LA FRANCE VERTE

La mine, l’Étrat et son Chaudron. La Sainte-Trinité stéphanoise perdure depuis maintenant plus de 80 ans. Petite cure de fièvre verte, entre du bleu, du blanc, du rouge et des poteaux carrés.

Le paysage est vallonné. Les premières neiges post-été indien s’installent sur les crêtes, d’autres tombent mollement pour s’écraser dans le brouillard stéphanois. A travers la brume, quelques barres HLM, jonchées de graffitis çà et là, tentent de se faire une place au soleil. Le tout dans un cadre résolument minier, mais surtout résolument gris. C’est dimanche et la ville est morte, presque incolore. Malgré, à 16 heures tout rond, les premiers signes du ballon. Un énorme  » EURO 2016  » bleu-blanc-rouge trône devant la gare de Châteaucreux, façon I Amsterdam.

L’antre de Geoffroy-Guichard sera l’une des terres d’accueil de la joute européenne en juin prochain. Une décision somme toute logique vu l’impact des  » Verts  » sur le foot français.  » J’ai choisi Saint-Étienne, je sais pas pourquoi. J’ai eu du flair, tant mieux « , se réjouit fièrement Jean-Michel Larqué, qui rejoint le club en compagnie d’un certain Aimé Jacquet en 65, dans le docu L’épopée des Verts.  » En fait, c’est cette minute-là qui a changé toute ma vie. Si j’avais choisi un autre club, j’aurais peut-être pas connu toutes ces joies.  »

Les briques rouges, avec une poignée de bâtiments abandonnés et tagués, s’entremêlent parmi les grosses enseignes, garage Porsche en pole. Deux gros kilomètres plus loin, le  » chaudron  » rentre en visée. Déjà, les bonnets et les écharpes couleur espoir apparaissent. Ce soir,  » l’ASSE  » reçoit la visite de l’OM. Un classique des classiques, parmi les classiques.  » Je suis pas venu de Vendée pour perdre les gars ! « , lance un quadra à ses homologues olympiens, qui ont opté pour un combo survêt-cache-oreille de rigueur.

 » Batshuayi, c’est pas un attaquant ! Tu mets Rolando avec lui en pointe et là, tu décroches la timbale, je te le dis « , analyse finement un Marseillais à l’accent à couper au couteau, un brin emboucaneur, mais surtout porteur d’un futal du Bayern. Soirée de gala en perspective.  » Je suis content que vous soyez là, parce que je suis arrivé, je me suis dit : ‘Merde, y a que des Stéphanois !‘ « , lâche un autre, pendant que plusieurs Magic Fans (un des deux groupes d’ultras stéphanois, ndlr), cagoulés jusqu’au nez, filent d’un pas décidé vers le stade. Avec les événements parisiens, aucun supporter visiteur n’est autorisé dans les enceintes de Ligue 1. Voilà donc quelques bougres qui ont réussi à filtrer et qui n’en sont pas peu fiers.

POTEAUX CARRÉS

Le musée des Verts s’acoquine à la billetterie, coin Nord-Est. Sur les murs des escaliers qui y mènent, les unes de L’Équipe à la gloire des Verts. Deux font office de clin d’oeil : celle du 19 octobre 1970,  » Saint-Étienne retrouve son rang mais Marseille reste dans sa foulée « , et celle du 20 octobre 2010, quasi 40 ans après, jour pour jour,  » Le chaudron va bouillir « , avant le choc ASSE-OM. A l’intérieur, les Gomis, Cuissard, Ferry, Nouzaret, Milla et autres Zokora se partagent l’affiche.

 » Sainté  » est avant tout une grande famille faite de traditions.  » Quand on pense aux Verts, on pense instinctivement aux poteaux carrés « , explique un quinqua à ce qui semble être sa moitié.  » Il n’y avait pas de grands sportifs à l’époque, ça a replacé Saint-Étienne sur la carte de France et même d’Europe.  » A Hampden Park, les Verts affrontent alors le Bayern de Beckenbauer, Rummenigge, Müller et Hoeness, déjà croisé en 69 et 75. Plus de 28 millions de téléspectateurs assistent à la courte défaite des Verts, sur un coup franc de Franz Roth à la 57e, après que les essais de Dominique Bathenay et Jacques Santini se soient heurtés à ces  » foutus poteaux carrés « , symboles d’un match dominé mais stérile. Le lendemain, les Verts défilent quand même en héros sur les Champs-Élysées…

 » C’était le temps des premiers matches à la télé, tout le monde se réunissait pour regarder les Verts « , prophétise Patrick Revelli, frère d’Hervé – meilleur buteur de l’histoire du club – et double passeur décisif du quart de 76 contre le Dynamo Kiev d’Oleg Blokhine.  » On est d’ailleurs la seule équipe qu’on nomme par sa couleur. Il y a les Bleus de l’équipe de France et les Verts de Saint-Étienne, rien d’autre.  » La télé couleur fait progressivement son apparition dans les salons français et le vert vient donc réchauffer les chaumières.

 » C’était une période différente où les jeunes joueurs étaient dans le respect des anciens, on cirait leurs pompes, on gonflait leurs ballons « , soulève Laurent Paganelli, enfant du Chaudron, de sa bonne gouaille habituelle.  » J’ai habité pendant 5 ans dans le stade, au niveau des toits. Et à l’époque, on préférait venir voir les matches plutôt que les gonzesses !  » La raison est toute simple : tombé dans une période de vaches maigres sportives, la  » fièvre verte  » rend malade la France entière et inspire les musiciens, les jeunes, les vieux.

 » Avant nous, c’était le désert. L’ASSE tourne autour d’une trilogie, d’un triptyque : un stade, un public, une équipe « , assure Philippe Gastal, patron du Musée. Sur 800m² d’espace, il prend un énorme plaisir à faire découvrir des reliques glanées au compte-gouttes : des chaussures de Rachid Mekhloufi, qui passe 9 ans au club et qui évolue entre-temps sous la fameuse équipe du FLN, aux vrais poteaux carrés ramenés de Glasgow, tout y est.

 » Même des personnes pas passionnées sont capables de vous citer des joueurs de 75-76. Saint-Étienne, ce n’était pas simplement devenu l’équipe de France, mais c’était l’équipe de toute la France. Geoffroy-Guichard, c’est notre Tour Eiffel à nous ! » Dès le début des 70’s, l’Hexagone s’amourache rapidement pour les remontées fantastiques de l’ASSE. La première, contre Hajduk Split en 74, est restée dans les mémoires comme la plus folle. Défaits 4-1 en ex-Yougoslavie, les Verts s’imposent 5-1 en prolongations, sur un coup franc d’Yves Triantafilos, dans un chaudron survolté. Le début de la légende.

TERRE DE FOOTBALL

Dehors, les CRS se font presque autant nombreux que les maillots de Loïc Perrin, l’actuel chouchou du chaudron (voir encadré). Les huées qui accueillent l’arrivée du bus olympien sont plus virulentes que les applaudissements glacés à destination des joueurs stéphanois.  » Ici VladimirPoutine, on a froid ! « , tente un jeune supporter, entre une vague incompréhension et quelques rires étouffés.  » Eh ! Il y a même des supporters de Saint-Étienne ! « , essaie un autre, avec plus de succès.

Considérée comme l’une des trois  » terres de football  » en France avec Marseille et Lens, Saint-Étienne a des fans aux quatre coins du pays.  » Il y a ce côté épique, tous ces exploits. Ce sont des choses qui marquent une vie, que les gens puissent se dire : ‘Je suis allé à ce match-là‘, ‘J’ai vu et c’était extraordinaire‘ « , analyse Denis Bigard, qui suit les Verts depuis plus de 40 ans pour Le Progrès.  » Il y avait une adhésion folle. Puis, de génération en génération, c’est l’effet boule de neige, dans la relation père-fils notamment, qui a pérennisé le culte du club.  »

Parce que, s’il connaît des années phares, il s’embourbe aussi dans les crises, sans jamais perdre de sa ferveur. Lors de sa dernière remontée en Ligue 1, glanée en 2004 sur le terrain de Niort, les supporters retournent le modeste stade des Chamois Niortais. Preuve que la  » fièvre verte  » ne les a jamais quittés.

Et si impossible n’est pas stéphanois, ils le démontrent constamment. En 2013, année d’une Coupe de la Ligue remportée après 24 ans de disette, JeanLouis, tout juste marié, décide de rallier Saint-Étienne depuis Valenciennes en mobylette. Le périple de plus de 700 bornes est en réalité son voyage de noces. Problème, les tourtereaux se perdent à Lyon et ratent le match de C3 contre Esbjerg. Ils restent finalement sur place pour une rencontre contre Bordeaux…

En octobre dernier, les Verts reçoivent le Gazélec avec un invité de marque : Milton Staley. Vétéran américain de la Seconde Guerre mondiale, Milton se convertit sous la coupe d’un historien ardéchois et suit les matches depuis la Californie. Avant donc, la grande première, à 96 ans.

 » J’ai travaillé pendant des années pour un magasin d’articles de sport « , commence Revelli.  » Quand j’arrive dans l’Aveyron pour prendre ma chambre d’hôtel, que ce monsieur me demande si je suis bien le Patrick Revelli des Verts et qu’il me dit qu’il partait en car de chez lui jusqu’à Geoffroy Guichard… Vous imaginez ? Rodez à Saint-Étienne, c’est pas la porte d’à côté, il faut traverser la France profonde !  »

Une folie personnifiée par Patrick Gauthier. Charcutier-traiteur de métier, qui réside à 200 bornes de là et ne rate un match à domicile que si le boulot l’y oblige, est un collectionneur compulsif.  » J’avais 14 ans quand il y a eu la fameuse épopée. Comme un gamin de maintenant peut suivre le PSG, ou Marseille auparavant, moi, ça a été Saint-Étienne.  » Alors Patrick compile tout : programmes, brochures, vareuses, écharpes… Des reliques qu’il expose chez lui, dans une pièce dédiée au culte vert. En 98, il participe au Mondial des collectionneurs.

A ce propos, Paganelli considère que la France n’aurait pas remporté ce Mondial sans la marée verte des années 70.  » J’ai toujours dit que la fièvre verte y était pour quelque chose. C’est la base du renouvellement de l’équipe de France. Même s’il y a eu Reims, c’est la première vraie progression du foot français.  »

À JAMAIS LES PREMIERS

Mais le glorieux passé des Verts ne s’est pas construit tout seul. L’ASSE est un véritable précurseur dans un grand nombre de domaines : premiers à se doter d’un recruteur en la personne de Pierre Garonnaire dès 1950, premiers à bénéficier d’un centre de formation en 68, premiers à voyager en avion pour la récupération des joueurs à partir de la saison 68-69, premiers à se munir d’un staff médical avec l’arrivée de  » Roby  » Herbin en 72, premiers à superviser leurs adversaires avec l’utilisation de la vidéo en 72, à créer leur propre boutique, un soir de Coupe d’Europe contre United le 14 septembre 77, premier logo étoilé pour leurs dix championnats de France… Autant d’arguments qui pourraient leur valoir le statut de  » premiers à jamais « , slogan de l’OM et de sa C1 de 93.

Des slogans, il en jailli du Chaudron,  » ce volcan toujours prêt à exploser  » comme le qualifiait Thierry Roland en 76, érigé sur des mines de charbon, encore intactes à 20 mètres sous le terrain. Peu avant le coup d’envoi, les  » Daesh ! Daesh ! Ont’encule « , d’inspiration niçoise, repris en choeur par les Magic Fans au Nord et les Green Angels au Sud, posent l’ambiance.

Le vert laisse très vite sa place au bleu-blanc-rouge des drapeaux français déployés en masse. Quand les deux tifos des ultras sont dévoilés, une énorme panthère au Nord (voir encadré) et un gigantesque  » Kop Sud Sainté « , les deux équipes comprennent très vite dans quoi elles sont tombées. Les joueurs de l’OM en profitent pour brandir la banderole de leurs ultras respectifs,  » Nous sommes Paris « , déjà aperçue dans la cité phocéenne. La Marseillaise, chantée par une soprano, précède une minute de recueillement.

 » Les matches du dimanche soir ne nous réussissent pas « , craint Alain, venu exprès de Poitiers, à l’autre bout du pays. La rencontre ne lui donne pas tort. Le poteau, encore lui, frappé par MonnetPaquet, voit ensuite Michy doucher les espoirs stéphanois juste avant la pause. Nkoudou s’occupe du reste au retour des vestiaires. Pourtant, malgré l’atmosphère particulière, les Ultras ne s’arrêtent pas une seconde de sauter et chanter.

Avant même d’enlever le haut pour les dix dernières minutes, money time oblige, alors que le thermomètre fricote avec le négatif.  » On ne reviendra pas de suite ! « , grogne un supporter du Gers, dans le Sud-Ouest, déçu de la défaite.  » Normalement, on vient au moins une fois par an, en été, histoire de pas se les geler.  » Histoire, aussi, de ne plus avoir affaire à ces foutus poteaux carrés…

PAR NICOLAS TAIANA À SAINT-ÉTIENNE – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Saint-Étienne, ce n’était pas simplement devenu l’équipe de France, mais c’était l’équipe de toute la France. Geoffroy-Guichard, c’est notre Tour Eiffel à nous !  » PHILIPPE GASTAL, PATRON DU MUSÉE DES VERTS

 » On est la seule équipe française qu’on nomme par sa couleur. Il y a les Bleus de l’équipe de France et les Verts de Saint-Étienne, rien d’autre.  » PATRICK REVELLI, HÉROS DE L’ÉPOPÉE DE GLASGOW

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