus de points que ses illustres prédécesseurs Bert van Marwijk, Ruud Gullit et Ronald Koeman après 17 journées.

Van Geel récompense son entraîneur en lui offrant une prolongation de contrat de deux saisons, malgré l’avis négatif des AmisdeFeyenoord, un club de supporters très influents qui ont injecté plus de 30 millions d’euros dans le club au cours des dernières années, en échange de près de la moitié des actions. Ils trouvaient Van Bronckhorst trop gentil pour diriger un grand club souvent instable. Mais Gio n’hésite pas à placer son ancien équipier Dirk Kuyt sur le banc. Une décision qui ne plaît pas du tout à l’attaquant de 36 ans, si l’on en croit l’hebdomadaire Voetbal International.  » Dirk est un Dieu au Kuip. C’est lui qui a guidé Feyenoord sur la route du titre.  »

Gloire ou tragédie

Après la trêve hivernale, la domination de Feyenoord se poursuit : 21 sur 21. Mais le grand club de Rotterdam trébuche dans le jardin du voisin : il s’incline 1-0 face au Sparta. L’Ajax refait son retard, point par point. La saison connaîtra-t-elle une issue heureuse ou se terminera- t-elle sur une nouvelle tragédie ?

À la veille du déplacement à l’ArenA d’Amsterdam, le syndrome de la deuxième ville du pays réapparaît. Voetbal International écrit :  » Les chances d’assister à une remontada apparaissent plus grandes que celles d’une victoire de Feyenoord à Amsterdam. Les combattants de Rotterdam semblent se préparer à l’inéluctable.  » Ajax, 33 titres de champion au palmarès, revient à trois points du leader. Une semaine plus tard, lorsque Feyenoord doit concéder le match nul à Zwolle, les portes de l’enfer semblent s’ouvrir.

Peter Bosz, le T1 de l’Ajax, jette encore un peu d’huile sur le feu.  » Feyenoord doit encore se déplacer deux fois et n’est jamais à l’aise hors de ses bases.  » C’est faux. Aucune équipe n’a pris plus de points en déplacement que les Rotterdamois. En outre : Feyenoord joue toujours à domicile. À Arnhem, la tribune principale est remplie aux trois quarts par des supporters de Feyenoord, qui ont envahi le Gelredome par milliers.

Après une demi-heure, le marquoir affiche 0-2, Feyenoord déroule. Deux semaines plus tard, après un week-end sans championnat, le titre est à portée de mains au moment de se déplacer au Woudestein de l’Excelsior. Des adultes ne peuvent retenir leurs larmes. 18 années de frustrations sont sur le point d’être évacuées.

Pendant que le bus des joueurs quitte Arnhem pour rentrer à Rotterdam, l’Ajax s’incline 1-0 sur la pelouse du PSV. À deux journées de la fin, l’écart est à nouveau de quatre points. Tonny Vilhena, dont la mère est décédée des suites d’une longue maladie en cours de saison, lève les bras au ciel. Jørgensen, le héros d’Arnhem avec ses 20e et 21e buts, serre les poings.

Dirk Kuyt pose son bras autour de l’épaule de Jens Toornstra, son successeur au numéro 10, et s’adresse à la foule. Dans un premier temps, il tempère l’enthousiasme.  » Notre but n’est pas encore atteint « , s’exclame-t-il.

De fait, un Feyenoord crispé s’écroule 3-0 à Woudestein. Dans la cuvette, où le match est retransmis sur écran géant, 50.000 fans pleurent leur désillusion. Une fois de plus, tout est à refaire. Mais à domicile, cette fois, face à Heracles. Et, cette fois, ce sera la bonne : 3-1…

par Chris Tetaert – photos Belgaimage

 » Travailler à Feyenoord, cela équivaut à gravir le mont Ventoux à vélo. On peut toujours abandonner, mais lorsqu’on prend place dans la voiture-balai, on a des regrets.  » Eric Gudde, directeur général

 » L’engagement de Giovanni van Bronckhorst présentait un risque. Mais je n’ai trouvé aucun entraîneur expérimenté qui offrait plus de garanties.  » Martin van Geel, directeur technique

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