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La difficile survie des pandas belges

L’Eupen version Aspire n’ouvre que très peu la porte de son équipe première à ses jeunes du cru. Décryptage par le trou de la serrure.

Babacar Niasse, Hendrik Van Crombrugge et Joseph Biersard. Mi-janvier, pour cette demi-finale aller de Coupe au stade Arc-en-Ciel, Jordi Condom couche le nom de trois gardiens sur la feuille de match. Le premier est sénégalais, les deux autres sont belges. La raison ? Dans leur groupe de dix-huit, les Pandas doivent avoir minimum six joueurs formés en Belgique, au moins pendant trois ans avant leurs 21 printemps. C’est la règle, et ce genre d’éléments fait cruellement défaut du côté du Kehrweg. Alors, le T1 espagnol d’Eupen choisit de prendre trois portiers plutôt qu’un jeune du cru, ce qui ressemble à un aveu de faiblesse concernant la formation locale.

Responsable sportif des U17 au U21 et coach des Espoirs la saison prochaine, Angel Cortes a connu  » l’avant  » et  » l’après  » Qataris en communauté germanophone.  » Ce sont deux projets différents « , pose-t-il.  » Mais l’idée reste quand même fort semblable : former un maximum de jeunes pour qu’ils atteignent l’équipe première. Avec Ingo Klein (l’ancien président, ndlr), c’était difficile avec les choix de recrutement. Avec Aspire, il y a l’Académie Aspire d’un côté et la nôtre de l’autre. Les deux doivent fournir l’équipe-fanion.  » Mais sur le dernier exercice, seuls Damien Mouchamps et, dans une moindre mesure, Christian Brüls (régional de l’étape devenu pro à Eupen en 2005) sortent de l’académie eupenoise.

Dans un noyau A où transitent à peu près 32 joueurs, 18 viennent d’Aspire, 12 d’ailleurs et 7 sont belges. Juste ce qu’il faut pour être dans les clous. Depuis une grosse dizaine d’années, et la création de l’Aspire Academy à Doha en 2004, le Qatar mise énormément sur le ballon rond. Il doit réussir sa Coupe du Monde 2022 et rentrer définitivement dans le business fleurissant du foot mondial. En 2008, le programme Football Dreams voit le jour pour développer un gigantesque réseau, notamment en Afrique. C’est via ces deux plates-formes que la majorité de l’effectif de la KAS se construit. Mais avec quel impact sur ses jeunes Belges ?

Même canevas de haut en bas

Près des Hautes-Fagnes, le pavillon qatari s’ouvre officiellement en juin 2012. Le virage s’effectue à 180 degrés. Sur tous les plans.  » On a multiplié par dix le budget pour les jeunes, qui est aujourd’hui de 800.000 euros. On va chercher des jeunes de la région. On considère que 50 kilomètres c’est le maximum pour effectuer les trajets « , présente Christoph Henkel, le directeur général. Les talents du cru bénéficient rapidement d’infrastructures flambant neuves.

À Eupen, les voix s’accordent pour parler d’une  » formation très bonne « , dispensée par  » des gens très bien « . Dès les U15, les jeunes s’entraînent cinq fois par semaine dans des conditions impensables sans l’apport d’Aspire, qui sauve d’abord un club au bord du gouffre financier.  » Heureusement qu’il y a Aspire. Sinon, le club aurait été très mal et n’aurait pas non plus retrouvé la D1 « , souligne Florian Taulemesse, attaquant français parti cet hiver après trois ans et demi d’amour avec les Pandas.

Le Barça, l’Espanyol, Mainz, Fribourg, l’Atalanta. Chaque année, les formateurs du club partent en stage à l’étranger. Ils pensent tous le même football.  » Nos idées sont les mêmes pour tout le monde, on a le même canevas. Quand je vais voir un éducateur en U13 ou en U14, on est sur la même longueur d’ondes « , atteste Cortes, qui rédige les préceptes de l’éducation eupenoise.

 » Notre formation a une philosophie basée sur la possession de balle. Avec l’arrivée de Josep Colomer, on a instauré les mêmes principes et les mêmes idées que le jeu espagnol, voire barcelonais, sur toutes les classes d’âge pour qu’il y ait une ligne directrice jusqu’à l’équipe première.  »

Chaque onze se place ainsi en 4-3-3,  » un système facile pour apprendre « . Entre des toros, des jeux de position et des petits matches, les jeunes répètent principalement les mêmes gammes durant leur parcours. Cortes, prophète :  » Il faut habituer l’enfant à un entraînement facile à comprendre. L’explication prend du temps. Je préfère que tout ce temps-là se passe plutôt avec un ballon dans les pieds.  »

Vases communicants avec le FC Eupen

Le 15 août 2015, Malmedy fête les 20 ans de son omelette géante. Parmi ses invités : l’ancien émir du Qatar. Il veut montrer la tendresse de son pays pour la région. Un an plus tôt, la KAS Eupen met en place un  » centre de perfectionnement régional  » pour promouvoir le football du coin. La KAS tend notamment la main à son rival d’hier, le FC Eupen, situé à 200 mètres du Kehrweg.

 » C’est un projet de notre initiative qu’on a mené à bout avec Aspire « , explique Ralph Thomassen, président de la coopération.  » Il permet de favoriser le libre-échange de joueurs entre les deux clubs. L’apport financier des Qataris a facilité les choses.  » Plus de 700 jeunes ont ainsi la possibilité de passer d’un côté à l’autre. La KAS a une équipe  » élite « , le FC  » prend tout le monde  » et fait plutôt office de réserve et de réservoir.

 » On serait très heureux d’avoir un joueur issu de la région qui soit notre meilleur élément. Mais ce n’est pas réaliste « , assure Henkel, visiblement démographe à ses heures perdues.  » 70.000 personnes vivent dans cette région quand, à Anvers, il y en a plus de 500.000…  »

En somme, Aspire donne une bonne leçon de diplomatie. Mais cette collaboration s’arrête après les U19. C’est là que la grosse sélection s’opère. Recrutés à 13 ans, les talents repérés par les Qataris en Afrique rejoignent une académie au Sénégal avant de rallier Eupen à leur majorité. La formation eupenoise rentre alors en concurrence avec celle d’Aspire. La première écume sa région quand la seconde écrème une large partie de l’Afrique. Il est aisé de deviner qui des deux sortira vainqueur.

 » Je tiens à démentir une information qui circule : les jeunes d’Aspire n’ont pas la priorité sur ceux d’Eupen. La qualité prime toujours « , intervient Cortes.  » Si les deux joueurs se valent, l’un des deux jouera mais ce ne sera pas obligatoirement un joueur d’Aspire « , abonde Henkel, qui évoque  » un mélange qui permet d’apprendre les uns des autres « . Sauf que, dans les faits, les jeunes estampillés Qatar reçoivent d’emblée un contrat, s’entraînent avec les pros et jouent automatiquement avec les U21 s’ils n’ont pas le niveau. Au club, on jure qu’Aspire  » n’impose rien « , ni personne.

Deux poids deux mesures

 » Je n’avais aucun avenir là-bas. Je n’avais sûrement pas les qualités nécessaires, mais ceux qui les ont, ils n’ont pas vraiment de reconnaissance. Ceux qui viennent sont obligés de jouer. On sait bien qu’ils ont la priorité sur les autres. Même l’entraîneur, on dirait qu’il n’a pas le choix « , glisse un ancien U21 du club. Par  » reconnaissance « , il faut entendre  » contrat « . Seuls deux éléments belges en ont un dans le noyau U21. Un groupe composé la saison dernière de trois Qataris.

Pour Aspire, l’idée est de les acclimater au haut niveau pour qu’ils soient les fers de lance de l’équipe nationale en 2022.  » Le club ne fait aucun effort avec ses U21. Ils arrivent à payer des joueurs comme Jeffren, mais nous, on n’avait même pas une prime de match « , souffle Ludwig Leclerq, Panda depuis les U11 partant pour Cointe, en D3 amateurs.

Sur le plan financier, les Espoirs eupenois ont deux petits avantages : pas de cotisation et une carte essence pour ceux qui viennent de loin. Rien d’alarmant dans un monde idéal, mais un modèle qui ne permet pas de conserver ses meilleurs éléments face à la politique agressive de ses concurrents. Henkel :  » On ne peut pas nous comparer avec Genk ou le Standard, on n’a pas la même histoire. On serait stupides de payer tout le monde. Si tu veux jouer chez nous, tu dois avoir le niveau. Quand tu l’as, que tu es en mesure de devenir pro, tu auras un contrat.  »

Pour les plus sceptiques, le DG allemand mentionne les exemples Clinton Mata, Christian Kabasele ou Enes Saglik. Des éléments déjà au club avant l’arrivée d’Aspire.  » On sait très bien que la porte de la première est fermée « , poursuit Leclerq.  » En fait, ils se servent juste de notre statut belge pour boucher les trous. Les coaches ne le disaient pas, mais on savait tous qu’on y arriverait jamais.  »

Chez les U21, quatre étrangers maximum peuvent prendre place sur le terrain. Les Belges font alors office de  » compléments « . Ce que réfute Christoph Henkel, moins Angel Cortes, qui vante la possibilité pour ces jeunes de  » devenir polyvalents  » et de participer à des entraînements de  » grande qualité  » avec la première :  » S’ils ont de la qualité, ils ont un avenir « . Traduction : un jeune Belge jouera s’il est clairement au-dessus du lot. Et s’il reste, bien sûr.

Une sorte de plate-forme

Dans l’effectif actuel, seul Damien Mouchamps réussit pour le moment à dénouer les mailles des filets du monde pro. L’attaquant de 21 printemps vient de rempiler pour un an, après avoir trouvé un accord plutôt salarial que sportif avec ses dirigeants.  » Le club ne peut pas me garantir plus de temps jeu avec le projet mis en place. C’est normal. Je prends ça comme un challenge « , dit-il.

 » Il montre que les jeunes Belges de notre formation ont leur place en équipe première « , se félicite Henkel. Mouchamps, au club depuis les U15, reste le seul symbole auquel les talents eupenois peuvent s’identifier. Mais un symbole qui, sur la totalité de la saison 2016/2017, dispute 18 minutes. Toutes à Anderlecht, en décembre.

 » On est une sorte de plate-forme. Ça me dérange très fort. On donne de l’ADN à des jeunes pour les voir partir… Je suis content de les voir réussir, c’est le plus important. Mais ils le font trop souvent ailleurs « , finit par avouer Cortes. Alors la KAS Eupen se retrouve plutôt à former des jeunes pour des clubs de D2 ou de D3.  » On ne les laisse pas tomber, on les accompagne.  »

Quand la marche est trop haute, c’est-à-dire pour la plupart, les Belges prennent souvent la direction de La Calamine, de Sprimont ou du RFC Liège. Ceux qui décident de rester le font plutôt pour se montrer, faute de mieux, avant de partir.  » Le message n’est pas facile à passer. Le problème, c’est que les jeunes d’aujourd’hui sont impatients. Il faut aussi rappeler qu’on jouait notre survie en D1. C’est difficile d’intégrer des jeunes dans ce contexte.  »

En interne, on s’inquiète également de l’après 2022 et d’un retrait d’Aspire suite à la Coupe du Monde qatarie. Comme le révèle L’Avenir, le programme Football Dreams prend fin et connaît sa dernière génération de talents. Ces derniers atteindront justement la majorité dans cinq ans. Trois nouveaux viennent déjà de rejoindre le Kehrweg : un Ghanéen, un Costaricien et un Sénégalais.

 » Je n’ai pas de plan pour ce qui va se passer dans quatre ou cinq ans, je ne peux pas prédire le futur. Je sais qu’on continuera quoi qu’il arrive « , s’agace Henkel.  » La Coupe du Monde n’est pas la raison pour laquelle Aspire est venu à Eupen.  » Non, c’est vrai. Dans le coin, les omelettes sont bonnes.

PAR NICOLAS TAIANA – PHOTOS BELGAIMAGE

 » A Eupen, on se sert juste de notre statut belge pour boucher les trous.  » Ludwig Leclerq, ex-Eupenois parti à Cointe

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