La fausse idée du Brésil

Le sélectionneur évoque les vacances de ses vedettes, le commerce mondial des talents et sa mission : concrétiser des rêves.

Avant le début de la Copa América le tour final du championnat des équipes nationales d’Amérique du Sud, notre Euro, qui a lieu au Venezuela cette année, Dunga avait dirigé 11 matches du Brésil. La seleção en a gagné sept. Elle a été battue 2-0 par le Portugal et a concédé des nuls contre l’Angleterre et la Turquie.

Le Brésil est privé de Ronaldinho et de Kakà pour la Copa America. Les deux vedettes ont expliqué avoir grand besoin de vacances. Dunga reste impassible. C’est d’autant plus étonnant que le joueur s’enflammait pour un rien…

Un journaliste a compté combien de fois vous aviez crié sur vos coéquipiers, le coach et l’arbitre lors de la finale du Mondial 1998. A votre avis ?

Carlos Dunga : Une trentaine de fois ?

127 fois en 90 minutes.

Aïe !

Etait-il agréable de jouer avec vous ?

Probablement pas, mais j’étais mû par la volonté farouche de gagner. Il faut corriger certaines choses en cours de match. Après, c’est trop tard !

Comment vous est-il possible de rester aussi calme depuis que vous êtes sélectionneur ?

Crier ne sert à rien. Les footballeurs ne peuvent pas écouter leur coach pendant un match.

Les vacances des vedettes

Après le Mondial, vous avez complètement remanié la seleção. Pourtant, avant le début du tournoi, vous aviez déclaré que le Brésil n’avait jamais eu d’aussi bonne équipe. En quoi vous êtes-vous trompé ?

J’ai sans doute voulu dire que jamais nous n’avions disposé d’une telle palette de footballeurs brillants.

Votre prédécesseur, Carlos Alberto Parreira, affirme que la chimie de l’équipe n’était pas bonne. A-t-elle changé ?

Je pense que l’esprit d’équipe est revenu.

Le fait que les joueurs dorment en chambre double a-t-il modifié leur mentalité ?

Nous nous voyons rarement, passons peu de temps ensemble alors que nous avons tant de choses à discuter. Quand deux joueurs partagent une chambre, ils peuvent bavarder après les repas de midi et du soir. Plus nous passons de temps ensemble, mieux c’est. Nous sommes des Latins, nous avons besoin de beaucoup de contacts sociaux. Les chambres doubles ne sont pas le seul remède, ceci dit.

La Copa América vous confronte pour la première fois à l’obligation de réaliser un résultat. Le Brésil doit-il gagner ?

Le Brésil doit toujours s’imposer.

En est-il capable, compte tenu du forfait des deux meilleurs ?

J’y travaille.

Pouvez-vous comprendre que Ronaldinho et Kaká préfèrent partir en vacances ?

Disons que je respecte leur décision.

Ils disent qu’ils n’ont plus eu de véritables vacances depuis trois ans. Le football use-t-il ses vedettes ?

Le propriétaire d’une Ferrari doit l’entretenir. Celui qui veut que le football engendre du spectacle et que le business fonctionne doit veiller à ce que le football lui-même fonctionne. Il faut donc protéger nos vedettes.

Vous avez déclaré que Ronaldinho devait s’entraîner davantage…

Oui, à condition qu’il en ait le temps. Avant, on pouvait préparer la saison pendant quatre semaines. De retour de vacances après le Mondial, Ronaldinho a dû jouer un match d’emblée. Comment disputer une bonne saison sans base ? Evidemment, tout le monde veut qu’il joue – moi aussi.

Vous avez critiqué Ronaldinho à plusieurs reprises. Vous ne semblez pas l’aimer ?

Comment n’aimerais-je pas mon meilleur footballeur ?

En mars, vous avez donné son numéro dix à Kakà. Or, Nike emploie Ronaldinho pour la publicité de sa collection 10R. Un membre du groupe a déclaré à la presse :  » Tout le monde sait quand même que le numéro dix appartient à Ronaldinho « . L’ignorez-vous ?

Je ne travaille pas pour Nike ni Adidas mais pour la Fédération brésilienne de football et je n’ai entendu aucune plainte.

Se servir de ses coudes

Cette fédération a déjà réalisé une première mondiale : vous êtes le premier sélectionneur à avoir dirigé ses onze premiers matches à l’étranger, les droits de ces matches ayant été vendus en-dehors du Brésil.

Je dois faire avec. Nous avons conclu un gentlemen’s agreement avec les clubs. La plupart des internationaux se produisent en Europe. Ils doivent effectuer beaucoup de navettes à cause de la Copa América. Donc, mieux vaut disputer nos joutes amicales en Europe.

Est-il exact que vous devez aligner certains joueurs, contractuellement ?

Non. Cette rumeur est fausse. Ma situation est claire comme de l’eau de roche. Je discute tout avec le président de la Fédération, avec personne d’autre. Je lui explique mes décisions. Tout est donc transparent, y compris à l’égard des joueurs. Je leur dis :  » Tu es bien là. Tu joueras donc à ce poste « . Ou :  » Tu n’es pas bon et tu ne joues donc pas « .

Est-ce vraiment aussi simple ?

Oui, même si peu d’entraîneurs ont ce courage.

Avez-vous dû vous battre pour imposer cette simplicité ?

Oui, il faut souvent jouer des coudes.

Vous n’étiez pas avare de vos coudes quand vous étiez footballeur. Coach, vous parlez en termes d’organisation, de discipline, de volonté, de sens des responsabilités. Ce sont des termes étranges dans la bouche d’un sélectionneur brésilien. Etes-vous atypique ?

J’ai appris que le seul talent ne suffisait pas. Il faut l’utiliser à bon escient, travailler, être prêt à consentir des sacrifices. Par ailleurs, si nous avons tellement de talents, c’est parce que le football brésilien est très bien organisé.

Vraiment ? On dit pourtant que la pauvreté n’est favorable qu’au football. Ce raisonnement est-il erroné ?

Oui. La pauvreté n’apporte rien de bon, en aucun domaine. Elle permet aux politiciens de manipuler les gens parce que les pauvres sont moins développés. Bien sûr, le football offre une issue aux pauvres. En ce sens, c’est un sport démocratique, car tous les joueurs sont égaux sur le terrain. Cependant, l’Europe a une fausse idée des talents brésiliens. Je le remarque chaque fois que je vois, chez vous, ces images de footballeurs brésiliens des plages. Peu de clubs européens égalent le travail de formation de leurs homologues brésiliens. Je ne vous citerai que quelques exemples : l’Internacional, Grêmio à Porto Alegre et l’Atlético Paranaense à Curitiba.

Voulez-vous dire que les formations européennes peuvent en prendre de la graine ?

Absolument. L’Europe a de l’argent, ce qui fait souvent défaut au Brésil. Même en équipe nationale, le travail est très individuel. Nous accumulons des données sur chaque joueur. Combien de kilomètres il parcourt pendant un match, comment sa masse musculaire se développe de chaque côté… A l’entraînement, nous travaillons en groupes. Nous ne formons pas ceux-ci uniquement sur base de la vitesse ou de son absence, nous ne séparons pas les défenseurs des attaquants. Nous veillons au bon équilibre de chaque groupe de travail. En résumé, le football brésilien est le fruit d’un énorme labeur.

Une forme de prostitution

Il est un excellent produit d’exportation. 800 joueurs s’exilent chaque année.

Nous devons établir des lois pour mieux protéger nos clubs. De mon temps, seuls quelques clubs autorisaient leurs joueurs à rejoindre l’Europe, et pas avant 25 ou 26 ans. Maintenant, nos clubs vendent des gamins de 17 ou 18 ans dans l’espoir de toucher une indemnité de transfert car si les joueurs partent plus tard, ils ne touchent généralement rien du tout.

Est-ce une mauvaise tactique ?

Oui, car ces clubs devraient recevoir une indemnité : ils ont investi dans ces joueurs. Souvent, ils les ont formés depuis leurs huit ans. Les grands clubs s’occupent d’un millier de gosses. Cela coûte très cher. L’Europe l’a-t-elle compris ? Tout le monde dit que le commerce des joueurs est une forme de prostitution mais chacun change d’avis quand il peut profiter de la situation.

Qu’attendez-vous de l’Europe ?

Du respect pour tous les clubs qui ont formé ces joueurs. Ils ne devraient plus essayer de dribbler les clubs pour faire des économies.

Que représente le fait de jouer à l’étranger quand on a 18 ans ?

Une pression incroyable accable le jeune. Il est confronté aux responsabilités d’un adulte. Je connais un Brésilien qui joue en Angleterre. Il a l’âge de mon fils. Quand je regarde celui-ci et que je l’imagine jouant à l’étranger, j’éprouve beaucoup d’admiration pour ce gamin exilé en Angleterre.

Quels joueurs restent au Brésil ? Les tout jeunes qui vont bientôt rejoindre l’Europe, les plus anciens, qui en reviennent, et ceux qui n’ont pas assez de talent pour être enrôlés sur le Vieux Continent ?

Non. Cette image est fausse. Le Brésil conserve d’excellents footballeurs. Regardez le championnat du Brésil : vous ne verrez guère de différence avec les compétitions européennes. N’oubliez surtout pas que des équipes brésiliennes ont gagné les deux dernières finales de la Coupe intercontinentale, qui opposait le vainqueur de la Ligue des Champions à celui de la Copa Libertadores.

De quoi le football brésilien a-t-il besoin ?

Les ligues fonctionnent bien, les clubs sont très professionnels. Nous avons une monnaie forte. Nous devons devenir plus crédibles pour attirer davantage de sponsors.

Rêvez-vous souvent de sélectionner des joueurs issus des clubs brésiliens et non de formations espagnoles, italiennes ou russes ?

J’essaie mais quand j’aligne en équipe nationale un joueur appartenant à un club brésilien, trois jours plus tard, il est vendu à un club européen.

La peur du penalty

Votre prédécesseur, Parreira, affirmait que le temps des rêves et de la magie avait disparu. A-t-il raison ?

Non. La magie et le rêve se perpétuent. Evidemment, c’est plus facile pour ceux qui parlent de football, écrivent à son sujet mais n’assument aucune responsabilité. Nous devons faire en sorte de concrétiser ces rêves.

Vos prédécesseurs, Parreira, Vanderlei Luxemburgo, Luiz Felipe Scolari, n’étaient pas d’anciens footballeurs renommés. Votre nomination est-elle le début d’une ère ?

Le Brésil a évolué différemment de l’Europe. Chez vous, je vois partout d’anciens collègues devenus managers ou entraîneurs. Le Brésil attend énormément de ses anciens footballeurs célèbres. On pense qu’ils vont résoudre tous les problèmes en deux coups de cuiller à pot. Ensuite, un ancien joueur reçoit une seule et unique occasion de faire ses preuves comme entraîneur. S’il la rate, c’est terminé. C’est pour ça qu’on voit surtout des entraîneurs qui n’ont pas connu de grande carrière footballistique. Ils peuvent progresser tranquillement, acquérir de l’expérience dans plusieurs clubs.

Vous avez mis fin à votre carrière active il y a six ans. Vous avez dû recevoir des milliers d’offres. Ne vouliez-vous vraiment pas devenir entraîneur ?

Non, je préférais travailler dans le management.

Vous avez été copropriétaire des Queens Park Rangers, un club de D2 anglaise…

Des amis d’Italie avaient acquis des parts et m’avaient demandé de me joindre à eux. Le club était en proie à de graves problèmes financiers et d’organisations. C’était un superbe défi. J’ai vendu mes parts en devenant sélectionneur du Brésil.

Pourquoi avez-vous chamboulé toute votre vie pour diriger l’équipe nationale ?

Ce n’est pas une offre mais un appel. Entraîner la seleção est une vocation. Je ne puis songer aux risques et à la pression qu’engendre cette carrière sans penser aussi aux satisfactions qu’elle me procure. Je veille souvent tard la nuit, jusqu’à trois heures. Je réfléchis à ce que je vais faire. Tout le monde veut me donner des conseils ou me demander quelque chose.

Vous donnez des séminaires aux managers depuis des années sur la façon de gérer la pression. Que leur dites-vous, maintenant ?

Je leur explique ce que ça fait de botter un penalty, comment, au moment où vous shotez, le but devient de plus en plus petit et le gardien de plus en plus grand.

Pensez-vous plus particulièrement à votre penalty lors de la finale du Mondial 1994, contre l’Italie ?

Oui. C’était une situation délicate mais j’ai converti mon penalty. Devenu sélectionneur, je suis confronté à d’autres difficultés.

Sont-elles comparables au botté d’un penalty ?

Non, elles sont bien plus grandes encore.

par christoph biermann (der spiegel) – photos: reuters

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