LA famille des Rouches

La semaine passée, l’Enfer de Sclessin s’est transformé en cathédrale pour rendre hommage à un de ses saints, Jean Nicolay. Les applaudissements des jeunes ont accompagné les larmes des aînés dans un magnifique moment de recueillement, synonyme de merci à un géant de l’histoire du football belge. Le Standard ne serait pas devenu un mythe sans Roger Claessen mais ne se serait pas couvert de tant de lauriers sans le concours de Nicolay.

Gardien spectaculaire (photo 2, Union-Standard), il a mérité tous les honneurs : 39 fois Diable Rouge de 1958 à 1967, trois titres de champion (1961, 63, 69), une Coupe de Belgique (1967), deux demi-finales européennes, premier portier Soulier d’Or en 1963 (photo 4), etc. Personne ne parlait aussi bien que lui du métier de  » keeper  » pour lequel il a tout donné, sa santé et même plus que cela.

Je l’ai souvent rencontré (photo 1) et quand les conversations viraient aux confidences, ce dur à cuire évoquait parfois ses frères : Adolphe, le centre-avant, et Toussaint, gardien comme lui. Le Standard a soudé les Nicolay,  » LA  » famille des Rouches par excellence, avant de la disloquer. Trait d’union et ligne de démarcation : dès que Jean prit la succession de Toussaint dans la cage du Standard (le 9 septembre 1958 à Heart of Midlothian), le silence s’installa et les deux frères ne se parlèrent plus durant de longues d’années.

Même si Jean représentait l’avenir, le coach, Geza Kalocsai, n’aurait pas dû gérer une succession fratricide avec légèreté. Toussaint s’était illustré en gagnant la première Coupe de Belgique (1954), le premier titre (1958) et le premier match européen de l’histoire du Standard (03-09-1958, 5-1 contre les Ecossais de Heart of Midlothian).

 » J’aurais tué mon père et ma mère pour devenir titulaire  » (Jean)

En 1998, j’ai eu la chance et l’honneur de réunir Jean et Toussaint Nicolay à l’Elysée, l’ancienne taverne de Léon Semmeling dans le centre de Liège (photo 3). P’tit Léon m’avait appuyé dans mon désir de réunir les frères Nicolay pour les besoins du livre consacré au Centenaire des Rouches. Réconciliés, c’était la première fois qu’ils racontèrent ensemble leur histoire et celle de la famille Nicolay. Jean ne cacha pas son émotion durant cet échange exclusif, résumé par quelques morceaux choisis.

Toussaint : Nous étions trois fils de petits ouvriers. Le football nous a permis de voyager à travers toute l’Europe. Je songe souvent à ces moments difficiles que la famille a vécus durant la Deuxième Guerre. Pour nouer les deux bouts, mon frère Adolphe et moi, nous nous rendions dans la région d’Aubel pour acheter des chevaux au nez et à la barbe de l’occupant nazi.

Nous les ramenions à Liège afin de les revendre à des maquignons qui écoulaient la viande dans leurs réseaux. Ce marché noir était dangereux mais même si nous avons parfois fui sous les coups de feu de l’ennemi, nous n’avions pas le choix.

Jean : Il fallait frauder pour s’en sortir et je me souviens avoir fait le guet afin de protéger des amis qui réalisaient leurs petites affaires. Je recevais une boîte de poivre en guise de récompense. C’était un salaire royal durant la guerre. Notre père a été arrêté car il était résistant….

Toussaint : Notre père revenait de Hesbaye quand il a été arrêté en mai 1944, peu avant la Libération. II s’est retrouvé à Hanovre, une ville qui a souvent été bombardée par l’aviation des Alliés. Il est revenu malade et surtout blessé à la tête suite à un de ces bombardements. Notre père en est mort deux ans après la fin de la guerre. Toutes ces aventures familiales ont forgé notre caractère.

Jean : Cela avait des avantages mais aussi des inconvénients. J’étais un chien fou quand j’étais jeune. Le football était tout dans ma vie. Je ne rêvais que du Standard et j’aurais tué mon père et ma mère pour devenir titulaire. Or, il y avait moyen de vivre autrement cette succession. Le football a été le ciment de ma famille mais il l’a divisée aussi. Je n’y pensais pas à la fin des années 50, mais c’est différent aujourd’hui et je mesure bien tout ce que j’ai perdu.

Toussaint : Kalocsai a manqué de classe mais notre drame familial était aussi le résultat de la politique de Roger Petit qui aimait diviser pour régner. Le football était une religion chez nous. Trois Nicolay ont joué en Première au Standard : feu Adolphe, qui est né en 1923, a été un grand avant-centre. De 1941 à 1969, quand Jean a été transféré au Daring Molenbeek, il y a toujours eu un Nicolay en équipe A à Sclessin.

Vingt-huit ans sans que le Standard puisse se passer de nous : pas mal, non ? Notre père et ses frères ont milité avec bonheur à Bressoux et un de nos oncles, Jean, a porté les couleurs de Portsmouth, un club anglais de grand renom, durant la Première Guerre.

 » Je l’ai revu au chevet de ma mère  » (Toussaint)

Le père de Jean et Toussaint s’appelait Nicolas Nicolay. Un ami fit des recherches généalogiques. Elles révélèrent que cette famille serait d’origine méditerranéenne.

Toussaint : Notre nom de famille fait évidemment penser à un patronyme russe : Nicolay, Nicolas, etc. Et puis, il y a aussi la véritable orthographe de notre nom de famille. En réalité, comme le prouvèrent nos cartes d’identité, le  » y  » doit être surmonté d’un tréma et c’est pour ça qu’on prononce  » Nicolaï « , alors que, phonétiquement, les Français disent  » Nicolet « . Plus personne n’écrit Nicolay avec tréma et c’est aussi un indice qui nous guide vers la Russie.

Jean : Les frères Nicolay auraient dû s’entendre, éviter les pièges et rester ensemble à Sclessin. Toussaint est parti à l’Union Namur en 1960. Un gâchis. Nous ne nous sommes plus beaucoup parlé. Je ne me rendais plus chez ceux qui, au sein de la famille, s’étaient prononcés pour lui. Toussaint agissait de la même façon et nous nous sommes perdus de vue durant quelques années.

Toussaint : Plus de dix ans. Je l’ai revu au chevet de ma mère qui, à la veille de sa mort, a demandé à le voir. Je lui ai téléphoné lors de ces moments pénibles. Je ne lui parlais plus mais je me suis toujours intéressé à sa carrière. Je l’admirais. Jean a été le plus grand gardien de but belge de tous les temps selon moi et, sans LevYachine, il aurait dominé le monde. Jean était un champion, donc un égocentrique. C’était normal, et si je suis parti, c’était pour jouer. Namur venait d’accéder à la D2. Je ne pouvais pas vivre sans monter sur les terrains de football et, à ma façon, j’étais donc aussi égoïste que Jean.

PAR PIERRE BILIC

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