La face cachée de Charleroi

Le retour de Charleroi en D1 masque les gros soucis financiers et judiciaires d’Abbas Bayat. L’euphorie pourrait être de courte durée.

Sur le terrain, c’est bon : les Zèbres sont champions. Il ne reste plus qu’un obstacle pour matérialiser le retour en D1 : l’obtention de la licence, avec le passage en appel ce vendredi. On n’imagine pas que Charleroi ne la reçoive pas au bout du chemin, le club affirme que tout a été mis en ordre entre-temps. Et après cela ? Le Sporting devrait faire son retour chez les grands avec un nouveau propriétaire. Mais en fouillant dans les papiers d’ AbbasBayat, on se rend compte que ce ne sera pas simple, que cette vente est même un dossier très complexe. Enquête.

Bayat, businessman menacé de faillites

 » Il faut arrêter une fois pour toutes de faire passer Abbas Bayat pour un homme d’affaires de très haut niveau « , tonne Carl Genevrois. Cet expert-comptable a travaillé pour le Sporting au temps du duo Jean-Pol SpauteGaston Colson. Il est scandalisé par l’interview que le président des Zèbres nous a accordée il y a quelques semaines. Bayat y remettait lourdement en cause la politique de l’ancienne direction, qu’il accusait notamment de ne jamais avoir investi d’argent dans le club.

 » Comment peut-il dire depuis des années que le Sporting était criblé de dettes cachées quand il l’a repris ? C’est tout à fait faux. Et dans ses déclarations à la presse, il n’a jamais tenu compte, par exemple, de la valeur des joueurs dont il avait hérité.  » Pour cet expert-comptable, le président iranien fait preuve d’une terrible malhonnêteté intellectuelle.  » Vous achetez un club pour 5 millions et vous devenez propriétaire de footballeurs qui valent 3 millions : c’est un actif important ! Bayat ne l’a jamais signalé, il préfère dire qu’il s’est fait rouler, qu’il y avait soi-disant des cadavres dans les placards. Spaute l’a contesté jusqu’à son dernier souffle. Et j’ai vu des choses folles dans la gestion des premières années Bayat. Le Sporting était lié à Ford pour des voitures de la location : il a résilié le contrat et a dû payer un dédit. Idem avec des sociétés d’entretien du stade, etc. Il a fait n’importe quoi et creusé un trou énorme. C’est ça, un businessman de haut vol ? »

Et pour nous prouver sa théorie – que le gestionnaire d’exception n’est pas si exceptionnel que ça -, Carl Genevrois nous sort des données détaillées tirées du site financier companyweb.be sur les trois sociétés belges d’Abbas Bayat et il nous les commente.

1. SUNNYLAND DISTRIBUTION (SA)

Perte selon le dernier bilan annuel déposé (2010) : 4.496.412 euros.

Multiples assignations judiciaires par l’ONSS. Cet organisme assigne une société lorsqu’elle a un retard important dans le paiement de ses cotisations sociales et si aucun accord n’a été trouvé pour un plan d’apurement. Il y a eu six assignations depuis septembre 2009. Selon les statistiques belges, un tiers des entreprises tombées en faillite ont été assignées précédemment par l’ONSS.

Dettes échues envers l’ONSS : 575.000 euros en 2005, 659.837 euros en 2008, 332.475 euros en 2010. Dettes échues envers le fisc : 204.475 euros en 2008, 227.384 euros en 2009, 53.081 euros en 2010.  » Avoir des dettes échues signifie tout simplement que le délai normal de paiement a été dépassé « , explique Genevrois. Toujours d’après les stats économiques, parmi les entreprises qui ont des dettes échues envers l’ONSS et/ou le fisc, une sur sept est tombée en faillite.

2 SENSORA RETAIL CONCEPTS (SA)

Le bilan 2010 n’a pas été déposé.  » Ce n’est jamais bon signe « , dit Genevrois.  » Quand on est en ordre, on dépose dans les temps. Si on laisse traîner, c’est souvent parce qu’on a des choses à se reprocher, des chiffres à cacher. « 

Perte exercice 2009 : 220.009 euros.

Sept assignations par l’ONSS depuis janvier 2010. Les statistiques disent :  » Le risque de faillite augmente sensiblement si la société a été assignée au moins deux fois au cours des 12 derniers mois. « 

Dettes échues envers l’ONSS : 11.743 euros en 2009. Dettes échues envers le fisc : 3.901 euros en 2009.

Capitaux propres inférieurs à 50 % du capital de départ. C’est une  » procédure d’alarme « . Près de la moitié des sociétés en faillite étaient sous cette barre de 50 %.

3 DUKE DISTRIBUTION (SA)

Le bilan 2010 n’a pas été déposé. Il y avait déjà eu 37 jours de retard dans le dépôt de l’exercice 2004, 72 jours pour 2005, 66 jours pour 2009.

Perte exercice 2009 : 1.390.306 euros.

Une assignation ONSS en octobre 2009.

Traites contestées pour 1.865 euros. Cela veut dire que la société n’a pas payé un montant promis avant une certaine date. Dans presque 20 % des cas, une traite contestée est le présage d’une faillite à très court terme.

Dettes échues envers le fisc : 17.179 euros en 2009.

Rendement négatif sur les années 2006, 2007, 2008, 2009. Pour les experts-comptables,  » une entreprise qui subit des pertes année après année n’a pas de possibilité d’avenir « .

La faillite du Sporting : un scénario envisagé

L’avenir du Sporting est-il lié à cette réalité financière ? Du côté de la Ville, on est vigilant. Dernièrement, la banque Belfius a prévenu les autorités communales que le Sporting n’avait pas remboursé son emprunt en janvier et qu’elle menaçait de se retourner contre la Ville, garante des deux prêts consentis au club. A cette occasion, la Ville a découvert qu’elle était garante en premier rang des deux prêts pour un total de 7,5 millions, et non d’un seul comme tout le monde (y compris les élus) l’a cru pendant près de dix ans ! On pensait que pour un des deux emprunts, la Ville ne venait qu’en deuxième rang, derrière une société d’Abbas Bayat qui était soi-disant en premier rang.

 » La banque nous a sorti ses preuves beaucoup plus parlantes que les délibérations du conseil communal de l’époque « , peste Ingrid Colicis, échevine des Sports. Finalement, le Sporting s’est acquitté du paiement de la tranche de l’emprunt quelques semaines plus tard mais ce retard a mis la puce à l’oreille de la police judiciaire. Celle-ci a ouvert une enquête et a analysé des mouvements sur les comptes de Sunnyland Europe, qui possède la SA Sporting de Charleroi. Ces mouvements montrent que Sunnyland Europe, déficitaire depuis plusieurs années, renvoie ses actifs à Sunnyland USA. D’après ces mouvements, certains craignent une faillite de la SA Sporting de Charleroi avec évidemment un scénario catastrophe pour la Ville qui devrait rembourser les dettes bancaires du club, mais également pour certains élus menacés d’une accusation d’abus de biens sociaux.  » Tout le monde sait que la convention a été mal torchée – NDLA : cela se passait sous l’ancienne législature, le conseil communal actuel héritant de tous les tracas – et la justice pourrait estimer que les hommes politiques actuels auraient pu la changer au lieu de la subir « , dit Ingrid Colicis.

Bayat confirme les négociations avec D’Onofrio

Abbas Bayat ne le cache plus : il est lassé et vendeur du Sporting. Et donc, les rumeurs partent dans tous les sens. Cela fait des semaines qu’on entend tout en n’importe quoi et qu’on croit voir l’ombre d’investisseurs qataris ou russes, comme dans de nombreux autres clubs à vendre. On cite aussi les investisseurs indonésiens qui sont à la tête de Visé et ont essayé en vain de s’introduire récemment à Eupen. Certains, comme le président d’Heppignies-Lambusart, Pascal Lenoble (par ailleurs patron d’une importante société de transports), ont exprimé publiquement que cela ne servait à rien de faire une offre à Bayat pour la simple et bonne raison qu’un deal était déjà conclu. On a alors cité Luciano D’Onofrio comme nouveau propriétaire potentiel et – inévitablement – son frère Dominique comme futur coach. Dennis van Wijk ne se fait d’ailleurs pas trop d’illusions pour sa place : il a confirmé dans la presse, ce week-end, qu’il ne garderait sans doute pas son poste vu la vente prochaine du Sporting.

 » Je ne crois pas que la reprise soit déjà effective mais je n’exclus pas la possibilité de certains accords sous condition, comme l’obtention de la licence « , dit aujourd’hui Lenoble, qui n’est toutefois pas tout à fait hors-jeu puisqu’il est prévu qu’il rencontre prochainement Abbas Bayat. S’il devait reprendre le Sporting, il s’entourerait d’autres hommes d’affaires et il est probable que son ami Mogi Bayat ferait son retour dans le club.

La piste D’Onofrio est-elle crédible ? Elle a pris de l’ampleur dernièrement puisqu’on a pu remarquer un changement de stratégie dans le chef de l’ancien homme fort du Standard. A Eupen, on évoque de plus en plus l’avenir sans lui mais toujours bien avec les Qataris. D’Onofrio revendrait ses parts aux Qataris qui continueraient leur projet sans lui. Pour aller où ? La piste Charleroi est une possibilité. D’Onofrio a bien rencontré Abbas Bayat à plusieurs reprises dans ses bureaux de l’Avenue Louise.

 » Généralement, quand il y a une reprise, il y a des signes annonciateurs. Les candidats repreneurs font des audits du club et prennent leurs renseignements. Mais là, personne n’a pris contact avec le club « , explique le secrétaire général Pierre-Yves Hendrickx. Les candidats doivent-ils passer par Charleroi ? Pas vraiment puisque Bayat a déménagé le siège social (et tous les comptes financiers) à Bruxelles pour éviter justement les fuites dans le dossier de la reprise.

Celui qui est intéressé doit simplement passer un coup de fil à Abbas.  » Je n’ai signé avec personne « , affirme-t-il.  » Il y a des discussions mais je n’ai pas encore d’accords écrits. Monsieur D’Onofrio ? Je le rencontre assez souvent mais je n’ai reçu aucune offre de sa part. Est-il intéressé ? Probablement. Vous savez, il y a beaucoup de gens qui marquent leur intérêt mais sont-ils sérieux ? Ont-ils les moyens ? Je ne le sais pas tant qu’ils n’ont pas fait d’offre ni montré des preuves de leur capacité financière. « 

Cependant, si reprise il y a, la Ville devra être tenue au courant. Parce qu’elle est propriétaire du stade et qu’une convention la lie au Sporting. Sans compter que le repreneur doit également s’arranger avec la Ville sur la question du remboursement de l’emprunt à Belfius.  » Techniquement, il est possible qu’Abbas Bayat ait négocié la reprise du club sans nous en parler « , explique Ingrid Colicis.  » Il a peut-être abordé avec un candidat repreneur la reprise des obligations que le club a vis-à-vis de la Ville. Mais tout faire dans notre dos est un jeu dangereux. « 

Si Bayat vend le club sans prévenir la Ville, le nouveau propriétaire sera bien obligé de prendre langue avec les autorités communales.  » On loue le stade à la SA Sporting de Charleroi. S’il y a un changement d’opérateur, il faut l’acter, au risque de voir la convention devenir caduque.  » A propos du stade, il faudra de toute façon une nouvelle négociation dans les mois à venir, vu son démontage partiel et la réduction de sa capacité (voir encadré).

Licence : un refus est techniquement possible

Peut-on vraiment empêcher Charleroi de rejoindre la D1 pour 6.000 malheureux euros ? Techniquement, oui. Le règlement est le même pour tout le monde et il exige que les salaires des joueurs soient payés jusqu’au mois de juin inclus. Ce que n’a pas fait Charleroi dans les délais en ne réglant pas le salaire de trois de ses joueurs qui avaient rompu leur contrat à l’issue des play-offs 3. Ces joueurs n’ont pas réclamé leur salaire mais Charleroi était tenu de le leur payer.  » Nous avons les attestations des trois joueurs concernés dans lesquelles ils refusent de demander leur salaire du mois de juin 2011 « , nous dit Abbas Bayat.  » Un organe quel qu’il soit ne peut pas nous forcer à payer à quelqu’un quelque chose qu’il ne réclame pas ! »

Dans l’esprit, Charleroi n’a pas tort. Pourquoi payer le salaire de footballeurs qui ne sont plus sous contrat ? A cela s’ajoute cette question : pourquoi ennuyer le Sporting avec ces salaires alors qu’aucune plainte des joueurs n’a été formulée ? Dans ce dossier, la Commission des licences poursuit clairement Charleroi. Abbas Bayat s’estime persécuté  » pour un montant minime « . Ce à quoi rétorque la Commission : le montant est tellement minime que le Sporting n’avait qu’à le régler !

En étant très strict sur l’application de son règlement, l’Union belge fait payer à Bayat son comportement des dernières années.  » Il veut être plus blanc que tout le monde, qu’il le prouve…  » Mais l’Union belge peut-elle aller au bout de sa logique ? Peut-elle vraiment rejeter en D3 le champion de la D2, au risque de tuer ce club pour 6.000 euros alors qu’elle garde en son sein des clubs bien plus endettés (mais moins chamailleurs) ? Néanmoins, en étant têtu, Abbas Bayat risque qu’en appel, traité ce vendredi, la Commission des licences décide de rouvrir le dossier et exige que le Sporting fournisse les preuves qu’il est en ordre de paiements non plus pour fin février, mais plus loin dans le temps. C’est toujours un risque. Et le boss iranien évoque les conséquences possibles de son bras de fer avec la Fédération. Il menace :  » Peut-être que toute cette histoire nuit aux négociations sur la reprise. S’il s’avère que ça nous procure un manque à gagner, je réclamerai des dédommagements à l’Union belge. « 

Pierre-Yves Hendrickx fait savoir que le nécessaire a été fait en fin de semaine dernière, que les paiements manquants ont été effectués, qu’il n’y a plus de points litigieux dans la procédure d’octroi de la licence. Dans ce cas, elle devrait être accordée au Sporting dans quelques heures. Mais l’euphorie née de la montée risque de ne pas durer très longtemps.

PAR STÉPHANE VANDE VELDE ET PIERRE DANVOYE – PHOTOS : IMAGEGLOBE

La PJ enquête sur des mouvements sur les comptes de Sunnyland Europe, la société de Bayat qui possède la SA Sporting de Charleroi.

Pertes, dettes à l’ONSS et au fisc, assignations judiciaires, bilans non déposés : les trois sociétés belges de Bayat vont très mal.

Belfius a prévenu la Ville que le Sporting n’avait pas remboursé son emprunt en janvier.

 » Si Bayat négocie la vente du Sporting dans le dos de la Ville, il joue un jeu dangereux.  » (Ingrid Colicis, échevine des Sports)

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