LA LÉGENDE de Roger-la-Honte

Le souvenir du Standardman du Siècle est-il toujours aussi vivant ou s’efface-t-il au rythme lent du temps qui passe ?

« Non, Monsieur, je ne connais pas Roger Claessen : j’ignore quand et à quelle place il jouait. D’ailleurs, je ne savais même pas que c’était son portait… « , affirme un supporter qui arrive devant l’entrée principale du stade. Là haut, le neuf de c£ur, magnifiquement peint en 2003 à la demande de Pierre François et Lucien D’Onofrio, par l’artiste plasticien Vincent Solheid, n’a pas perdu son sourire et ce regard espiègle qui l’ont toujours caractérisé. Rien ne semble étonner ce philosophe qui doit se dire :  » C’est tout à fait normal, il y a déjà si longtemps que je suis parti. Ils ont d’autres idoles…  »

Un peu plus loin, un steward précise :  » Moi, je croyais même que c’était Nico, Nico comment donc : oui, c’est çà, Nico Claesen. Vous savez, il serait bon d’inscrire son nom sous le portrait.  » Près de là, à l’approche de la quarantaine, un fan du Standard tient à dire :  » Mon père m’en a parlé, j’ai lu pas mal d’articles à son propos : Claessen a été un avant-centre génial. Il était le Standard et reste le Standard. Mais un tel club devrait avoir un musée où tout le monde pourrait se souvenir des glorieux anciens et certainement de Claessen. Cela se fait à l’étranger, pourquoi pas en Belgique et au Standard ? C’est quand même notre histoire. En Angleterre, tout le monde connaît George Best. Les Italiens parlent de Gianni Rivera avec de l’admiration dans les yeux. Les Allemands n’oublieront jamais Gerd Müller…  »

Ce sentiment est totalement partagé par Roger Dancot, un fidèle admirateur de Claessen. Ce Bruxellois habite Seraing depuis quelques années. Pour lui, le mythe est intact, personne n’égalera jamais le plus doué des attaquants rouches. Il montre fièrement son T-shirt sur lequel est imprimée une photo de son idole :  » A la maison, une bougie de neuvaine brûle jour et nuit sous son portrait. Je me rends régulièrement sur sa tombe. Je ne pourrais pas vivre sans honorer sa mémoire. C’était le plus généreux et le plus gentil des hommes, près de ses admirateurs, qu’ils soient connus ou pas. Un jour, je lui ai écrit pour obtenir une photo dédicacée. Un peu plus tard, je l’ai rencontré avec mon père à la sortie du stade. Le grand Claessen m’a réservé un sourire sympathique, présenté à ses équipiers et à ses amis.  »

 » Je l’ai suivi partout quand il a quitté Sclessin : à Aix-la-Chapelle, au Beerschot, au Crossing de Schaerbeek, à Bas-Oha, etc. Quelques jours avant son décès, j’ai encore passé une soirée avec lui et des amis dans son café du Boulevard de la Constitution à Liège, le Centre-Avant. Nous avons chanté le Chiffon Rouge avec Roger, la chanson révolutionnaire de Michel Fugain. Il la connaissait sur le bout des doigts : – Compagnon de colère, compagnon de combat/ Toi que l’on faisait taire, toi qui ne comptais pas/Tu vas pouvoir enfin le porter/Le chiffon rouge de la liberté/ Car le monde sera ce que tu le feras/ Plein d’amour de justice et de joie. J’en ai la chair de poule. Claessen était le héros du peuple. Je ne crois pas qu’une telle symbiose soit encore possible de nos jours. Les joueurs sont désormais des carriéristes qui veulent d’abord gagner beaucoup d’argent. Je ne leur reproche pas, c’est ainsi de nos jours.  »

Un autre partisan du Standard intervient :  » Tiens, maintenant que vous me le dites, je reconnais Claessen.  » Un jeune complète :  » Je croyais que son magnifique portrait servait à décorer et à embellir le stade. Je n’ai jamais vu de photo ou de vidéo de sa carrière. De nos jours, les vedettes ne font que passer. En 2012, un Claessen serait vite transféré en Angleterre ou en Russie : plus personne n’a le temps de devenir une légende. Pour nous, ce qui compte, c’est d’abord le club, le maillot, les couleurs… « 

Sixième enfant d’une famille pas très riche

Il y a donc ceux qui vénèrent toujours, même parfois plus que jamais, la mémoire du plus grand attaquant de l’histoire du Standard, gardent ses photos et autographes comme des reliques qu’on embrasse de temps en temps. Et puis, il y a les plus jeunes, de plus en plus nombreux, qui ont à peine entendu parler de Claessen, le surdoué des golden sixties, le play-boy et l’enfant terrible qui ne craignait rien ni personne. Au début des années 60, ce numéro 9 est le plus connu et le plus combatif des Liégeois, l’espoir de toute une région déjà inquiète pour l’avenir de sa sidérurgie. Claessen sème de l’optimisme alors que le monde enchaîne les tensions : la guerre d’Algérie, la crise de Cuba, l’assassinat de John Kennedy à Dallas, le Printemps de Prague, etc. En admirant Claessen, les supporters du Standard oublient tout cela, sont certains que leur club peut tenir la dragée haute à Anderlecht. Mais les années ont passé et Roger semble de plus en plus seul sur une des colonnes qui entoure l’entrée principale.

Cette solitude tranche avec la joie dans laquelle la famille Claessen l’accueille le jour de sa naissance, le 27 septembre 1941.  » J’étais le sixième enfant d’une famille pas très riche – on savait parfaitement ce qu’était un sou – mais heureuse « , explique-t-il dans ses Mémoires publiées par le Sportif70, un des ancêtres de Sport Foot Magazine.  » Ma mère travaillait à la ferme, on vendait de tout, dont un peu de maquée (fromage blanc frais). Mon père l’aidait et travaillait aussi comme cheminot à la SNCB. J’avais trois s£urs et deux frères. Je suis né dix ans après l’avant-dernier. C’est peut-être pour cela que l’on m’a un peu choyé, gâté, protégé. J’adorais le sport et je ne me débrouillais pas mal en athlétisme. A 14 ans, je franchissais facilement 1,75 m au saut en hauteur.  »

Brillant élève flirtant souvent avec les 80 %, Claessen rate pourtant sa première année à l’Athénée de Visé. Ses parents décident de l’inscrire à l’internat du petit séminaire de Saint-Trond où la plupart de ses camarades de classe se destinent à la prêtrise. Le calme qu’il rencontre là-bas explique probablement ses crises de mysticisme. Le football reste cependant son credo. Tous les week-ends, il marque des buts comme à la parade pour le compte de l’Etoile Dalhem. Le Standard le suit et l’achète pour 7.500 euros : c’est l’affaire du siècle. Il n’y perd pas son temps. Propulsé en cadets provinciaux, il marque 101 buts en 20 matches : on n’a jamais vu cela à Sclessin. A quinze ans et demi seulement, il évolue déjà en réserve et continue sur sa lancée (25 buts en six matches).

 » C’était plus que suffisant pour Geza Kalocsai, le coach de l’équipe première « , précise-t-il encore dans ses Mémoires.  » Le 12 décembre 1958, l’entraîneur hongrois, qui adorait les jeunes joueurs, me fit jouer à Tilleur, au Pont d’Ougrée, ou nous avons gagné : 1-2. Je n’ai pas livré une performance inoubliable. Normal : j’étais passé presque sans transition des cadets provinciaux au noyau de la première. J’ai ensuite fait preuve de patience. Kalocsai songea même à moi pour les matches historiques contre le Stade de Reims, en quarts de finale de la Coupe d’Europe des Clubs Champions. Finalement, il m’écarta à la dernière minute.  »

A partir de 1960-1961, Claessen se distingue de plus en plus en équipe fanion et contribue à la conquête du deuxième titre national des Rouches. Kalocsai cède sa place à Jean Prouff. Le Standard réalise une superbe moisson européenne. Fredrikstad, Valkeakosken, les Glasgow Rangers : personne ne lui résiste, sauf le Real en demi-finale. Claessen signe des matches prodigieux, surtout face aux Ecossais. Roger est devenu un des meilleurs attaquants d’Europe mais ce rebelle, ce héros, ce prince des nuits liégeoises, ce poète, cet ami de tous et surtout des opprimés, cet admirateur de Che Guevara se perd entre ses griseries et ses éclairs inoubliables. En 1963, son club l’écarte car il a fêté une défaite au FC Liégeois. Le grand patron du Standard, Roger Petit, n’apprécie pas et le suspend pour une durée indéterminée. Roger remet de l’ordre dans ses idées à Val d’Isère. Battu avec fracas en championnat à Diest (4-0), le Standard se met à genoux devant Claessen et le prie de jouer contre le Lierse, même sans entraînement. L’attaquant met les pendules à l’heure en marquant trois buts en trois minutes. Un hat-trick unique en son genre, comme la popularité de son auteur.

A Montréal, il disparaît durant deux jours

Ses amis lui dénichent un surnom qui lui plaît et lui va comme un gant : Roger-la-Honte, pseudonyme d’un gangster français de la Belle Epoque. Il a besoin d’aventures comme de pain blanc. International militaire, il est mis à la porte de cette équipe avec Maurice Jamin de Mons par le Colonel Wendelen. Après un match du tournoi CISM en Grèce, i1s prennent un bain de soleil sur la terrasse de leur hôtel. Rien de plus normal sauf que les deux camarades n’ont rien à cacher, nus comme Adam. Les passants sont scandalisés par leur attitude et Wendelen les remballe au pays. Le cachot les attend mais ils se perdent quelques jours en cours de route. Un jour, en Hongrie, Michel Pavic l’enferme à double tour dans une chambre située au troisième étage.  » A Montréal, en 1968, on ne l’a pas revu, durant 48 heures « , raconte un jour l’entraîneur serbe.  » Roger avait fait la connaissance d’une jolie fille. Il est revenu avant que nous ne partions pour l’aéroport : je m’apprêtais à déclarer sa disparition à la police.  »

Ces coups de folie expliquent en partie son maigre tableau de chasse en équipe nationale : seulement 17 caps. Son talent mérite plus. Petit ne l’aide pas quand il interdit à ses joueurs de répondre aux convocations de l’Union Belge pour cause  » d’anderlechtisation de l’équipe nationale « . En 1967, le Soulier d’or lui file sous le nez, probablement pour cause de mauvaise réputation. Pavic dit alors en parlant de l’enfant terrible du Standard :  » On a choisi Fernand Boone, un brillant gardien de but, d’accord, mais…  » mon  » Roger méritait plus que personne de figurer au palmarès du Soulier d’Or.  » En 1968, Claessen ne gagne que 8.000 euros par an au Standard ( » Moins 2.000 euros d’amende par an « , dit-il à l’époque). Il est transféré à Allemania Aix-la-Chapelle pour 125.000 euros, un montant record payé à la fin des années 60 pour le transfert d’un joueur en Bundesliga. Cologne refuse de s’aligner sur ces chiffres. Claessen joue à Aix de 1968 à 1970 puis au Beerschot (1970-1972), au Crossing de Schaerbeek (1972-1974), à Bas-Oha (1974-1977), à Saint-Vith (1977-1978), à la Queue-du-Bois (1978-1979). Il a marqué 202 buts en D1, décroché deux titres nationaux (1960-1961, 1962-1963) et gagné deux Coupes de Belgique (1966, 1967).

Erudit, il a toujours eu des piles de bouquins autour de lui. L’Antiquité le passionne jusqu’à son dernier jour. Son épouse allemande, Marlies, lui a donné un fils : Marc-Antoine qui ressemble comme deux gouttes d’eau à son papa. Marc Antoine travaille chez Arcelor-Mittal :  » Quand je dis que je suis le fils de Roger Claessen, certains croient que je suis riche. Rien n’est plus faux. Oui, quelque part, la gloire m’a enlevé mon papa, le c£ur, le corps et le moral usés par la vie et sa générosité. Mais vous savez quand je passe devant le stade et que mon fils me demande de parler de son grand-père, j’ai les larmes aux yeux tant je suis fier de lui.  » Roger Dancot offre quelques photos du passé à Marc-Antoine :  » Les années ont passé depuis ce triste 3 octobre 1982 qui nous a enlevé Claessen, à 41 ans. Le Standard ne peut pas oublier sa plus belle légende.  »

PAR PIERRE BILIC

 » Je croyais que son magnifique portrait servait à décorer le stade… « 

 » Nous avons chanté le Chiffon Rouge, la chanson révolutionnaire, avec Roger. « 

 » Quand je dis que je suis le fils de Claessen, certains croient que je suis riche: rien n’est plus faux « 

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