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La force du silence

Le  » You’ll Never Walk Alone «  ne résonne plus dans les stades. Pas plus que les  » Allez Juju !  » à l’adresse de Julian Alaphilippe dans certains cols des Alpes. Aucun enthousiasme ni jubilation dans les tribunes lors des Grand Prix de Formule 1, où seul le rugissement des moteurs brise le silence. Le sport de haut niveau se pratique sans spectateur : une bénédiction pour certains athlètes, un cauchemar pour d’autres.

Les joueurs de Liverpool sont en ligne, enlacés, avec des milliers de paillettes dorées et argentées aux pieds. Au point de penalty, devant la tribune, comme le dicte la tradition, ils entonnent les premières strophes de la chanson  » You’ll Never Walk Alone  » pour célébrer leur premier titre national en trois décennies, après une victoire 5-3 contre Chelsea. Mais ils s’exécutent sans regarder The Kop. Anfield Road est vide, bien que le club ait mis sur pied un show laser et un feu d’artifice. Les joueurs regardent les caméras de Sky TV.

Je ne peux vraiment pas imaginer jouer dans un stade vide.  » Roger Federer

En cette période de corona, l’ultime frisson, celui que procurent des milliers de supporters chantant à pleins poumons l’air du club, était impossible à ressentir. Les supporters des Reds étaient cloîtrés chez eux ou réunis en-dehors du stade, pour regarder le capitaine Jordan Henderson brandir le trophée de la Premier League. Avec conviction, comme l’entraîneur, Jürgen Klopp, qui a profité d’une interview pour adresser un message aux fans :  » Faites la fête à la maison ! Chantez et buvez ce que vous voulez ! Préparez une grande party ! Mais pas encore maintenant…  »

Malgré leur enthousiasme, la célébration du titre a été plutôt artificielle, surtout pour les supporters. Même si les amateurs de sports sont désormais habitués à la nouvelle norme, depuis la première rencontre sans spectateur, entre le Borussia Mönchengladbach et le FC Cologne, qui a eu lieu en Bundesliga le 10 mars, plus d’un mois et demi avant le redémarrage du championnat allemand. Pour beaucoup de sportifs, un silence aussi étouffant est un cauchemar. Surtout pour les stars, habituées à être au centre de l’attention de dizaines de milliers de spectateurs. Roger Federer :  » Je ne peux vraiment pas imaginer jouer dans un stade vide.  » Tiger Woods :  » Je vais devoir me faire à ce silence. Jouer sans acclamation après un put fantastique, sans l’énergie que m’insufflent les fans.  » LeBron James :  » Je ne joue pas sans spectateur. Que représente un match sans eux ? Pas d’ambiance, de chagrin ni de joie, pas d’interaction entre joueurs et public. Ce serait très bizarre.  »

La star de NBA a changé d’avis entre-temps. Depuis la semaine passée, il se produit dans la bulle mise en place par la NBA à Disney World, à Orlando, pour sauver les centaines de millions de dollars des droits TV. Il n’y a que des supporters virtuels et des cheerleaders pour encourager LeBron et ses Lakers, sur des écrans géants. Au Japon, les organisateurs des matches de base-ball ont placé des milliers de cartons de supporters au bord des terrains.

L’imagination

Ces mesures artificielles sont destinées à créer un ressenti plus ou moins normal, mais elles révèlent surtout que les supporters ne sont pas de simples spectateurs à l’arrière-plan. Leurs encouragements confèrent un sens à l’événement sportif. Ils peuvent également avoir un impact positif sur les performances. La psychologie du sport parle d’imagination sociale et de facilitation : on a tendance à mieux prester quand on est renforcé dans ce qu’on fait et qu’on se sent aimé pour cela, comme l’indiquent aussi les réactions de Federer et des autres stars.

Les cris et les encouragements des supporters donnent plus de sens à leurs prestations, ils se sentent appréciés. Même les athlètes qui puisent l’essentiel de leur motivation en eux-mêmes ne peuvent le nier. Parce que sportifs et supporters ont ainsi l’impression de faire partie d’un plus grand ensemble, grâce à leur interaction. Ce n’est pas un hasard si, depuis la reprise des grandes compétitions européennes de football, l’avantage de jouer à domicile s’est amenuisé, certes légèrement, de 58 à 56%.

La puissance de cette imagination collective se manifeste aussi physiquement, selon différentes études. Elle procure une injection d’adrénaline aux sportifs, qui supportent mieux la douleur. Aux USA, des matches de lutte se sont déroulés sans public pendant le confinement. Les lutteurs ont déclaré qu’ils avaient senti plus fort les coups et les blessures qu’en temps normal.

La déclaration de Julian Alaphilippe au magazine de cyclisme Bahamontes, dans lequel il revenait sur son mémorable Tour 2019, quand il est arrivé en deuxième position au sommet du Tourmalet, alors qu’il n’est pas un grimpeur, l’illustre bien.  » La rage m’a boosté. Normalement, j’aurais lâché prise, mais le public criait tellement… J’ai franchi le mur. À l’adrénaline !  » Juju a aussi été stimulé par le message du président Emmanuel Macron, qu’il a écouté trente fois.  » Le peuple français est derrière toi ! Ne renonce pas ! Courage ! Ramène le maillot jaune à Paris !  »

Les sportifs, à l’image d’Alaphilippe, appréhendent les encouragements et les feux de la rampe comme une pression positive, qui leur permet de se surpasser, parce qu’ils ont un caractère égocentrique. Usain Bolt est un autre exemple : plus la scène était grande, plus il faisait de show, tirant sa motivation des vagues de joie qu’il provoquait lui-même dans les tribunes avant de battre un nouveau record du monde.

Ces vagues ne doivent même pas être positives. Les bêtes de compétition puisent même leur énergie dans un environnement hostile qui les hue. Ce n’est pas un hasard si Michael Jordan a cassé la baraque au Madison Square Garden des New York Knicks. Ni si Lance Armstrong s’est adjugé le Tour 2004 dans le fameux contre-la-montre en côte de l’Alpe d’Huez, alors que des centaines de milliers de Français l’insultaient et le conspuaient. Ce n’est pas non plus un hasard si, l’année passée, Novak Djokovic a battu Roger Federer en finale de Wimbledon, alors que quasi tous les spectateurs du Centre Court avaient bruyamment pris le parti du Suisse.

L’hormone du stress

D’autres sportifs s’effondrent dans pareille atmosphère, même s’ils se produisent devant leur public. Ils ont trop peur de mal faire. Les psychologues appellent cela l’inhibition sociale. Le cortisol, l’hormone du stress, paralyse la partie frontale du cerveau, soit la partie qui contrôle le champ visuel et la capacité de résoudre soi-même des problèmes au moment-même, ce qui est crucial pour un sportif.

Jamie Vardy en a parlé en 2016, après avoir fêté son premier titre anglais avec Leicester et avoir été le meilleur buteur de l’équipe. C’était un fameux contraste avec sa première saison, difficile, quand il avait le sentiment que les supporters de Leicester ne l’aimaient pas.  » Je puise désormais mon énergie dans les supporters qui scandent mon nom, mais avant, les huées qui accompagnaient la moindre passe ratée me paralysaient.  »

Les joueurs reconnaissent rarement cette faiblesse dans la presse ou même devant leur staff, mais les entraîneurs la décèlent à leur langage corporel ou parce que les joueurs montrent des choses superbes à l’entraînement sans parvenir à les transposer en match, à cause de leurs doute et d’une prudence excessive. La boxe a trouvé un terme pour ces sportifs : les gymfighters. En basket, on les appelle les gymrats. En football, ce sont les Monday-to-Friday players, comme l’ancien meilleur buteur de Premier League Alan Shearer le formulait si bien.

Avant la reprise de la Bundesliga devant des tribunes vides, Franz Beckenbauer a aussi déclaré que les  » champions du monde de l’entraînement  » avaient une chance. Certains footballeurs sont libérés quand ils se produisent dans un environnement paisible. Ils sont délivrés de leur peur de l’échec. Les jeunes débutants se distinguent souvent mieux dans ces circonstances.

Beaucoup parler

Tout dépend de la mentalité avec laquelle les sportifs abordent ces matches sans spectateur, un élément auquel ils vont devoir s’habituer. Si les premiers matches post-lockdown de Bundesliga paraissaient moins intenses, les chiffres récoltés à l’issue de la saison contredisent cette impression : le nombre de sprints et de sprints à intensité élevée a même été légèrement supérieur à celui de la période précédant la pandémie. Différents paramètres montrent que la qualité générale du jeu n’a pas pâti de l’absence de spectateurs non plus. Le nombre de passes a nettement augmenté. La seule légère diminution concerne le nombre de dribbles et de tirs cadrés. Quand ils sont moins poussés en avant par les supporters locaux, les joueurs ont tendance à prendre moins de risques et à se faire plus calculateurs.

L’approche se fait plus mécanique, elle se concentre sur le résultat. Elle est mieux dirigée par les instructions des entraîneurs et des coéquipiers, dont la voix n’est plus étouffée par le public. Ce n’est pas un hasard si les coaches de NBA incitent leurs joueurs à parler davantage, dans leur bulle de Disney World.

Les sportifs qui veulent avant tout progresser s’épanouissent plus aisément dans ces conditions. Ils peuvent se concentrer exclusivement sur leur jeu, se contrôler. On cite souvent la théorie des six cercles d’attention du psychologue allemand du sport Hans Eberspächer. Il explique comment un athlète, au coeur de ces cercles, sait exactement comment exécuter sa tâche, en tentant de bannir toute autre pensée. Michael Phelps était un maître de ce point de vue : il avait toujours des écouteurs aux oreilles en se dirigeant vers le bassin, il était complètement renfermé sur lui-même et ne se laissait distraire par personne.

D’autres ont plus de problèmes, comme la joueuse de tennis néerlandaise Kiki Bertens (numéro 7 à la WTA). Elle préfère d’ailleurs jouer sur un court annexe que sur le court central, où elle a l’impression d’être harcelée par les cris des supporters pendant ses coups. Ils stimulent excessivement le système limbique, qui gère les émotions. Les acclamations des supporters peuvent accroître l’émotivité ou l’agressivité des sportifs, ce qui peut avoir un impact négatif sur leurs performances. Quand ils sont poussés par leurs fans, les adeptes de sports collectifs vont souvent être plus agressifs à l’égard de l’arbitre à la suite d’une décision qu’ils estiment incorrecte ou injuste. Ou ils tenteront de provoquer plus de fautes.

Des tribunes vides peuvent avoir l’effet inverse sur les sportifs chevronnés : le bruit est littéralement préprogrammé dans leur inconscient. Ils sont donc arrachés à leur rythme mental et à leurs habitudes. Un joueur de Premier League a déclaré qu’il était nerveux à la reprise de la saison, à l’idée de se produire dans des stades vides.

Flow mental

Les pratiquants de sports plus anonymes, habitués à se produire devant un public restreint, connaissent moins de problèmes actuellement. Les footballeurs, les joueurs de tennis ou de basket qui se produisent devant des dizaines de milliers de supporters doivent effectuer un déclic mental plus conséquent. Mais les plus forts retireront toujours le maximum de leurs possibilités, quelles que soient les circonstances, sous les feux de la rampe comme sans spectateur. Ils ont l’art de trouver un flow mental et un équilibre entre la pression ou l’excitation, favorable à la performance, et le stress négatif engendré par ces circonstances étranges. Le modèle psychologique U inversé.

On peut s’y exercer en stimulant d’autres parties de son cerveau. Par exemple en repensant aux débuts de sa carrière, aux raisons pour lesquelles on s’est mis à un sport, par amour de celui-ci. On peut également réveiller cette passion en ayant recours à l’imagination et à des techniques de visualisation : on incite les athlètes à marquer le but décisif ou à effectuer l’action qui va faire basculer un match dans leur tête. On peut leur faire écouter le bruit d’un stade comble avant le match, afin que même pendant ce match silencieux, ils sentent et entendent :  » You’ll never Walk Alone « .

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