© TIM DE WAELE

La grande réconciliation

Düsseldorf s’est préparé pour le Grand Départ du Tour de France avec un enthousiasme débordant. Mais la pluie a, dans un premier temps, refroidi les ardeurs. Tony Martin lui-même n’y a rien changé.

Le Tour en Allemagne : c’était l’ultime manoeuvre d’une grande opération de réconciliation, visant à enterrer définitivement un passé mouvementé. Le patron du Tour en personne, Christian Prudhomme, avait évoqué  » un pays qui portait le Tour dans son coeur, jusqu’à ce que l’amour se brise.  » Prudhomme a, cette fois, évoqué avec la liturgie indispensable, un retour aux anciennes amours, dans un pays qui a fait de la lutte contre le dopage une priorité.

Est-ce la raison pour laquelle Jan Ullrich n’a pas été invité, ni par l’organisation du Tour de France, ni par la fédération allemande de cyclisme, ni par le comité d’organisation local à Düsseldorf ? L’Allemagne continue à clouer Ullrich au pilori, depuis qu’il a été condamné dans un scandale de dopage. Pour les médias, il est devenu un pestiféré, alors qu’il a rendu ces mêmes personnes complètement hystériques lorsqu’il a remporté le Tour de France en 1997.

Une armée de 80 journalistes s’était alors déplacée sur la Grande Boucle pour célébrer le triomphe de l’ancien Allemand de l’Est. Mais tout le monde ne diabolise pas UIlrich : celui-ci ne peut toujours pas dîner calmement dans un restaurant sans être assailli par des chasseurs d’autographes. Mais, samedi dernier, il a donc dû suivre le départ du Tour de France à la télévision, chez lui à Majorque, où il habite depuis cette année et où il organise des événements cyclistes pour des entreprises. Sa maison en Suisse, au bord du lac de Constance, a été mise en vente.

Jan Ullrich est en paix avec lui-même. Il pèse aujourd’hui 83 kilos, 13 de plus que son poids de forme en compétition. C’est encore un poids acceptable pour quelqu’un qui, durant sa carrière, a toujours adoré les sucreries. Ses anciens équipiers se souviennent encore de l’époque où l’ancien vainqueur du Tour plaçait un pot de Nutella dans le four à micro-ondes et suçait la pâte chocolatée jusqu’à la dernière goutte. Lorsqu’il a été condamné pour dopage en 2013, Ullrich ne s’est jamais considéré comme un tricheur, mais comme une victime du système.

Il reconnaît qu’il a commis des erreurs, parmi lesquelles celle d’avoir causé un accident en 2014 alors qu’il avait beaucoup trop bu. Mais tout le monde, affirme-t-il, a droit à une deuxième chance. Bien sûr, il regrette que toutes ces histoires de dopage remontent sans cesse à la surface, a-t-il déclaré la semaine dernière lors de l’une de ses rares interviews accordée au journal à sensation Bild.

Il répète qu’il aurait dû succéder à Rudi Altig, décédé l’an passé, à la tête de l’organisation de la course RundumKöln, mais que celle-ci lui a finalement été refusée. Lorsqu’on lui demande pourquoi il n’a pas été invité pour le Grand Départ du Tour de France à Düsseldorf, il élude la question. Ce n’est pas le moment d’en parler, répond-il. Parce que sa fille Sarah Maria fête précisément ses 14 ans ce jour-là.

Mais il a tout de même annoncé que, lors de la deuxième journée, il prendrait place quelque part sur le parcours. Et il a tenu parole : Ullrich a suivi le Tour dans la petite ville de Korschenbroich en compagnie de quelques amis. Il a même fait une apparition publique. Les gens l’ont salué avec enthousiasme.  » Si quelqu’un souhaite poser une question au sujet du dopage, il suffit de lever la main « , a lancé la présentatrice. Personne ne l’a fait. Ullrich a croulé sous les cadeaux. Il a surtout reçu du… chocolat.

Apparemment, tous les pécheurs ne sont pas logés à la même enseigne. Richard Virenque et Alex Rasmussen étaient bel et bien présents, eux, à Düsseldorf. Pas en tant qu’invités de l’organisation, certes, mais comme consultants de la télévision. Ils ont donné des tapes amicales à tout le monde. L’hypocrisie est toujours de mise dans le peloton. Dans un premier temps, on reproche aux coureurs d’avoir utilisé des produits dopants. Ensuite, on leur demande d’analyser la course.

Bonjour le Tour

Düsseldorf n’a pas ménagé ses efforts pour replacer la ville sur la carte internationale grâce au départ du Tour de France. Comme Berlin l’avait fait il y a exactement 30 ans, dans un contexte politique chargé et dans le cadre des festivités du 750e anniversaire de la ville. Depuis la RDA, on a suivi l’événement avec une pointe d’envie et de jalousie. Car Berlin était aussi la capitale de l’Allemagne de l’Est.

Cette gigantesque fête populaire a été perçue comme une provocation. Le fait que le Polonais Lech Piasecki ait quitté Berlin avec le maillot jaune sur les épaules était tout un symbole : un Européen de l’Est qui s’érige en leader, à un jet de pierre du bloc de l’Est. Berlin s’est frotté les mains d’avoir dépensé 90 millions de francs belges – 2,25 millions d’euros, frais d’organisation compris – pour ces deux jours. Cela équivalait à 600.000 francs belges (15.000 euros) par kilomètre pour présenter la ville comme une métropole verte, vivante et dynamique.

C’est également cette image que voulait propager Düsseldorf. La ville possède autant de flair, mais un autre profil et des points d’intérêt différents : un vieux centre-ville particulièrement joli, un quartier animé où fleurissent les terrasses et restaurants, un superbe boulevard qui longe le Rhin, très fréquenté. Et l’une des plus belles rues commerçantes d’Allemagne : la Königsallee, longue d’un kilomètre.

Les temps changent et, en matière d’investissements, on ne peut pas effectuer la comparaison avec la situation qui prévalait il y a 30 ans : Düsseldorf a finalement dû débourser 14 millions d’euros pour accueillir le Tour de France dans ses murs, six fois plus que Berlin autrefois. Cette somme a en partie été compensée par les revenus publicitaires, supérieurs aux 6,3 millions d’euros qui avaient été budgétisés.

Il a fallu payer pour chaque mètre parcouru en territoire allemand. La traversée de Mönchengladbach, par exemple, qui s’est effectuée à la vitesse de l’éclair et qui a été rehaussée par l’insertion d’un sprint intermédiaire, a coûté 100.000 euros à cette ville principalement réputée pour son club de football. Le montant qu’a versé Düsseldorf a parfois été critiqué : certains estimaient que la ville aurait mieux fait de consacrer cet argent à la réalisation d’autres projets, comme des écoles, des rues et des logements sociaux. C’était déjà le cas lorsque la ville a posé sa candidature et que le Conseil communal a voté pour à une très faible majorité : 40-39.

Malgré cela, le compte à rebours a commencé 100 jours avant le départ. L’horloge a été placée dans un endroit très fréquenté, la Burgplatz.  » Bonjour le Tour « , pouvait-on lire partout. En ville, on ne pouvait pas échapper à l’événement qui se préparait.  » Allez, allez, allez  » indiquaient d’autres panneaux. Ce n’est pas pour rien que Düsseldorf aime rappeler que Napoléon a dirigé son royaume depuis Düsseldorf pendant quelques jours.

Devoir journalistique

La télévision allemande, reprise par 190 autres chaînes, a mis les petits plats dans les grands pour diffuser l’événement.  » EinVolksfest « , une fête populaire. Ah ! Si l’on avait pu faire revenir l’horloge dix ans en arrière, lorsque les chaînes de télévision ARD et ZDF s’étaient retirées après que Patrick Sinkewitz eut été exclu pour avoir subi un contrôle anti-dopage inopiné qui s’est révélé positif à la testostérone.

Deux jours plus tard, une équipe a tout de même été ré-envoyée en France pour réaliser un résumé de 20 minutes. Et l’on continue à se demander si Sinkewitz aurait suscité autant d’émoi s’il n’avait pas été sélectionné pour le Tour. Probablement pas, même si le cyclisme allemand était à l’époque sens dessus dessous à la suite de toutes ces affaires de dopage.

Mais était-il judicieux de rappeler toute une équipe de télévision forte de 130 personnes à la maison, parce qu’un coureur isolé avait été contrôlé positif pendant un entraînement ? N’est-il pas du devoir journalistique de continuer à commenter un événement sportif mondial, même et peut-être surtout lorsque celui-ci traverse sa période la plus sombre ? Personne ne se demande ce qui se passerait aujourd’hui, si un nouveau scandale de dopage devait éclater. Le fait que le Portugais André Cardoso ait été pris en flagrant délit d’utilisation d’EPO juste avant le départ, a presque été passé sous silence. Comme une note en bas de page.

Tony Martin en jaune. C’est ce que tous les Allemands espéraient avant le départ du Tour de France. C’est la raison pour laquelle un contre-la-montre individuel a été organisé, sur un parcours qui convenait au coureur. Christian Prudhomme, toujours à la recherche de nouveautés, avait proposé un contre-la-montre par équipes, mais le maire de Düsseldorf, Thomas Giesel, a su le convaincre de s’en tenir à une épreuve individuelle.

Le patron du Tour s’est incliné : après tout, une victoire de Martin contribuerait encore plus à rendre au cyclisme sa popularité en Allemagne. Aucun autre pays n’a d’ailleurs remporté plus d’étapes que l’Allemagne lors des trois dernières éditions de la Grande Boucle : 19.

La pression était donc forte sur les épaules de Tony Martin. On avait l’impression qu’il était le seul coureur allemand au départ. Ou du moins : le seul coureur auquel la presse allemande s’intéressait. Les interviews se sont succédé. Pendant les semaines qui ont précédé le Tour, Martin a affirmé que 98 % des coureurs étaient clean. Et le champion du monde du contre-la-montre a balayé, d’un revers de la main, l’accusation selon laquelle il roule lui-même pour l’équipe Katusha, dans la tourmente autrefois. Aucun membre du personnel de l’époque n’est encore présent aujourd’hui, affirme-t-il.

Déception pour Martin

C’est le type de langage que l’on aime entendre aujourd’hui. Le patron de l’UCI, Brian Cookson, ne cessede répéter qu’il injecte chaque année six millions d’euros dans la lutte contre le dopage. Il rappelle aussi l’introduction du passeport biologique et tous les contrôles effectués. Mais la culture du dopage, dans le peloton, a-t-elle réellement évolué ?

Pendant des mois, Tony Martin n’a eu que les 14 kilomètres de Düsseldorf en tête. Il a personnellement reconnu le parcours lorsque celui-ci n’était pas encore fermé à la circulation. À ses dires, une deuxième ou une troisième place constituerait une grosse déception. Il l’a déclaré avant le départ. Martin savait que, pour s’imposer, il fallait développer une énorme puissance dans les trois ou quatre derniers kilomètres. Or, c’est précisément à ce moment-là qu’il n’a plus pu suivre le rythme effréné.

Sur un parcours rendu glissant par la pluie, Martin a finalement terminé quatrième. Une grosse déception, donc. Pour lui et pour le public. Au point qu’une autre superbe performance est passée inaperçue : le sprinter Marcel Kittel a terminé neuvième du contre-la-montre, il a roulé à peine huit secondes moins vite que Martin. Düsseldorf a dû reprendre son souffle. On n’a pas eu droit au grand spectacle attendu. On espérait accueillir entre 700.000 et un million de spectateurs. Ils ne furent finalement que 500.000.

Et, dans un temps pourri, ils n’ont pas mis beaucoup d’ambiance. Les rues n’étaient pas peintes comme on l’avait pensé, les maisons à peine décorées. Les gens étaient plus curieux que passionnés en regardant le spectacle. Moins d’une heure après la fin de la course, tous les débits de boisson sur le parcours avaient fermé leurs portes. Entre-temps, la pluie avait cessé.

Drapeaux français

Le lendemain, en revanche, le million de spectateurs était atteint le long de la route, entre Düsseldorf et Liège. La caravane a finalement quitté Düsseldorf à 13h30, acclamée par la grande foule cette fois-ci. Dans les autres villes traversées par le peloton, les gens se massaient le long de la route. Aucune faille n’a été constatée dans l’organisation. Les forces de police étaient présentes en quantité, mais elles n’ont jamais gâché l’ambiance. Mieux même : elles se sont discrètement tenues à l’écart. Le Grand Départ du Tour à Düsseldorf a donc marqué un tournant dans l’histoire du cyclisme allemand.

Mais tout le monde était mélancolique lorsque les lampions de la fête se sont éteints.  » Enfin, la paix est revenue « , s’est exclamé un habitant d’un certain âge. Et, dans l’intervalle, l’opposition avait déjà calculé que l’événement coûtera finalement, non pas 14, mais 16 millions d’euros. Une perte pour la ville. Tout dépend évidemment du point de vue où l’on se place. Le secteur de l’horeca, par exemple, a vu ses revenus augmenter de 57 millions d’euros.

Le dimanche après-midi, la capitale de Rhénanie-Westphalie a retrouvé son rythme habituel. Seuls quelques drapeaux français flottaient encore dans le centre-ville. Pas seulement en hommage au Tour de France, mais aussi et surtout parce qu’une grande fête française doit être organisée le week-end prochain. La presse allemande ne parle plus de Tony Martin, mais de Marcel Kittel, vainqueur d’étape à Liège.

PAR JACQUES SYS À DÜSSELDORF – PHOTOS TIM DE WAELE

Düsseldorf a déboursé 14 millions d’euros pour accueillir le Grand Départ du Tour de France. C’est six fois plus que Berlin en 1987.

Jan Ullrich sait qu’il sera toujours rattrapé par son passé.

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